L’Épouvante/Chapitre VII
En sortant du bureau de poste, Onésime Coche reprit possession de lui-même. Depuis trois jours, il n’avait rien, rien vu, rien appris que l’angoisse d’un homme traqué. C’était là, non du reportage, mais de la littérature. Alors qu’il aurait tout voulu savoir, il ignorait tout, et comprenait que l’ignorance devait être, pour un vrai coupable, un grave motif d’énervement. De plus, détail qui avait sa valeur, il n’avait pas changé de linge ; son faux col douteux le gênait ; ses manchettes étaient sales, il se sentait mal à son aise. À sa gêne morale s’ajoutait une gêne physsique. Il résolut d’aller chez lui, après l’extinction du gaz pour ne pas être vu par la concierge, et, vers minuit, s’arrêta devant sa porte. Javel, qui s’était rapproché doucement, eut en le reconnaissant un sourire de triomphe. La bête venait se prendre au piège. Il reprit sa faction, ne perdant pas de vue l’entrée. Des agents le voyant regarder la maison avec insistance lui dirent, bourrus :
— Qu’est-ce que vous attendez là ?
Il répondit, presque sans détourner la tête :
— « Sûreté », et leur montra sa carte. Au bout d’une demi-heure, Coche n’était pas redescendu. Javel pensa :
— Aurait-il l’audace de coucher chez lui ?… Après tout, s’il n’est pas coupable, si son départ n’est lié en aucune façon à l’affaire, cela n’a rien de surprenant. Il est entré avec le patron dans la chambre du boulevard Lannes et peut fort bien avoir laissé tomber les bouts de papier… Pourtant, pourtant…
Un tel désir, un tel besoin de savoir le tenaillait, qu’il ne sentait plus le froid. Les passants devenaient de plus en plus rares et le guet n’en était que plus facile. Il marchait de long en large, sûr que le journaliste ne pourrait plus sortir sans qu’il le vît. Vers deux heures, la porte s’ouvrit enfin. Coche demeura un instant immobile, et referma sans bruit. Javel le vit hésiter, puis faire un pas, regarder à droite et à gauche, et enfin partir, droit devant lui. Il lui laissa prendre quelques mètres d’avance, et se mit en marche à sa suite. Ils descendirent ainsi jusqu’aux boulevards, gagnèrent les quais par la rue de Richelieu et traversèrent la Seine.
— Du diable si je sais où il m’emmène, murmura Javel en le voyant remonter dans la direction de la place Saint-Michel ; mais où qu’il aille je ne le lâcherai pas avant de l’avoir couché.
Coche prit le boulevard Saint-Michel et s’arrêta près du Luxembourg, semblant s’orienter.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? pensa Javel. Il connaît sûrement le quartier… et il a l’air de ne pas savoir ce qu’il veut…
Et il ajouta à mi-voix :
— Allons, mon vieux, c’est l’heure de te coucher…
Juste au même moment, Coche se tourna vers lui. Leurs regards se croisèrent. Javel ne bougea pas, mais Coche tressaillit et repartit, d’un pas plus rapide, dans la direction de l’Observatoire. Le boulevard était désert, et le policier regardait sur le trottoir, sec et tout blanc, fuir l’ombre du journaliste. Cette course vers un but inconnu l’énervait. Il commençait à sentir la fatigue, le froid. Par instants il éprouvait la tentation de sauter sur Coche et de lui mettre la main au collet. Mais, s’il était innocent, quelle faute ! c’était la révocation, le scandale ! Il continuait donc à marcher, les poings serrés, mâchant sa rage. Coche finirait bien par entrer dans une maison, et il lui faudrait encore attendre, jusqu’au jour, par cette nuit glaciale, avec le ventre creux, les pieds gelés et les doigts engourdis. Tout à coup, une voix, derrière lui, fit doucement :
— Bonjour Javel.
