EN CANTONNEMENT

UN DEUXIÈME CHAPITRE
DE L’HISTOIRE DES FUSILIERS MARINS[1]




I. — LA NUIT DU 10 NOVEMBRE

Pouvions-nous conserver Dixmude ? Le commandement ne s’était-il pas trop hâté de couper les ponts, et l’entrée en ligne de nouvelles forces n’aurait-elle pas fait changer de camp à la fortune[2] ?

La ville était tombée, mais le secteur Nord de la défense s’était ressaisi, et toute contre-offensive vigoureuse qui fût partie du Haut-Pont l’eût trouvé prêt à l’appuyer. Il semble bien que le commandement ait connu trop tard la situation exacte de ce secteur, auquel il n’était pas relié téléphoniquement et qui n’avait pu faire parvenir jusqu’à lui un seul de ses hommes de communication[3] : la colonne allemande qui s’y était introduite par le pont romain, en capturant sur sa route l’ambulance du docteur Guillet et en démolissant la réserve du commandant Rabot, avait été enfoncée presque aussitôt par la colonne d’Albia, les abords du canal nettoyés, les mitrailleuses belges de la route de Beerst remises en action, les tranchées organisées et renforcées d’un rang de tireurs dans les chemins de ronde pour répondre à l’éventualité d’une attaque combinée[4]. Mais, ni au Nord, ni au Sud, l’ennemi ne revint sérieusement à la charge[5]. Les compagnies Bérat, de Nanteuil, Baudry et Cantener, ou ce qui en restait, demeurèrent sur leurs nouvelles positions jusqu’à sept heures du soir et ne se résignèrent à les quitter que quand tout espoir d’une contre-offensive fut perdu. Quelque quinze cents mètres les séparaient de l’Yser : elles mirent cinq heures à les franchir, et il est vrai qu’elles emportaient leurs blessés et tout leur matériel. « Le ciel est couvert, écrit dans son journal le lieutenant de vaisseau Cantener, qui avait pris le commandement au titre de plus ancien en grade. Pas de lune. » Mais le lieutenant de vaisseau Bérat avait reconnu le terrain la veille ; puis une ferme rougeoyait dans l’Ouest, phare primitif comme ces bûchers qui brûlaient autrefois sur les caps pour guider les navigateurs. On marchait à la file, dans le plus grand silence, et les blessés eux-mêmes étouffaient leurs gémissemens. Enfin, les communications n’étaient pas complètement rompues, et la chance voulut qu’il restât sur l’Yser, à Toom, une dernière passerelle volante. Ainsi les circonstances, la connaissance des lieux, l’habileté du commandement, le sang-froid et la discipline des élémens, qui avaient pour consigne de ne répondre à aucun coup de fusil et de ne servir l’ennemi qu’à l’arme blanche, tout favorisa l’écoulement de cette longue colonne d’hommes manœuvrant dans l’obscurité, à travers un inextricable lacis de buissons, de poches d’eau et de clôtures barbelées. Un tiers seulement de l’effectif du secteur manquait à l’appel. Sur 850 hommes, le capitaine Cantener en ramenait dans nos lignes 480, tant valides que blessés. La brigade, qui les croyait détruits jusqu’au dernier, regardait avec stupeur défiler dans la nuit ces revenans. « À une heure et demie du matin, écrit un des officiers de la compagnie Bérat, l’enseigne P…, nous dormions loin du feu, dans la paille d’une grange[6]. »

Mais, si Dixmude pouvait être sauvée, ce qui, en tout cas, eût exigé de lourds sacrifices, il n’est pas aussi certain que Dixmude dût être sauvée, et la décision de l’amiral, conforme à la nouvelle tactique de l’état-major, semble avoir reçu l’approbation de tous les esprits compétens. La bataille de l’Yser, engagée depuis le 15 octobre, prenait de plus en plus, de notre côté, le caractère d’une bataille défensive ; sur tout le front septentrional, d’Arras à Nieuport, l’ennemi essayait de percer dans la direction du détroit : Kales ! Kales ! criaient en chargeant Wurtembergeois et Bavarois. Pendant quatre mois, leurs masses énormes rouleront avec le même cri sauvage vers cette Jérusalem des espérances teutonnes sur la Manche. Et, pendant quatre mois, la tâche des armées alliées consistera uniquement à leur opposer un « mur d’acier. » Dans ces conditions, avec un flanc désormais à l’abri de toute surprise, largement couvert par trente kilomètres de zone inondée, quel intérêt pouvait bien présenter encore pour nous la possession d’un saillant aussi frêle, aussi instable que Dixmude ? Même si l’ennemi ne nous l’avait pas disputée, n’eût-il pas mieux valu couper délibérément cette « excroissance, » rectifier notre front et l’adapter à la configuration hydrographique du terrain ? La plupart des forteresses et des camps retranchés ont été emportés sans résistance, au cours des diverses offensives allemandes : les vrais réduits, qui n’ont pas cédé, sont ceux dont quelque filet d’eau avait fait tous les frais et qui n’étaient défendus que par une ceinture flottante et des palissades de roseaux.

C’est à ces raisons vraisemblablement que se rendit l’amiral en ordonnant l’évacuation de Dixmude. La guerre d’usure, la guerre de sape et de mine, commençait : les cavaliers eux-mêmes vidaient l’arçon ; le front s’ensevelissait. La brigade devait suivre l’exemple et, sans quitter la région de l’Yser, tantôt à la boucle médiane, tantôt à l’embouchure du petit fleuve tragique qu’on franchissait, au soir des grandes tueries, sur des ponts de cadavres, se terrer à son tour, gratter la glaise et plier à une besogne de taupe sa frémissante activité.

Une dernière raison empêchait peut-être l’amiral de vouloir conserver Dixmude, raison qu’il est permis de faire connaître aujourd’hui : le défaut de munitions. Le groupe de 75 qui était en batterie à Caeskerke, au point de jonction des deux lignes de la voie ferrée, avait dû se retirer, « ses coffres vides. » Ainsi s’expliquait le silence de nos canons pendant ces lugubres journées du 9 et du 10 novembre où la brigade resta exposée à un feu incessant de toute l’artillerie ennemie. Dixmude était évacuée que le feu continuait toujours. Il ne s’arrêta pas de toute la nuit : les tranchées de l’Yser, les maisons des abords du Haut-Pont, Caeskerke et sa gare reçurent le plus gros de l’averse. Non seulement nos ambulances régimentaires, mais toutes les fermes, toutes les granges, toutes les caves étaient pleines de blessés[7]. Vainement le service sanitaire se prodiguait sous la direction du docteur Petit-Dutaillis, médecin-major du 1er régiment, dont un shrapnell avait traversé le maxillaire supérieur quelques jours auparavant[8]. La tête bandée, le vaillant docteur courait de l’ambulance du docteur Le Marc’hadour à celle du docteur Taburet. Même encombrement dans l’une et dans l’autre : on n’y pénétrait qu’en « enjambant des brancards, » sur une litière de pansemens individuels et d’effets ensanglantés. Dans l’ambulance du docteur Le Marc’hadour, la plus rapprochée du Haut-Pont, « un officier des équipages, le flanc ouvert par un éclat d’obus, agonisait, et un jeune enseigne, assez gravement touché, serrait en souriant la main que lui tendait le commandant Delage. » Peut-être l’enseigne Thépot, dont c’était le premier combat, ou l’enseigne de Lorgeril, dont c’était le dernier…

— Docteur, dit le commandant, aujourd’hui nos pertes sont lourdes.

« Dans la bouche de notre vénéré « colonel, » qui n’énonçait jamais que le plus parfait optimisme, ces paroles, observe le docteur Petit-Dutaillis, prenaient une signification spéciale. »

Le pis est qu’on ne savait comment évacuer les blessés. Nos voitures d’ambulance qui, pendant toute la journée, avaient fait la navette entre Forthem et Caeskerke, ne se décidaient pas à revenir. Égarées ou perdues, on l’ignorait. Disparues aussi, ces souples et confortables autos de l’ambulance anglaise qui nous avaient rendu tant de services au cours du siège et que pilotaient depuis le 20 octobre les mêmes « jolies » chauffeuses « en kaki des plus impressionnans, guêtres de cuir, pantalons bouffans, redingote de chasse…, le tout assaisonné de beaucoup de grâce et de gaieté. » De beaucoup de courage surtout. Dans maints carnets de la brigade, au tournant d’un feuillet jauni, taché de boue et de sang, passe, comme dans une échappée shakspearienne, la vision furtive de ces Rosalindes du volant, impassibles sous les balles et qui, à la minute critique, bondissaient sur la ligne du feu, chargeaient nos blessés et repartaient en coup de vent. Pour ne rien cacher, leur « équipement » masculin avait d’abord fait un peu sourire les hommes, jusqu’au jour où, conquis par tant de bravoure, ils nommèrent l’ambulancière-major, miss Dorothée F…, fusilier honoraire du 1er régiment, et lui décernèrent le ruban de leur formation qui orne depuis son bonnet. Mais miss Dorothée et ses jeunes amies, manquant pour la première fois d’à-propos, s’étaient portées, ce soir-là, sur un autre point du front. Un médecin de la division belge eut enfin pitié de notre embarras : se rendant aux prières du docteur Petit-Dutaillis, il promit de nous venir en aide, bien qu’il eût l’ordre formel de « ne pas exposer ses voitures. » S’était-il engagé à la légère ? La nuit s’avançait, les autos belges n’arrivaient pas. Et le bombardement redoublait.