Il se retourna et reconnut un collègue de la Sûreté. Du coup, la gaîté lui revint. Il mit un doigt sur ses lèvres, entraîna son camarade par le bras, et lui dit très bas :
— Chut ! méfiance…
— Tu as quelque chose ?
— Oui, là devant nous, à vingt mètres…
— Sérieux ?
— Tu parles !… Je crois que je tiens… Mais je ne peux pas te le dire pour l’instant. Écoute, si tu n’es pas trop fatigué, je te propose une affaire. Prends mon homme en filature, il y a peut-être quelque chose de tout premier ordre…
— Et on ne peut pas savoir ?…
— Pas maintenant. Dans quelques heures, ce matin… Moi, je suis éreinté, et puis, je crois que le client m’a vu et que je suis brûlé. Il ne se méfiera pas de toi. Ça va ?
— Peuh ! fit l’autre, si ça te rend service ! Tu veux que je le couche…
— D’abord ; ensuite que tu ne lâches pas sa porte. Demain matin, à dix heures, fais-moi prévenir de l’endroit où il aura fini sa nuit, et de celui où je peux venir te relever. Je serai devant le 16 de la rue de Douai. Mais pour l’amour de Dieu, ne le lâche pas d’une semelle. Jamais nous n’aurons peut-être de plus belle partie à jouer… et tu auras ton morceau de gâteau, je te le garantis, si ça réussit…
— Tout ça, c’est bien gentil, mais je voudrais savoir tout de même…
— Eh bien, fit Javel, sentant que son camarade hésitait, et qu’il fallait jouer franc jeu pour ne pas risquer de tout perdre, eh bien, je file probablement l’assassin du boulevard Lannes.
Il n’était pas certain le moins du monde que Coche fût coupable, mais il se rendait compte que s’il hésitait, l’autre refuserait peut-être de marcher. L’appât d’une telle capture suffit à décider le policier qui dit encore, tant la chose lui paraissait formidable :
— Tu es sûr ?
— Sûr, répondit Javel avec autorité. Tu vois que cela vaut le dérangement.
— Tu peux compter sur moi. Je le tiens bien.
— Et surtout, pas de gaffe. Le bougre a de l’œil et des jambes…
— Moi aussi.
— À dix heures, quelqu’un aux nouvelles, 16, rue de Douai ?
— Compris…
Javel fit demi-tour et redescendit vers l’intérieur de Paris. Il était tranquille. Coche ne lui échapperait pas, et s’il s’était trompé, nul, sauf le camarade intéressé à présent au même titre que lui à ne pas ébruiter l’affaire en cas d’insuccès, ne connaîtrait l’emploi de sa nuit.
Depuis le Luxembourg, Coche n’avait plus tourné la tête. Il allait devant lui, au hasard, plus averti du danger par son instinct que par le regard échangé avec le policier. Par instants, il ralentissait sa marche pour mieux entendre le bruit de ce pas qui se mesurait sur le sien. Une seconde, lorsque les deux policiers s’étaient rencontrés, il s’était cru sauvé. À ce moment, s’il avait trouvé une rue transversale, il aurait fui à toutes jambes, mais bientôt le bruit de pas lui était parvenu, plus net, et il avait compris que deux hommes au lieu d’un étaient à sa poursuite. Il retrouvait dans sa course des angoisses pires que celles de la nuit du crime, quand il remontait seul le boulevard désert. La même peur de l’inconnu le tenait, le même silence que rien ne traversait, emplissait ses oreilles ; plus le terrain s’allongeait au-devant de lui, plus il se hâtait et moins il croyait avancer. Il sentait des regards peser sur sa nuque, devinant les voix chuchotantes, comme si l’imperceptible frisson qu’elles mettaient dans l’air était arrivé en ondes sonores jusqu’à lui. Son excitation nerveuse était telle, qu’il serra la crosse de son revolver, résolu à faire brusquement demi-tour et à tirer. Seule, une pensée, vraiment extraordinaire, l’empêcha de commettre cet acte insensé : la peur de ne trouver personne devant lui, et de se rendre compte qu’il était halluciné.
La folie lui était toujours apparue comme un spectre effrayant, et l’idée qu’il lui faudrait se rendre compte d’une défaillance de sa raison, l’épouvantait. Or, il sentait qu’il n’était plus maître de lui, et que l’horrible peur s’installait dans son cerveau, paralysant sa volonté, faussant son jugement. Bientôt la fatigue l’envahit, cette fatigue brusque, qui coupe bras et jambes, contre laquelle on sent qu’on ne pourra lutter, qui vous met du plomb aux semelles, et fait tout oublier, chagrins, périls, remords. Il titubait, pris d’un besoin de sommeil impérieux, torturant comme la faim, comme la soif. Les dents serrées, l’épouvante à la gorge, il se répétait :
— Avance… Avance…
Tout au bout de l’avenue d’Orléans, près de la barrière, il aperçut la lanterne ronde d’un hôtel. Il sonna, attendit, appuyé contre le mur, que la porte s’ouvrit, demanda une chambre, se jeta tout habillé sur son lit, sans même prendre la précaution de fermer le verrou ni de tourner la clef, et s’effondra dans le sommeil comme on s’effondre dans la mort.
Deux minutes plus tard, le policier qui se souciait peu de finir sa nuit à la belle étoile, sonnait à son tour, et, de l’air le plus naturel du monde, disait au garçon :
— Donnez-moi une chambre à côté de celle de mon ami qui vient d’entrer. Quand il s’éveillera, vous me préviendrez, mais ne lui dites pas que je suis là. Je lui fais une blague…
Il monta l’escalier à pas de loup, et, le garçon sorti, colla son oreille à la muraille. La respiration de Coche était pesante et cadencée. Alors, il s’étendit sur son lit, et, sûr de ne pas le manquer, s’endormit à son tour.
Cette nuit-là, Coche rêva qu’il était dans une prison, et qu’un gardien surveillait son sommeil : la réalité se rapprochait étrangement du rêve. Depuis quelques heures, il avait cessé d’être libre pour n’être plus qu’une bête traquée qui, peu à peu, allait sentir se rétrécir tout autour d’elle, le cercle infranchissable des limiers…
À 8 heures du matin, Javel reprit sa faction devant le 16 de la rue de Douai. Il aurait pu monter tout simplement chez Coche, et parler à la femme de ménage ; il préféra éviter la concierge, et attendit sur le trottoir qu’elle sortît. Comme il est sans exemple qu’à Paris une concierge demeure plus d’une heure dans sa loge, surtout le matin, à l’heure où les cancans s’éveillent, il était sûr de pouvoir bientôt passer sans être vu. Quelques minutes plus tard, en effet, la concierge sortait. Il en profita pour entrer. Il ignorait à quel étage demeurait le journaliste, mais ce léger détail ne l’arrêta pas, et, sonnant à la première porte venue, il demanda :
— M. Coche, s’il vous plaît ?
— Ce n’est pas ici, c’est au quatrième.
— Je vous demande pardon…
Au quatrième, une vieille femme vint lui ouvrir :
— Monsieur est là ? fit-il du ton d’un homme qui pose cette question pour la forme, certain qu’à pareille heure « Monsieur est là ».
— Non, Monsieur…
Il sourit :
— Dites que c’est moi… il me recevra sûrement… Vous n’aurez qu’à faire passer mon nom, Monsieur…
— Mais, je vous assure que Monsieur n’est pas là.
— J’aurais cru… C’est bien ennuyeux… Vous ne savez pas quand il rentrera ?…
La femme leva les bras :
— Je ne sais plus maintenant. Voilà quatre jours qu’il est parti… Il peut rentrer d’un moment à l’autre, comme il peut ne pas rentrer.
— C’est que, murmura Javel, j’aurais bien besoin de le voir…
— Qu’est-ce que vous voulez ? fit la femme, entrez… peut-être il va revenir…
— Oui… je vais attendre un instant.