« L’attente fut longue, écrit le docteur Petit-Dutaillis. Sur une chaise, Le Marc’hadour, exténué, s’était endormi d’une pièce ; son aide Arnould s’occupait des blessés de la grange voisine ; le bon aumônier Pouchard, la tête dans une main, conversait avec Dieu. Des obus de campagne, vomis par une batterie allemande amenée non loin du pont, passaient en sifflant devant notre porte, puis détonaient un peu plus loin ; sur le pavé, sur nos murs, les balles grêlaient ; et, dans les champs voisins, les dernières marmites de la fête s’écrasaient. Nous attendions celle qui, en toute probabilité, devait nous rendre visite, quand, dans un moment d’accalmie, cinq autos d’ambulance belge lancés à toute allure s’arrêtèrent devant le poste. Comment, sur cette route balayée d’obus, ont-ils pu être chargés sans lumière et arriver à Forthem sans accident ? Comment avons-nous pu nous porter de ce poste de secours avancé sur le second avec tout notre matériel à des d’homme ? Comment de ce point Arnould put-il encore aller relever les derniers blessés signalés dans les tranchées de l’Yser et que nous enfournâmes dans une voiture à chevaux quérie à quatre kilomètres de là ? Comment, avec ce dernier convoi, pus-je regagner mon ambulance régimentaire, sous une pluie incessante d’obus qui maintenant nous prenaient de flanc et durant tout le jour avaient défoncé la route, tout cela sans avoir aucune perte à déplorer ? » Le docteur Petit-Dutaillis se le demande encore, mais il ajoute, — et c’est peut-être une explication à ses yeux, — que « le bon abbé Pouchard » ne l’avait pas quitté d’une semelle au cours de ce miraculeux transbordement.


II. — L’ADIEU À DIXMUDE

« Mon cher oncle, écrira le 18 novembre l’enseigne de Cornulier-Lucinière[9], veuillez m’excuser si je vous ai adressé voici quelques jours une missive de forme peu correcte. Nous venions de terminer une journée qui nous avait coûté beaucoup de monde et une position importante, et je ne voyais que deux alternatives : ou bien la reprendre [par] une offensive qui aurait sans nul doute achevé la destruction de mon bataillon, ou bien subir un nouvel effort allemand qui, vu notre état d’affaiblissement et l’ordre de se maintenir coûte que coûte, valait pour votre neveu la bonne croix de bois. Aucune de ces éventualités ne s’est produite ; les Allemands ont manqué de souffle et nous ont laissés nous reformer… »

En quatre lignes, qui pourraient lui servir d’argument, voilà résumé l’épilogue du drame. Mais l’ennemi ne s’est pas résigné du premier coup à cette défaite de ses espoirs. Tous les jours qui vont suivre la prise de Dixmude, et la nuit comme le jour, jusqu’au 14 novembre, le bombardement continuera avec la même intensité, visant exclusivement les chaussées des routes, des canaux et la zone non inondée, au Sud de la ferme Roo-de-Poort et du réservoir à pétrole. L’enseigne de vaisseau H…, le 11, s’amuse à faire le compte des obus qui pleuvent autour de la maison où il déjeune : « 6&#8239 ;000 (calcul effectué) », au prix desquels messieurs les Boches « ont réussi à y arracher deux clous. » Il sait, dit-il, des tapissiers qui travaillent mieux et à meilleur marché. « C’est royalement chic, écrit de son côté, le 13 novembre, un des nouveaux officiers supérieurs de la brigade, le capitaine de frégate Geynet, qui remplace le commandant de Sainte-Marie. On dort, mange, rêve en musique. Depuis mon arrivée, cela ne cesse pas. Mais, Dieu ! quelle dépense de munitions allemandes pour peu de résultat ! C’est le cas de dire : « Beaucoup de bruit pour rien… » — « Le bombardement a duré trois jours[10], écrit le même à la date du 19 novembre. Je n’ai eu que trois tués, mais des blessés… » Tout le monde autour de nous, on le verra plus loin, ne s’en tirait pas à si bon compte.

Cette inefficacité de l’artillerie allemande tenait sans doute aux dispositions que l’amiral avait prises, dès l’évacuation de Dixmude, pour consolider le front de l’Yser. Le petit fleuve, à cet endroit, mesure quelque vingt mètres de large : il est endigué sur ses deux rives, mais la digue occidentale surplombe de deux mètres la digue orientale[11], et le génie belge l’avait solidement gabionnée avec des sacs de sable. Les tranchées de première ligne furent renforcées ; d’autres tranchées construites à la hâte en arrière, qu’on perfectionna au cours des jours suivans ; le 12, débarquait à la brigade un contingent de Toulon qui permit d’y boucher quelques brèches[12]. La grande affaire, c’était de contenir l’ennemi dans Dixmude, comme on l’avait contenu dans la boucle de Tervaete. Il fallait à tout prix qu’il ne pût utiliser cette nouvelle tête de pont : on réussit à pousser devant elle, bien abrités, un canon de 37 et une pièce de 75 ; aux pièces lourdes de la défense on prescrivit de tirer sans relâche sur les abords de la ville. Nous avions enfin reçu des munitions, même de l’artillerie, « tout un régiment[13], » sous les ordres du colonel Coffec. « Ah ! si elle était arrivée plus tôt ! » laisse échapper le lieutenant de vaisseau Cantener. N’ayant pu conserver Dixmude, c’était à notre tour de consommer sa ruine. Le colonel Coffec, en bon Breton, s’y employait de tout son cœur. De nouveaux brasiers s’allumaient près du Haut-Pont ; l’artillerie de campagne et l’artillerie lourde française ne cessaient de tonner, en réponse à l’artillerie allemande. Dans ces sortes de duels, il est rare que les artilleries aux prises, soigneusement défilées, s’endommagent réciproquement : leurs effets se font sentir presque uniquement sur les tranchées et les localités repérées. L’amiral avait maintenu son poste de commandement à Oudecapelle, qui n’était pas encore menacée, mais qui n’allait pas tarder à l’être. Pour le moment, l’ennemi continuait de s’acharner sur le secteur de la défense qui faisait directement face à Dixmude et qu’il lui fallait nettoyer avant d’essayer d’y prendre pied ; la préparation terminée, on pouvait s’attendre à une attaque en force, qui se produisit en effet dans la nuit du 12[14]. Mais nos précautions étaient prises et l’attaque fut enrayée.

Dépité, l’ennemi se rejeta sur son artillerie, dont toutes les bouches rentrèrent en action. Elles n’éprouvèrent qu’assez faiblement nos tranchées[15] ; mais, le long du quai, sur la route de Caeskerke et à Caeskerke même, le docteur Taburet constate au matin que toutes les maisons sont « en loques. » L’ébranlement causé par la canonnade est tel qu’on se croirait en mer, par gros temps, sur le pont d’un navire. « Je titubais, » dit encore le témoin cité. À peine évacuée, son ambulance s’était remplie de nouveaux blessés que le service sanitaire devait faire prendre à la nuit. Mais par quels chemins ? Chaussées, bas-côtés, « ne sont plus que bouillie[16]. » On s’en tirerait encore le jour, si le bombardement permettait de s’y aventurer. La nuit, sans lumière, cela devient un problème presque insoluble. D’ailleurs, ses repères établis, l’artillerie lourde de l’ennemi n’arrête pas plus la nuit que le jour. Le docteur Taburet, qui s’est hasardé sur la route, reçoit un éclat d’obus dans le dos, sur son revolver, qui le protège ; il n’a que le temps de rentrer pour éviter les trois autres coups fatidiques. Il se hasarde de nouveau à minuit pour chercher les voitures d’ambulance : les obus brisans qui l’encadrent l’obligent encore à rétrograder… Des deux postes de secours[17]que nous conservions dans ce secteur de la défense, à proximité des tranchées, comme l’exige le règlement, un seul, celui du Haut-Pont, avait pu être ramené légèrement en arrière.

« Le plus avancé, écrit à la date du 14 novembre le docteur Petit-Dutaillis, est maintenant au passage à niveau de Caeskerke, dans les ruines de la maison du bourgmestre, dont les alentours ont été arrosés aujourd’hui par plus de trente obus de gros calibre. L’autre est au croisement de la route d’Oudecapelle. Je vis dans l’anxiété constante de perdre à leur tour ces deux formations sanitaires. Il m’est difficile d’obtenir de Taburet qu’il consente à s’abriter : on ne voit que lui sur les routes, la canne sous le bras, au plus fort de la danse des marmites, qui, deux fois de suite, l’ont barbouillé de fange. Quant à Le Marc’hadour, le 420 en personne ne saurait altérer sa gaieté[18]. »

Elle résiste même à la pluie, ou plutôt à cette sorte de « spleen liquide » qu’est la pluie flamande, et qui, à peine moins ténue que la brume, ne s’en distingue que par un léger grésillement. Tout l’horizon fume depuis trois jours. C’est l’hiver qui vient, « le triste hiver, » annoncé par le cri monotone des vanneaux dont ces prairies sont l’habituel cantonnement. Ils ne tarderont pas à en être chassés par la canonnade. De l’autre côté de l’Yser, dans les pâtés de décombres qui avoisinent le Haut-Pont, les Allemands ont installé des mitrailleuses qui se démasquent subitement. Ordre est réitéré à nos pièces d’achever la destruction de ces ruines. Si frénétique que soit le bombardement ennemi, on le supporte sans trop d’énervement, depuis que notre artillerie à nous-mêmes fait sa partie dans le concert. Les obus se croisent en tout sens. Un coup n’attend pas l’autre. C’est un tonnerre continu, une immense trame de bruit, si serrée, si dense, que, quand quelque accroc se produit, le silence fait l’effet d’un choc. L’activité allemande, peu sensible à l’œil nu, est très grande sur la partie du front qui nous regarde. On la devine, si on ne la voit pas. Refoulée par l’inondation sur toute la ligne inférieure et moyenne de l’Yser, « sauf en un endroit de la rive gauche, dit le Communiqué du 13 novembre, où il occupe de 2 à 300 mètres[19], » l’ennemi entend tout au moins prendre sa revanche devant Dixmude ; chaque nuit, sous le couvert de mitrailleuses montées sur radeaux, ses sapeurs et ses pontonniers travaillent d’arrache-pied à lui frayer un passage, et, chaque matin, nos 75 démolissent l’ouvrage de la nuit. Mais il s’entête, et il est rusé. Pour en finir avec ce petit jeu, il faudrait compléter l’isolement de la ville, provoquer une nouvelle inondation sur la rive droite de l’Yser et du canal de Handzaëme, dans la région Beerst-Bloot, qui correspond à l’ancien secteur Nord de la défense. Des négociations sont ouvertes à cet effet, le 12, avec le grand quartier général belge. C’était le capitaine de frégate Geynet qui commandait vers Beerst-Bloot. Son bataillon était réduit à 468 hommes ; mais chacun de ces hommes était comme doublé par la pensée d’un frère, d’un ami à venger. Puis, à mesure que le temps passait, l’ardeur ennemie se refroidissait sensiblement. Les alertes nocturnes étaient encore fréquentes, mais ce n’étaient plus les attaques en force, et l’on se tenait les uns et les autres sur ses positions. De temps à autre, une balle claquait. Un cri d’angoisse, le bruit sourd de l’eau qui s’ouvre et se referme : quelque ennemi qui tombait dans l’Yser, « touché par une bonne balle française… »

La guerre, de ce côté, tournait à la petite guerre d’embuscade, au « grignotage, » suivant le mot du généralissime. Dans les formations assez mêlées que nous avions devant nous, se trouvaient, paraît-il, des « étudians de Heidelberg. » Ils « faisaient des paris. » Un de ces prétentieux jouvenceaux passait la rivière « à la nage, » pour essayer de voler un fusil ; le factionnaire, qui ne dormait que d’un œil, affectait de « tenir bas son arme, » et, quand l’étudiant croyait la saisir, l’homme l’assommait d’un coup de crosse ; s’il échappait et se rejetait à l’eau, « on le tuait à bout portant. » Le comique se mêlait au macabre dans ces aventures. « Il y a des histoires d’un drôle ! écrit, le 19 novembre, le commandant Geynet. L’autre jour, nous dégringolons trois Prussiens du côté de notre berge. Le soir, j’envoie quatre hommes pour les enterrer. L’un d’eux prend le Prussien par les pieds pour lui enlever ses boites : le Prussien, qui faisait le mort, envoie un formidable coup de pied dans le ventre du matelot, qui tombe à la renverse, et le Prussien court encore. »

L’homme se consola peut-être du coup de pied, mais il regretta sûrement les bottes, qui étaient excellentes, et contre lesquelles il eût troqué volontiers ses savates éculées. C’était toujours la grande souffrance de cette vie, ce manque de chaussures. Pour une fois, les Bretons donnaient un démenti à leur romancier Paul Féval, qui prétend qu’ils ne sont frileux que des oreilles. « On souffre du froid, » écrit le commandant Geynet ; nos hommes sont « sans chaussettes » dans « leurs souliers troués. » On souffre aussi de plus en plus du manque d’eau potable. L’eau de l’Yser est si « infecte » qu’on lui préfère celle des entonnoirs de marmites. Mais elle est venue là « par infiltration, et d’où ? Il y a tant de tombes et de détritus de chevaux, vaches, cochons tués » aux environs ! L’enseigne de Cornulier se demande comment ses hommes « ne sont pas encore tous claqués de la typhoïde. » Vrai sujet d’émerveillement, en effet ! Mais, bien qu’assez éprouvés par la dysenterie, ils ne veulent pas convenir de leur épuisement ; ils se roidissent contre le mal ; ils exagèrent même, par défi, leur « vantardise » et leur « imprudence » naturelles, s’amusant à « forcer des lièvres a la course »[20]ou se glissant hors des tranchées, la nuit, pour aller « chaparder » des casques boches. « J’ai dû infliger des punitions de vingt jours de prison pour ce fait, » écrit le commandant Geynet ; mais « Jean Gouin[21] » est incurable. Il lui faut des casques boches : c’est son trophée personnel dans cette guerre, sa « prime, » son « scalp. » Il voit déjà le casque suspendu à une solive, dans sa petite maison bretonne, entre deux côtes de lard, ou posé triomphalement sur la corniche d’un vaissellier. Et tout cède devant ce mirage.

Pendant ce temps, et sans négliger complètement les tranchées du front, l’ennemi allongeait peu à peu son tir ; le bombardement s’étendait à nos lignes d’arrière. Tous les pâtés de maisons de la rive Ouest étaient déjà lombes, puis les fermes, la gare et le village de Caeskerke. L’ennemi passe maintenant aux villages environnans : à la croisée des routes de Dixmude et d’Oudecapelle, « des éclats d’obus viennent jusque dans l’infirmerie du docteur Le Marc’hadour. » L’amiral lui-même est « canardé » à Oudecapelle, le 14. C’est la grosse artillerie allemande qui tire. Le quartier général de la brigade était près de l’église. Grave imprudence ! « Pourquoi aussi se mettre près du clocher ? » remarque ironiquement le docteur T… On sait assez que les obus allemands ont un faible pour les clochers. Dégâts tout matériels, heureusement ! Mais le même jour, à Saint-Jacques-Capelle, terminus de notre ligne, une marmite tombait dans une cave de brasseur, où cantonnaient cinquante hommes du 94e d’infanterie : « vingt-neuf ont eu la tête écrasée ; les autres, tous blessés et mutilés[22]. » Et, sur un autre point du front, près de Bien-Acquis, un obus, égaré ou guidé par quelque avion, brisait le frein d’un de nos mortiers.