Il pénétra dans le cabinet de travail et s’assit, se demandant comment il pourrait engager la conversation. Mais il n’eut pas à faire le moindre effort d’imagination. La femme de ménage se chargea de tout, et sans qu’il lui posât la moindre question, répéta :
— Oui, voilà quatre jours qu’il n’est pas rentré. C’est drôle, vu que d’habitude il ne s’absente jamais sans prévenir. Il y a là pour lui des lettres, des dépêches ; des personnes le demandent, et on ne peut pas les renseigner…
— Peut-être est-il allé dans sa famille ?
— Oh ! sûrement non. Sa valise est là… et puis, il est parti drôlement…
— Vous l’avez vu partir ?
— Non. Quand je suis arrivée ici le matin, j’ai trouvé le lit défait, ses habits de soirée sur une chaise… J’ai tout rangé, nettoyé. Comme d’ordinaire il ne sort jamais avant onze heures, ça m’a bien un peu étonnée ; en rentrant chez moi, pour déjeuner, je ne sais pas pourquoi, ça me trottait par la tête et vous ne savez pas quelle idée m’est venue ?… (il faut vous dire qu’une fois déjà, il était parti comme ça de très bonne heure, pour aller se battre en duel) je me suis dit que c’était peut-être bien ça, encore…
— Oh ! croyez-vous ?… Je l’aurais su…
— À présent, je dis comme vous. Mais sur le moment, ce qui me faisait croire, c’est qu’on aurait dit qu’il s’était disputé. Lui, d’habitude si soigneux, vous savez bien, puisque vous êtes son ami…
— Oui, oui, s’empressa de répondre Javel, très soigné…
— Eh ! bien, son plastron était taché de sang et…
— Et ? fit le policier prodigieusement intéressé…
— Le poignet de sa chemise était tout froissé, déchiré, et il avait perdu un de ses boutons de manchettes, un de ses boutons… qu’il y tenait tant…
— Ses boutons en or avec des turquoises ?
— Je ne sais pas comment ça s’appelle…
— Enfin ?… dit Javel, bégayant presque de joie.
— Des petites pierres bleues…
— C’est ça. Eh ! bien, la boutonnière était arrachée, et le bouton manquait, alors vous vous seriez dit comme moi qu’il s’était disputé, vu que c’était un bon garçon, mais…
Javel s’empressa d’interrompre la vieille femme. Tout ce qu’elle pouvait dire maintenant était sans intérêt, auprès de ces deux déclarations formidables : du sang sur la chemise, et surtout la disparition d’un bouton, dont la description répondait à celle du bouton trouvé dans la chambre du crime !
Mais encore la chose lui semblait si prodigieuse, le hasard avait l’air de tout préparer pour lui avec une telle complaisance, qu’il voulut voir et savoir tout de suite. Aussi, dit-il, feignant l’étonnement :
— Êtes-vous sûre ?…
— Comment si je suis sûre ? Puisque vous connaissiez ses boutons, vous allez juger. J’ai gardé la chemise tout exprès, dans le cas qu’il ne s’en serait pas aperçu, et qu’il aurait cru, que moi, je l’aurais perdu. Je vais vous montrer.
Elle passa dans la chambre à coucher, mais à peine y était-elle entrée, qu’elle s’écria :
— Ah ! ça, par exemple, c’est trop fort ! il est venu depuis hier et il a changé de linge ! L’armoire est toute sens dessus dessous… Tenez, dans le panier, voilà sa chemise de flanelle ; elle n’y était pas hier…
— Diable, songea Javel, est-ce que par hasard, en venant cette nuit, il aurait fait disparaître la chemise maculée de sang et le bouton de manchette ? Je sais bien que la vieille serait toujours là pour reconnaître celui que nous avons, mais ce serait moins net, et moins brillant surtout…
Il la suivit dans la chambre à coucher, tout en murmurant :
— Qu’est-ce que vous dites là ?… qu’il a changé de linge ici, hier ?…
— Et je suis bien sûre de ce que je dis… Voilà sa chemise de flanelle qu’il ne met que pour le matin ; hier, il n’y avait dans le panier de linge que la chemise de soirée, avec sa tache de sang… là… et son poignet déchiré ici… Quant à l’autre bouton de manchette que j’ai retiré, il est… sur la cheminée… vous voyez que je ne vous mens pas…
On aurait mis entre les mains du policier la plus admirable des pierres précieuses, qu’il l’eût contemplée avec moins de joie, d’amour, que ce bijou sans valeur. Il le tournait, le retournait, et plus il le maniait, plus il le frôlait de ses doigts tremblants, plus son œil s’allumait de plaisir, plus la certitude s’établissait en lui, qu’il était identiquement pareil au bijou ramassé boulevard Lannes.