Le lendemain seulement arrivait du quartier général belge la réponse à la demande de l’amiral « concernant l’extension de l’inondation à la rive Est de l’Yser. » Comme on s’y attendait, la réponse était favorable. Les instructions transmises à notre état-major portaient que le génie belge, avec l’aide des marins, ferait sauter une éclusette au Nord de la borne 16. Mais, pour atteindre cette éclusette, il fallait passer l’Yser sous le feu de l’ennemi. Opération peu commode : le génie belge, qui l’avait préparée, nous laissait le soin de l’exécuter. Un homme de bonne volonté s’offrit, un jeune quartier-maître nommé Le Belle. On n’a ni barque, ni plate : « une planche clouée sur deux barriques » fera l’office de radeau. Le quartier-maître y embarque avec sa dynamite pendant la nuit. « Nous écartions les Prussiens à coups de fusil, raconte le commandant Geynet. Mon petit bonhomme a bien pris son temps, puis a laissé dériver son radeau, sur lequel les Prussiens se sont acharnés, et il est revenu en nageant entre deux eaux. »

La médaille militaire l’attendait sur la berge. Au matin, le commandant monta sur le parapet pour voir l’effet de l’explosion. « On m’a tiré dessus pendant dix minutes, écrit-il, ça sifflait, mais ils sont maladroits : les matelots riaient en voyant que je faisais signe aux Boches que leur tir passait trop à ma droite. » Et l’on peut une fois de plus trouver bien téméraires ces officiers supérieurs qui s’amusent à se faire prendre pour cible par l’ennemi. Ceux qui leur font ces reproches ne soupçonnent pas la vertu de certaines démonstrations, parfaitement vaines en apparence : à la guerre, vingt exemples récens en témoignent, l’ascendant moral s’acquiert par les actes de cette sorte, dont c’est souvent la seule utilité. Sur le moment, d’ailleurs, il était malaisé de se rendre compte des effets de l’explosion : l’eau avait gagné Beerst-Bloot, mais l’infiltration se faisait lentement. C’est un peu plus tard que le commandant Geynet apprit que l’opération avait pleinement réussi : l’éclusette Nord de Dixmude avait sauté. « Les Allemands ont pris un grand bain dans leurs tranchées, écrit-il à la date du 1er décembre : ils les ont abandonnées. Ce n’est pas encore là qu’ils perceront la ligne. »

L’ennemi lui-même, après réflexion, semble s’être rangé à cet avis. Il ne croit plus que la chute de Dixmude lui ouvrira le chemin de Calais. La réalité a dissipé ces fumées : sa coûteuse victoire du 10 est une victoire sans lendemain et l’aveu en sera fait par un de ses propres journaux, le Lokal Anzeiger, dont on connaît les attaches officieuses. « Notre armée, dit cet organe, n’a pu réussir à profiter de l’occupation de Dixmude, mais seulement à s’y fortifier[23]. »

C’est le glas des espoirs allemands dans cette région. La bataille de l’Yser continue, mais son siège ou du moins le principal de son effort est transporté autour d’Ypres et devant les écluses de Nieuport. Cependant, comme si l’ennemi n’entendait pas nous faire grâce d’un seul jour, il canonne encore notre arrière avec son artillerie lourde. Cela prend si bien la tournure de quelque chose d’habituel qu’un des officiers note sur son carnet à la date du 15 : « Journée ordinaire. » En face de Dixmude, à Caeskerke, l’ennemi n’a plus rien à détruire : tout y est pulvérisé. Oudecapelle, qu’il recherchait depuis le 14, va subir le même sort les jours suivans. L’aimable petit village s’effondre au bout de quelques heures, « y compris la maison occupée par l’état-major, qui était heureusement à l’abri dans un solide souterrain[24]. » Si indifférent au danger que soit l’amiral, il lui faut bien cette fois déménager et reporter son quartier général plus loin, dans la ferme Den Raablar, sur la route d’Oudecapelle à Forthem. Peu après, le dernier pan de l’église s’écroule : les Allemands ont atteint leur double objectif, et le bombardement cesse presque aussitôt.

Il a duré jusqu’à notre départ. À quatre heures du soir, le 10, arrivent les ordres pour la relève : les fusiliers marins seront remplacés aux tranchées de l’Yser par des hommes du 20e corps (94e territorial), sauf le 1er bataillon du 2e régiment, commandé par le capitaine de frégate Geynet, qui restera dans ses lignes jusqu’au 17.

La nouvelle circule de poste en poste. On l’attendait ; on s’en réjouissait d’avance[25] ; dans la tranchée du capitaine de Malherbe, les hommes, sur un vieux phonographe échappé au naufragé de Dixmude, s’exerçaient à répéter le Chant du Départ… Peut-être le bonheur n’aime-t-il pas qu’on l’escompte. Le vent, qui s’était mis à la neige le 15, avait de nouveau changé d’aire et sauté de l’Est au Nord-Ouest. C’était cet humide et terrible Circius auquel l’empereur Auguste fit élever un autel dans les Gaules. Le schoore mugissait. « Temps de chien, écrit le docteur Taburet. Routes ignobles. » Mais elles mènent vers la France, vers le répit, l’allégeance, sinon vers la paix définitive. Et cependant personne n’a le cœur dispos. Il est bien vrai qu’un lien subtil nous fait les prisonniers des lieux où nous avons le plus souffert. Ce soir du 16 novembre, il y a comme un malaise sur la brigade. « C’est donc fini, Dixmude ! écrit un des officiers. En pensant à ce départ prochain, le matin, seul, sur la route, j’ai pleuré[26]. » Le quartier-maître Rabot, neveu de l’héroïque commandant tombé à Dixmude, raconte que, le 25 octobre, des prisonniers allemands demandèrent s’il était bien vrai qu’ils fussent « en Bretagne[27]. » On avait ri de leur naïveté. C’étaient eux pourtant qui avaient raison et on s’en aperçoit aujourd’hui : Dixmude, hier encore, n’était qu’une bourgade perdue de la Flandre occidentale ; beaucoup ignoraient jusqu’à son existence[28]. Mais tant des nôtres ont rougi de leur sang le pavé de cette petite ville qu’elle a reçu le baptême breton. Elle est devenue une seconde patrie pour nos hommes. En la quittant, il semble qu’ils partent pour l’exil. Dans la nuit, sur les routes où s’engage leur colonne hésitante, ils tourneront plus d’une fois la tête pour regarder, à la lueur des obus, cette cité de misère et de nostalgie[29].

Les dernières sections, qui forment l’arrière-garde de la brigade, ne sont parties à la file indienne que le soir du 17. La relève s’est faite en silence. « Je guidais mon bataillon, écrit le commandant Geynet, ayant eu soin pendant le jour d’aller reconnaître le terrain. » Les routes étaient si ravinées qu’on buttait à chaque pas. Par surcroit de malchance, « les Boches avaient aussi fait sauter une digue, écrit le même officier ; le fossé que j’avais vu à sec était rempli d’eau. Il faisait nuit noire : je suis tombé jusqu’au cou dans un fossé et je n’ai pu me changer que le lendemain, en arrivant au cantonnement. J’ai fait à pied les 27 kilomètres, tout mouillé. »

Le reste de la brigade n’était pas en meilleur point : le vent qui soufflait en tempête, chargé de neige fondue, plaquait les capotes sur les corps ; les hommes avaient de la boue jusque dans leur barbe. Mais comment se fussent-ils plaints, quand leur « colonel » en personne, le commandant Delage, « mal remis de sa blessure, mais toujours aussi énergique, » marchait à côté d’eux, tirant la jambe et « traînant une vache[30], » comme un brave fermier qui se rend à la foire ? Pour compléter l’illusion, là-bas, à Hoogstaede, une musique belge jouait. Elle n’éveillait aucune gaieté chez les fusiliers. Mais les quelques douzaines de Sénégalais qui survivaient à ces journées atroces n’avaient pu l’entendre sans un frémissement de plaisir. Ils oubliaient les tranchées, lèvent, la pluie, la boue ; ils revoyaient la terre rose du bled, les nuits langoureuses d’Afrique. Et ils dansaient[31].

« Les pauvres ! » dit un officier.


III. — SUR LA ROUTE DE FRANCE

Et maintenant, croit-on, ça va être la vie en cantonnement, la vie d’arrière, sans imprévu, sans alerte, sans bombardement, presque aussi insipide que la vie de caserne, mais « abondante, régulière et facile ; » on va pouvoir « se déséquiper, » se laver, quitter la carapace de boue et de crasse qu’on habite depuis un mois et « dont l’odeur est si forte, au dire d’un témoin, qu’elle précède la brigade de cinquante pas. » Ainsi, quand les morutiers reviennent du Banc, tout chargés d’odeurs de saumure et de « massacre, » le vent porte jusqu’au fond des ruelles de Saint-Malo, à plusieurs milles, les lourds relens qui annoncent leur arrivée sur rade…

Et puis les âmes elles-mêmes ont besoin de relâche. Elles ne pourraient supporter longtemps, sans de graves désordres, cet état d’exaltation où elles sont tendues depuis un mois. Tous les carnets de la brigade signalent vers cette date, en l’attribuant d’abord à l’alcool, à des saouleries clandestines, l’éclat extraordinaire des yeux des hommes. C’est la fièvre du combat qui les fait si brillans. Les verbes sont précipités, hachés, comme dans la colère. Plusieurs cas de folie ont été observés. Il en est de trop explicables. Le 15 novembre, le docteur Taburet voit une marmite tomber à deux mètres d’un fusilier marin. Il le croyait écrasé : l’homme sort de sa fosse et pique une course folle à travers champs, droit devant lui. On ne sait ce qu’il est devenu, quand, quelques jours plus tard, à Dunkerque, on arrête un marin qui, à toutes les questions qu’on lui pose, répond par une face de bois. C’était notre « marmite. » Le 24 octobre, en présence du premier maître Robic et du matelot Le Vally, le même fait s’était produit : une marmite éclate près d’un homme ; celui-ci est projeté à cinq mètres de haut, retombé, demeure quelque temps immobile, puis, comme sous l’action d’un déclic, se relève et file à une allure telle que, « malgré les préoccupations du combat, on reste à le regarder. »

Hystéro-traumatisme avec manifestation ambulatoire, diagnostiquent les médecins. Mais, sans prendre cette forme aiguë, on constaterait dans toute la brigade un état de nervosité qui, à la longue, pourrait devenir inquiétant. Le commandant Geynet en est frappé. Nouveau venu à la brigade, il a encore tout son calme, bien que lui-même soit essentiellement un nerveux. Au fur et à mesure que les journées de cantonnement avancent, il note : « Les marins se refont, les yeux sont moins brillans, les traits se reposent. » Et le 1er décembre : « Cet exercice dans la campagne, de 1 heure à 4 heures, est bon, cela reforme les hommes. Les figures se remplissent, les yeux sont moins fiévreux, moins cernés… » Mais il faudra bien des jours pour que l’âme et le corps, chez ces hommes, reprennent leur niveau. « Nous n’en pouvions plus après le 10 novembre, » confesse un de leurs officiers[32]. Et, au dernier moment, si on les eût écoutés, peut-être ne les eût-on pas relevés encore. À quel sentiment complexe obéissaient-ils ? Le même officier nous l’apprend : sur les routes où ils s’enfonçaient tout à l’heure, ce n’était pas la tristesse seulement, un regret nostalgique, qui alourdissait leur marche, c’était aussi le doute, la crainte de n’avoir pas assez fait, puisqu’ils n’avaient pas su garder Dixmude.

L’étrange scrupule ! Pourtant on les a cités, dès le 26 octobre, à l’ordre du jour de l’armée ; un ancien ministre de la Guerre britannique, le colonel Seely, qui les a vus à l’œuvre sur l’Yser, leur a dit le 27 : « Vous avez sauvé la situation[33]. » Et un officier français du même grade, le colonel de cavalerie Le Gouvello, en termes plus pittoresques leur a exprimé la même opinion le 4 novembre : « Vous avez une fameuse presse dans les tranchées. À vous, jusqu’ici, le maximum de bombardement[34] ! » Mais c’était avant la prise de Dixmude. Et leur tiendrait-on ce langage, maintenant que la ville est tombée. Quel accueil leur réserve le général d’Urbal, qui doit les passer en revue dès demain, sans même leur laisser le temps de se débarbouiller et quand, tombés dans un cantonnement archi-comble, ils ont encore dans les jambes les vingt-sept kilomètres de leur marche nocturne sur Hoogstaede et Gyverinchove ? Maisons, fermes, tout est bondé, au point que des officiers durent coucher dans les autos. Mais le commandant de la 8e armée n’a pas voulu attendre une heure de plus. Et peut-être, pour une âme de soldat, est-ce bien le plus beau spectacle qu’elle se puisse donner que celui de ces débris d’une troupe de héros saisie à l’état brut, si l’on peut dire, et dans sa croûte de gloire mal séchée.

Le matin du 18 novembre, sous un ciel brumeux et triste, que perçaient les premières flèches de l’hiver, le général d’Urbal, suivi d’un peloton de trente dragons portant son guidon tricolore, passait au galop sur le front de la brigade, descendait de cheval et décorait au son du canon le contre-amiral Ronarc’h et deux des plus jeunes fusiliers des 1er et 2e régimens, la vieille marine et la nouvelle, symbolisées par ces trois hommes, dont l’un recevait la cravate de commandeur, et les deux autres, « âgés de dix-sept ans et demi, » la médaille militaire. Les assistans remarquèrent que, par dérogation au règlement qui ne prescrit l’accolade que pour les légionnaires, le général, au lieu de serrer la main des deux matelots, les embrassa. Il expliqua brièvement que, sur leurs joues imberbes, il embrassait la brigade tout entière, quatre semaines d’héroïsme, le front de l’Yser consolidé, Dixmude rendue inutilisable pour l’ennemi, notre victoire affirmée par son désistement « C’était superbe, » écrit le commandant Geynet. Les têtes se redressaient, les poitrines respiraient mieux, comme si le geste du général les avait libérées de leur secrète oppression…

La prise d’armes fut courte, — une prise d’armes de front de bandière. À quelques kilomètres de là, tonnait l’artillerie lourde de l’ennemi. « Les coups font trembler les maisons, » observe l’enseigne Boissat-Mazerat, qui rejoignait la brigade à Hoogstaede ce jour même : « C’est bien ma veine. J’arrive quand la fête s’arrête. Nous sommes présentement dans un village de 300 habitans, avec des Sénégalais et des hussards. C’est plutôt encombré. »

Et c’était l’encombrement dans la boue. De guerre lasse, après avoir casé leurs hommes, vaille que vaille, dans tous les réduits susceptibles de leur offrir un abri provisoire, les officiers s’étaient partagé les dernières soupentes inoccupées. Le carré du premier bataillon du 1er régiment, plus favorisé, avait trouvé une arrière-salle d’estaminet, un jeu de cartes encrassé, une table et des bancs. Et un bridge s’était aussitôt organisé.

Les nouveaux venus, qui s’attendaient à entrer tout de suite en campagne, se montraient un peu désappointés : « J’enrage, écrivait l’un d’eux, d’avoir encore à poser à l’arrière, bien qu’il faille reconnaître que cela est nécessaire. » Et sa déception s’avivait d’entendre les camarades, ceux qui revenaient de Dixmude, « les Viaud, les Bastard, les Pitous, les Lartigue, les Pinguet, » vanter les surprises, le charme incomparable de l’existence au front. « C’est, disent-ils, la plus belle vie, la plus intense que l’on puisse imaginer, et je les crois sans peine. » En même temps que l’enseigne Boissat, la brigade vient de recevoir une nouvelle fournée d’officiers : le capitaine de vaisseau Paillet, qui remplace le « colonel » Varney, blessé le 10 novembre, le capitaine de frégate Bertrand, historiographe des marins de la Garde, dont les fusiliers continuent la glorieuse tradition, les lieutenans de vaisseau Ferrât, Roux, Huon de Kermadec, l’enseigne Goudol, le médecin principal Brugère, les docteurs Cristau, Le Goffic, etc. D’autres sont attendus.

C’est le troisième « jeu » d’officiers que nous expédient les bureaux de la rue Royale. Vaudra-t-il les précédons, le premier surtout, si magnifique d’abnégation ? Les bureaux, quoi qu’il en soit, n’ont que l’embarras du choix parmi les offres qui leur arrivent de toutes parts, de l’active et de la réserve : on sollicite de partout, comme une faveur, l’honneur de servir à la brigade ; les officiers de l’active sont prêts à sacrifier toutes leurs chances d’avancement à la mer pour sortir de l’attente où ils se rongent, prendre leur part de danger et de gloire sur l’immense ligne de feu qui court de Nieuport aux avancées d’Altkirch. « Il ne faut pas croire que je sois exceptionnel en ayant demandé la grande faveur d’aller au front, écrit l’un d’eux (le commandant Geynet). Tous les officiers de marine y sont sur leur demande. Nos deux adjudans-majors sont deux vieux retraités ayant dépassé l’âge et ayant demandée servir, à condition d’aller sur le front. » Et, quand ils y sont d’aventure, rien ne les en ferait « démarrer. » Les officiers du premier « jeu, » qui ont été évacués pour blessures légères ou épuisement, à peine rétablis, sollicitent, réclament, « font les cent coups » pour retourner à la brigade. « On se languit d’elle aussitôt qu’on l’a quittée, » écrit le lieutenant de vaisseau Ferry, qui, grièvement blessé à la main, restera quatre jours avant d’accepter de se faire soigner dans une ambulance de l’arrière et reviendra, encore mal guéri, reprendre sa place d’adjudant-major à côté du commandant de Maupeou. Dixmude, sans doute, les a rendus difficiles. Tous les risques paraissent fades, même ceux de la vie maritime, près des émotions d’une telle vie. Mais, plus que de leur inaction momentanée, ils souffrent du mal de l’absence et d’avoir perdu celle qui a pris tout leur cœur ; ils l’appellent, ils l’invoquent : « O ma chère brigade ! » du ton dont Harpagon s’adressait à sa cassette envolée. L’armée, a-t-on dit, est une grande famille : la brigade, c’est mieux encore, et ces hommes en parlent avec des tendresses d’amoureux.