Ainsi, en moins de vingt-quatre heures, guidé par un chiffon de papier portant des lettres sans suite, il était parvenu à éclaircir ce mystère qui paraissait indéchiffrable ! Tant qu’il n’avait eu contre Coche, que le morceau d’enveloppe, il n’avait pas osé formuler son soupçon. Mais, là, le doute n’était plus possible. Tout apparaissait avec une netteté extraordinaire. La tache du plastron ? Du sang qui avait rejailli ! la manche déchirée, le bouton arraché ?… Tout dans la chambre du meurtre n’indiquait-il pas que le vieillard s’était défendu désespérément, qu’il y avait eu lutte, corps à corps ?…
Une seule chose, demeurait louche, inexplicable : l’attitude de Coche depuis la découverte du crime, son sang-froid souriant, son désir de revoir, avec le Commissaire, le corps de la victime – sa victime ! Enfin, comment expliquer qu’un garçon tranquille, heureux, honorable, soit devenu subitement un voleur, un criminel !… À moins d’admettre la folie… Mais, cela n’était plus de son ressort. Sur un indice que d’autres avaient jugé sans valeur, il n’avait pas craint de partir en campagne, et la piste sur laquelle il s’était engagé l’avait conduit au but avec une rapidité surprenante : il n’en demandait pas davantage. Dans une heure, l’affaire serait terminée, Coche serait arrêté, bouclé… à moins que le camarade ne l’ait laissé filer… À cette seule pensée, une rage lui traversa l’esprit, et, pour se rassurer lui-même, il se répéta :
— Ce n’est pas possible. Il n’a pas fait ça !
Maintenant qu’il savait tout ce qu’il pouvait savoir, il était trop impatient d’avoir des nouvelles de celui qu’il considérait déjà comme son prisonnier, pour continuer à bavarder une minute de plus avec la vieille. Il regarda sa montre et dit :
— Je ne peux plus l’attendre. Je m’en vais, mais je reviendrai…
Et, en prononçant ces mots : « Je reviendrai », il sourit malgré lui, trouvant un charme étonnant à exprimer cette pensée si simple, et cependant si lourde de menaces. Sous la voûte, il croisa la concierge, mais ne s’arrêta pas. Quand il arriva dans la rue, il était exactement neuf heures et demie. Un homme faisait les cent pas. Aussitôt qu’il le vit l’homme vint à lui, et dit entre les dents :
— Javel ?…
— Parfaitement, fit le policier, et il ajouta :
— Où est-il ?
— À l’hôtel qui fait le coin de l’avenue d’Orléans et du boulevard Brune… Avec le camarade.
— Très bien. Saute dans un fiacre, va les rejoindre, et retenez-le pendant une heure. Au besoin, n’hésitez pas à lui mettre la main au collet. Je prends tout sur moi, ne craignez rien, tout va bien.
L’homme partit. Javel monta en voiture, donna l’adresse du Commissariat, et, rassuré, triomphant, se frotta les mains. Pour l’instant, il n’entrait dans sa joie aucun espoir de gratification ni d’avancement. Il était pris par le seul plaisir du succès, par un plaisir neuf, désintéressé, et se sentait envahi d’un orgueil tel qu’il n’eût pas cédé son secret pour une fortune.