Les lettres de l’enseigne Boissat-Mazerat constatent, à cette même date du 18 novembre, l’excellent esprit de camaraderie qui règne chez les officiers : on fait aux nouveaux venus un aussi bon accueil « que le permettent et le lieu et les circonstances. » Vers le soir, la neige recommence à tomber. Il gèle. Froid intense. Rien pour le combattre qu’un peu de paille. Les Sénégalais sont particulièrement éprouvés. Mais « Jean Gouin » ne se plaint pas trop. Il « ne connaissait plus le goût du tabac, » et deux marchands belges ont eu l’à-propos de débarquer à Hoogstaede dans l’après-midi avec un plein chargement de scaferlati : en un clin d’œil, leurs sacs sont délestés. Bourrer une pipe, rouler une chique, quelle joie ! Et puis tous les estaminets d’Hoogstaede et de Gyverinchove ne sont pas encore complètement « à sec. » Entre temps, on arrête quelques espions qui rôdent autour de nos lignes : deux le 18 novembre, deux autres, habillés en soldats belges, le 19. Le froid semble maintenant se fixer. Il gèle chaque nuit. La campagne est toute blanche : « c’est une harmonie nouvelle dans un cadre ancien, » écrit joliment l’enseigne Humbert. La grande plaine flamande, avec son moutonnement de petites fermes basses, de bourgades en rond sous la houlette de leurs clochers obliques, continue de s’étendre à l’infini ; la neige égalise peu à peu le paysage bouleversé ; elle panse de sa ouate les plaies de la glèbe, comble les entonnoirs des « marmites, » nivelle les longues routes droites où ne cessent de défiler les convois et les caissons d’artillerie. Des coloniaux passent, venant de Dixmude et faisant un crochet pour tourner vers Ypres. La canonnade, dans le lointain, n’arrête pas ; des taubes sillonnent le ciel. Inévitablement, après leur visite, les gros obus vont pleuvoir : nous sommes ici les uns sur les autres et ces grouillemens de troupes sont une cible trop tentante pour l’ennemi.

Quant à espérer de reformer la brigade en pareil lieu, c’est impossible. L’amiral s’est plaint au quartier général : il insiste pour qu’on lui assigne un autre cantonnement, plus loin du front, moins encombré surtout, où les régimens puissent poursuivre la remise en état de leurs unités. Mais toutes les villes belges de l’arrière sont aussi encombrées. Il faut pourtant « se déhaler » de là coûte que coûte, fût-ce au prix d’une marche forcée, et gagner la frontière française. Enfin on apprend que l’amiral brusque les choses et qu’on va partir pour Dunkerque. Mais les ordres ont-ils été mal donnés ou mal interprétés ? Toujours est-il que ce départ à six heures du matin, en pleine nuit noire et « en pagaille, » le 22 novembre, ne ressemblé guère à notre retraite méthodique de Gand : les troupes sont coupées à chaque instant par des convois ; des voitures s’embourbent ; « Jean Gouin, » attelé à ses mitrailleuses, « souque dur[35]. » Mais on a trop compté sur ses forces en lui imposant une traite de 35 kilomètres à exécuter en une seule journée, avec une simple halte de trois quarts d’heure pour déjeuner et une autre petite halte d’un quart d’heure après Bergues. Et les médecins ici ne peuvent recourir au stratagème qu’ils avaient employé avec tant de succès au lendemain de Melle, sur les routes du pays de Waës ; quand un marin lâchait la rampe, un de nos docteurs s’approchait du lendore, le carnet à la main, et lui demandait d’un ton détaché l’adresse de sa famille.

— Pour quoi faire ?

— Mais pour la prévenir que tu es prisonnier, mon pauvre garçon. Les Boches sont à un quart d’heure de marche, et tu ne supposes pas qu’ils vont te renvoyer goûter le cidre de tes parens…

Besoin n’était d’autre spécifique, et « Jean Gouin » retrouvait instantanément des jambes[36]. Cette fois, il sait trop bien que l’ennemi ne galope pas à ses trousses. Vaille que vaille, Fort-Mardyck, Saint-Pol et Petite-Scynthe sont atteints par le gros de la troupe vers cinq heures et demie. En temps normal et pour des fantassins un peu entraînés, cette traite de neuf lieues n’aurait rien eu d’excessif. Mais « Jean Gouin est fini, claqué par trente-cinq jours de tranchée, suivant le mot de J’enseigne Boissat-Mazerat : les hommes sont arrivés dans un état lamentable d’épuisement. La brigade devait donc se reposer ; mais, ce soir [23 novembre], on a réclamé du renfort quelque part, sur le front. Alors, nous avons pris ceux qui tiennent encore debout, et, demain, un train d’autobus va conduire nos deux régimens squelettes là où on les trouve utiles, — je ne sais pas où. Il faudra y voiturer Jean Gouin, parce que, si Jean Gouin est encore capable de se battre, il n’est plus en état de fournir une étape un peu longue. » Les officiers ne sont pas moins fourbus que les hommes. « Nous sommes arrivés hier à Saint-Pol, écrit le commandant Geynet. Nous avons fait quarante kilomètres à pied. J’ai eu la malchance d’avoir, dès le début de la marche, une ampoule, et je suis arrivé dans un bien triste état. Je me promène dans la rue en chaussons. Mais demain, pour aller voir les Boches, mon pied sera guéri, ou il dira pourquoi. D’ailleurs, nous serons conduits comme des princes, tous en autos ! »

Tous ? Non. Et il a fallu créer à Saint-Pol une formation sanitaire nouvelle, un « dépôt d’éclopés. » Toute la nuit et la journée suivante, des traînards ralliaient ce dépôt, les pieds en sang. Piteux défilé ! La brigade trouvait une compensation dans la bonne grâce des habitans. « Partout ils nous accueillent d’une façon touchante, écrit un officier[37]. Les femmes nous comblent de prévenances : elles passent de groupe en groupe avec de grandes cafetières, des paquets de tabac. Les propriétaires nous offrent des chambres. C’est grâce aux marins que Dunkerque n’est pas tombée aux mains des Boches, et on sait les en récompenser. » Seul, à Saint-Pol, le commandant Geynet, qui vit « en popote » avec ses officiers, n’a pas à se louer d’un fermier flamand dont l’attitude contraste singulièrement avec celle des autres habitans : « Hier, pour le déjeuner, écrit-il, nous étions en pays français. Un paysan n’a même pas voulu nous laisser manger dans sa cuisine ; nous avons dû déjeuner sur la neige. Une belle nappe bien blanche, mais il faisait si froid que la bière gelait dans la timbale ! » De ces cœurs plus glacés que la température, combien étaient acquis à l’ennemi bien avant la guerre et lui servaient chez nous de fourriers ! Une hirondelle ne fait pas le printemps, ni un mauvais Flamand toute la Flandre : partout ailleurs la brigade, choyée, fêlée, était reçue « à bras ouverts » et déjà les hommes prenaient leurs dispositions pour passer sur place la quinzaine de repos dont ils avaient tant besoin ; cent trente sacs de lettres en souffrance à Dunkerque allaient calmer enfin leur fringale de nouvelles, quand brusquement, vers midi, le 23 novembre, arriva l’ordre de se tenir prêts au départ. « Choisir les hommes les plus solides, compléter les cartouches à 200, donner un repas froid et deux jours de réserve, » telles étaient les instructions passées aux officiers : le lendemain, à six heures du matin, les autobus devaient venir prendre la brigade et la transporter dans un lieu déterminé.


IV. — À LOO

Qu’était-il arrivé et où allait-on ? Les versions les plus contradictoires circulaient les uns disaient qu’on allait à Nieuport, où la ligne des Alliés avait fléchi ; les autres qu’on nous envoyait à la Panne prendre la garde d’honneur du roi des Belges ; les mieux renseignés, qu’on nous dirigeait sur Loo et le front de l’Yser menacés. C’étaient ceux-ci qui avaient raison, sans que les premiers eussent tout à fait tort. L’alerte avait été causée par un rapport de V…, le célèbre aviateur, qui, patrouillant en aéro dans la région de Woumen, avait remarqué une activité singulière des Allemands sur l’Yser, où plusieurs passerelles volantes venaient d’être lancées. Ces préparatifs semblaient l’indice d’un imminent retour offensif de l’ennemi. En prévision de l’attaque redoutée et dans l’incertitude où l’on était du degré de solidité des territoriaux qui gardaient l’Yser, le commandant de la 8e armée faisait appel à la brigade et lui demandait un dernier effort.

À quatre heures du matin, le 24 novembre, branle-bas général. Tous les hommes valides sont debout. On expédie le « jus. » Il fait nuit, mais la neige éclaire le chemin. Départ à six heures un quart pour un carrefour, sur la route de Gravelines à Dunkerque, où les autobus doivent nous prendre. Et déjà la température est moins rude ; les vents ont passé au Sud ; la neige fond. C’est le dégel et de nouveau la boue.

L’intendance n’a pas eu le temps de procéder au rééquipement des hommes ; ils ont aux pieds les mêmes savates éculées ; ils grelottent et les autobus tardent. On les attend près d’une heure en battant la semelle. Une sourde trépidation du sol annonce enfin leur approche : il y en a près de cent cinquante, de tous les gabarits, de tous les calibres, uniformément peints en ce gris de fer qui est la couleur de la guerre moderne. Le service semble bien organisé et nos officiers en feront grand éloge. Quant aux marins, pour qui ce genre de locomotion est une nouveauté, ils manifestent une joie d’enfans. C’est au milieu des chants et des lazzis que le bruyant convoi traverse au petit jour Dunkerque, Bergues, Hondschoote, Leysele, où ne veille plus aucun douanier. Sans les poteaux-frontière, rien n’indiquerait que nous avons quitté les « moëres » du Nord pour les glèbes de la Flandre occidentale, tant ce lambeau de Belgique est aujourd’hui mieux cousu à la France qu’à son propre territoire !… »

On ne sait toujours où l’on va. Des villages émergent tout d’une pièce de la brume : Isinberghe, Rexpode, Gyverinchove, et y rentrent à peine sortis. Encore une bourgade : Linde. Cette fois on stoppe : les autobus ne vont pas plus loin. La brigade descend, mais garde sa formation jusqu’au retour des fourriers qu’on a envoyés reconnaître le cantonnement à Loo. Le dégel se précipite ; la neige fond avec une rapidité déconcertante. « Pendant une heure et demie, écrit un officier, nous patinons dans la boue, sur la route de Linde à Pollinchove, attendant le signal de nous mettre en route. Chacun grignote un morceau de pain. Jean Gouin sort les douceurs qu’on lui a glissées dans son sac avant de partir. » Nos fourriers reviennent. Il y a déjà de la troupe à Loo : la ville est trop petite pour nous loger tous. On laissera donc une partie de la brigade (2e régiment) à Pollinchove, tandis que le 1er régiment poussera jusqu’à Loo, à 11 kilomètres de Dixmude. Il y arrive vers deux heures de l’après-midi. Mais presque tous les bâtimens, couvens, écoles, sont déjà réquisitionnés ; à peine s’il reste assez de lits pour l’état-major et les officiers supérieurs[38]. Un bataillon (le 3e du 1er régiment) campera même dans l’église, sur la paille, avec la moitié de ses cadres ; les fonts baptismaux serviront d’infirmerie. « Notre couchage, à nous autres médecins, écrit le docteur L. G…, est dans la tribune, près du buffet d’orgues. Le vent, glacial, passe par les vitraux cassés. Mais la fatigue l’emporte et nous nous endormons à pleins poings. »

Toute la nuit pourtant, le canon tonne. On était fait à cette chanson. Au matin, nos hommes rendossent le sac. Ils s’attendent à partir d’une minute à l’autre pour le front. Or, il y a maldonne, paraît-il. « Sac à terre ! » V… s’est trompé, ou l’ennemi s’est ravisé, et la brigade reste provisoirement sur place.

À parler franc, personne ne s’en plaint. Tout au plus la brigade eût-elle souhaité qu’on lui attribuât un cantonnement moins démuni. Par bonheur, les marins sont ingénieux. Le bataillon logé dans l’église n’a ni âtres, ni fourneaux : quelques briques posées de champ devant le portail, et voilà l’affaire. Il ne bruine plus ; le pavé miroite. Verglas. Mais tout vaut mieux que la boue, et la bonne odeur qui monte des cuisines en plein vent achève de ragaillardir nos clampins. Seul, à Pollinchove, le 2e régiment demeure en alerte : si le front de l’Yser, autour de Dixmude, ne donne aucune inquiétude immédiate, les choses ne vont pas aussi bien à Nieuport où il est exact que la ligne belge a été fortement bousculée. Ordre est venu de détacher à son aide un bataillon de la brigade. Lequel ? On ne le sait encore, sauf qu’il sera prélevé sur le 2e régiment. Dans l’après-midi, après une visite de taube, on apprend que le choix de l’amiral s’est porté sur le 1er bataillon (commandant de Jonquières) ; des autobus l’emmènent le soir même à Oost-Dunkerque.

Nous retrouverons plus tard ce bataillon, qui contribuera brillamment à la prise de Saint-Georges et qui fera pour ainsi dire bande à part pendant un certain temps. Les deux autres bataillons du 2e régiment cantonnés à Pollinchove (commandans Pugliesi-Conti et Mauros) n’y feront eux-mêmes que passer et retourneront le 29 aux tranchées de Caeskerke, où ils se relaieront. Mais le 1er régiment ne rentrera en action que le 5 décembre. Ces neuf jours de répit seront employés à remettre les unités en état, à former les « nouveaux, » à rééquiper les anciens. Ce ne sera pas le cantonnement idéal, tel qu’on aurait pu l’avoir à Fort-Mardyck ou à Petite-Scynthe ; l’empilement des hommes, les difficultés de l’approvisionnement, les visites de taubes, les surprises des marmites et cette atmosphère d’espionnage qui nous enveloppe depuis le début des opérations, rendront même ce cantonnement assez dur ; le dégel, la pluie, le vent, toutes les intempéries d’une nature hargneuse, qui semble de connivence avec l’ennemi, ajouteront aux insuffisances des locaux et de la nourriture. Mais, enfin, ce sera la trêve, sinon le repos complet. Et à tout le moins les hommes pourront « se déverminer ; » les médecins et les « ingénieurs » de la brigade étudieront des systèmes de chauffage de tranchées pour l’hiver. On sait fort bien que, si l’ennemi a « renoncé » sur Dixmude, ce n’est que pour recommencer la poussée sur un autre point de la ligne, et il est sage de « prendre ses précautions en conséquence. »

D’ailleurs, quoique moins favorisés, les deux bataillons détachés aux tranchées de l’Yser et qui font partie, avec trois sections de mitrailleuses, d’un groupe de toutes armes sous les ordres du colonel Boischut, ne laisseront pas, eux aussi, de goûter quelque répit et, à tour de rôle, cantonneront à Lampernisse. Pour donner un peu d’air à la brigade, l’amiral les remplace à Pollinchove par le restant des sections de mitrailleuses. Lampernisse et Pollinchove ne sont que des villages, mais Loo, citadelle désaffectée, compte encore 2 000 habitans. La ville est bien déchue sans doute, depuis le temps où elle faisait l’avant-garde de Furnes vers l’Yser. De son corset de bataille, elle n’a conservé que quelques lambeaux de remparts, des vestiges de fossés. Loo, comme Dixmude, est devenue un gros bourg agricole, épanoui autour de son clocher et tout embaumé d’ « odeurs chaudes de pâtisserie[39]. » Trois « couques » dorées sur champ de gueules, lui composeraient un blason assez congru. Métropole du massepain et des feuilletés à la crème, détachée de sa gentilhommerie au point d’avoir installé une auberge dans son joli hôtel de ville de 1640[40], rien n’y parlerait plus au souvenir sans l’énorme vaisseau de l’église abbatiale et le fameux « arbre de Jules César, » qui, hors des murs, dans un paysage immobile, monte sa faction historique sur l’horizon.