En arrivant, il trouva dans l’escalier un camarade qui lui glissa :
— Monte vite. Le patron t’attend. Je crois qu’il va te raconter quelque chose.
Javel haussa les épaules et répondit, sans se presser :
— Ça va… ça va…
Il s’attendait à une réprimande pour avoir quitté son service sans prévenir, et sans chercher les ordres. Les événements avaient pris une tournure telle qu’il n’avait eu ni le temps, ni l’idée, de prêter la moindre attention à ces détails. Bien plus, il ne lui déplaisait pas d’être mal reçu : il ménageait ainsi un effet plus certain à la nouvelle qu’il apportait. Aussi, lorsqu’il fut devant son chef, laissa-t-il passer l’orage sans l’arrêter par la moindre protestation.
Le Commissaire était d’autant plus nerveux qu’un juge d’instruction venait d’être commis pour suivre l’affaire, et qu’il allait se trouver dans l’obligation de lui transmettre un commencement d’enquête ridiculement pauvre. Il saisit donc l’occasion de faire retomber sa colère sur quelqu’un.
Il était vraiment extraordinaire qu’un inspecteur en prît ainsi à son aise ! Qui avait donné à Javel l’autorisation de ne pas revenir ? Il l’avait chargé d’une mission, et Javel se permettait de donner simplement un coup de téléphone ! Si pourtant il avait eu besoin de lui ?… Et il en avait eu besoin… Les autres inspecteurs étaient occupés ; il comptait sur lui, l’avait attendu jusqu’à huit heures. Si à ce moment il avait eu un homme sous la main, il tiendrait peut-être la bonne piste maintenant. Qu’avait-il à dire à cela ? Quelle explication, quelle excuse pouvait-il donner de son sans-gêne ?
— Monsieur le Commissaire, dit enfin Javel, en choisissant ses mots, vous pensez bien qu’il a fallu un motif grave pour m’empêcher de faire mon service, comme vous désirez qu’il soit fait. Ce motif, le voici : Suivez-moi ; dans moins d’une heure, je vous aurai montré l’assassin du boulevard Lannes, et vous n’aurez plus qu’à l’arrêter. Vous voyez que je ne me suis pas amusé cette nuit, et, quant à votre piste — à moins qu’elle n’ait été la même que la mienne — je puis vous garantir qu’elle ne valait rien.
Le Commissaire l’écoutait bouche bée. La nouvelle lui paraissait tellement invraisemblable, qu’il se demandait si l’inspecteur ne se moquait pas de lui, et qu’il lui dit, plutôt pour être sûr d’avoir bien entendu, que par manque de confiance dans sa perspicacité :
— Répétez-moi ce que vous venez de me dire ?
— Je vous répète que je tiens l’assassin du boulevard Lannes, et que dans une heure vous le tiendrez, vous aussi.
— Enfin, comment en êtes-vous arrivé ?…
— Écoutez, Monsieur le Commissaire, si sûr que je sois de mon fait, il n’y a pas de temps à perdre : mieux vaut tenir que courir : partons. En route je vous donnerai tous les détails que vous voudrez. Pour l’instant, je vais vous en fournir un qui n’est ni le moins surprenant, ni le moins décisif : l’homme qui a tué le vieux du boulevard Lannes, l’homme que j’ai filé toute la nuit, l’homme qu’un camarade a couché avenue d’Orléans et qu’il garde à cette heure, l’homme enfin que vous allez arrêter de ce pas se nomme Onésime Coche.
— Êtes-vous fou ? s’écria le Commissaire.
— Je ne pense pas… et, quand je vous aurai dit que le bouton de manchette trouvé près du cadavre a son frère jumeau sur la cheminée d’une maison portant le numéro 16 de la rue de Douai, vous reconnaîtrez comme moi, qu’il ne sera pas sans intérêt de demander à M. Coche Onésime, ce qu’il faisait dans la nuit du 13.