Ce paysage, qui semble avoir été conçu pour la guerre de parallèles, c’est l’éternel paysage géométrique des Flandres : un damier de pâturages, coupé par les remblais des routes, les longues colonnades des peupliers et la ligne droite des canaux. Mais les routes sont défoncées, les arbres hachés, les canaux vides et, sur leurs digues solitaires, s’est tu le hahan rythmé des haleurs. Pour peu que l’inondation progresse jusqu’à elle, Loo pourra se croire revenue au temps où le pirate Godwin cinglait vers ses berges : elle jalonnait alors, avec Oeren et Lampernisse, l’extrémité occidentale du golfe de l’Yser ; elle faisait figure de ville maritime. Aujourd’hui encore, sa position sur le canal de Furnes, au point d’intersection de quatre ou cinq grandes routes, lui assigne un rôle de premier plan dans la défense. C’est un nœud stratégique presque aussi important que Dixmude. Nous y eûmes dès l’abord le gros de nos réserves et de là partirent toutes les attaques rayonnantes lancées avec tant d’audace par le général d’Urbal vers la forêt d’Houthulst, Clerken et Roulers. Mais la ville s’est insuffisamment préparée à son nouveau rôle. Et, depuis longtemps déjà, les troupes qui s’y succèdent ont épuisé toutes les ressources locales[41]. Ce serait la famine, le désert, comme après le passage des sauterelles, si Mercure, dieu du risque et des profits rapides, n’avait touché de sa grâce tant d’honnêtes Flamands sédentaires : d’Hondschoote, de Furnes, de Coxyde, débarquent journellement, par brouettes attelées de chiens ou poussées à bras d’hommes, des conserves, du tabac, des bougies, des allumettes, du thé, du savon, toute une pacotille hétéroclite, cartes transparentes et cartes postales comprises, jusqu’au moment où défense viendra d’employer ces dernières pour la correspondance en raison des renseignemens qu’elles peuvent fournir sur les positions assignées à nos troupes.

La vie est un peu chère sans doute dans les restaurans de Loo. Cependant voici un officier supérieur, le commandant Geynet, qui ne paie que 5 francs par jour ses repas et 1 fr. 10 sa chambre. Cela n’a rien d’excessif en vérité, même pour un prix de guerre. Et, tout doucement, « on se remplume. » Les cent trente sacs de lettres en souffrance à Dunkerque et après lesquelles on soupirait depuis si longtemps sont arrivés le 25, dans un « gros chariot » qui suivait la brigade. Le dépouillement de cette volumineuse correspondance occupera une partie de la journée et pas mal d’heures des suivantes. C’est qu’une lettre au front, comme elle est un régal pour les cœurs, est encore « une fête pour tous les sens : on la palpe, on la respire, on la déguste autant qu’on la lit. Et l’ouïe retrouve sous les mots le timbre familier de la voix qui les dicta[42]. » Toutes ces opérations prennent évidemment un certain temps. Et, par surcroît, quand elle est sue par cœur, la lettre passe de main en main. Tant de ces hommes sont du même pays, souvent du même village ! Et les langues d’aller leur train ! Rien ne presse : on peut bavarder à l’aise, puisque les Boches ont de l’occupation ailleurs. On sait que les alpins et les coloniaux tiennent « fameusement » à Steenstraate, devant Bixschoote, où ils forment l’aile droite de l’armée anglaise, le long du canal d’Ypres à l’Yser. Sur l’Yser même, les territoriaux « se conduisent très bien[43]. » Ce sont des régimens bretons ; nos hommes ont là des parens, des amis. On fraternisera à la première occasion. En attendant, on est content de savoir que, « troupes de terre ou troupes de mer, les mibien ann hini Goz (les fils de la Vieille) font partout leur devoir[44]. »

Puis il court toutes sortes de rumeurs favorables : à Lyon et à Rouen, — ou peut-être à Tarascon, — nous avons des réserves « énormes, » qui vont entrer en ligne aussitôt fait leur plein de munitions, « deux millions d’obus, » précisent les renseignés ; le forcement des Dardanelles n’est qu’une question de jours : on l’attend pour la fin de la huitaine, de la quinzaine au plus. Le 30 novembre, un de nos médecins surprend une conversation sous sa fenêtre : « Ma femme, dit un des interlocuteurs, a vu l’ambassadeur de X… qui lui a confirmé que, pour fin décembre, les Russes seraient à Vienne et que Berlin ne serait pas loin d’être investie. » Ces sornettes font le tour des carrés : dans la guerre moderne, le front vit en vase clos plus encore que l’arrière et la faculté critique n’y trouve à s’exercer que sur des on-dit.

La grande affaire, presque la seule pour le moment, est la réorganisation de la brigade. Elle va bon train. Le commandant Geynet, dont certaines compagnies n’avaient plus qu’un tiers de leur effectif, reçoit enfin, le 28, 450 hommes de Paris, « de beaux gars qui, comme leurs anciens, n’ont qu’un désir, aller au feu. » Il les prend en main aussitôt. D’une heure à quatre, tous les jours, il leur fait faire l’exercice dans la campagne ; il les entraîne à la marche et au maniement des pioches ; il tâche surtout, par ses harangues enflammées, de leur communiquer son ardeur, sa brûlante soif de sacrifice. Mais, mieux que toutes les paroles, le canon qui gronde sans discontinuer retentit dans ces âmes. Comment garder son sang-froid quand les marmites tombent à moins d’un kilomètre de la ville ? Le 28, sept hommes sont ainsi blessés dans la campagne par l’explosion d’un obus. Conditions plutôt fâcheuses pour un cantonnement de tout repos, comme devrait être celui de la brigade. Le général d’Urbal en a convenu tout le premier. Il a dit, le 26, aux officiers, qu’il les avait fait revenir parce qu’on croyait à une attaque en force, mais que, « d’ici trois ou quatre jours, il les renverrait à Dunkerque ou à Cassel pour reformer la brigade, afin d’avoir un bon outil pour l’offensive prochaine[45]. » Mais le temps passe. Les promesses ne se réalisent pas. Et peut-être, dans le fond, n’en est-on pas autrement fâché : la vie de tranchée, ses risques, ses surprises, tout son imprévu, exerce une séduction particulière sur ces hommes. Les anciens la regrettent dans cette Capoue boueuse de Loo où la vie se traîne sans incidens, et les nouveaux aspirent à la connaître.

« Faute d’éclairage, » tout le monde est couché à huit heures et levé à six et demie ; le jour, en dehors de la paperasserie et des exercices, on ne sait à quoi employer son temps. « On se rase, » dira crûment un officier. En attendant la nuit, qui tombe tôt heureusement et ramène l’heure du bridge, joué aux chandelles, on se promène comme des bourgeois, la canne à la main, sur la route d’Oeren ou de Polinchove, quand le temps le permet. Mais, presque toujours, il pleut ou il vente. Le froid ne s’établit pas. « Même temps mou. » Et l’inévitable boue des Flandres, l’argile liquéfiée qui colle à la semelle sur les routes les mieux macadamisées !

Quelques patrouilles, des reconnaissances nocturnes vers l’Yser[46], ne suffiront pas à remplir cette existence désœuvrée. Les élémens de distraction sont si rares que des « sceptiques notoires » assistent aux offices « pour passer le temps » et ne sont pas toujours les moins « empoignés » par l’émouvante nudité, la simplicité tout antique de ces cérémonies où semble revivre l’esprit des premières communautés chrétiennes. Messes singulières, à vrai dire, servies, au bruit de la canonnade, par des acolytes en tenue de campagne, entre des murs dépouillés, sur un autel sans ornemens, dans une église convertie en dortoir et dont les occupans continuaient à vaquer au sommeil ou à l’astiquage de leurs armes[47] ; la nef centrale avait été simplement déblayée ; à l’issue de l’office, l’orgue attaquait la Marseillaise, « chantée par un baryton d’Opéra » du 89e territorial, mais sur un rythme si « lent, » si « religieux, » que les hommes, troublés, n’osaient « reprendre en chœur le refrain[48]. » De petites prises d’armes suivaient quelquefois pour de nouvelles remises de décorations, entre autres au premier maître Lebreton, un des meilleurs gradés du 2e régiment, blessé dans l’affaire du 24 octobre ; elles avaient lieu d’ordinaire à huit heures et demie. Mais la prise d’armes du 27 novembre, véritable revue des morts, fut particulièrement « impressionnante : » le commandant de la 8e armée, dans un ordre du jour dont la lecture devait être faite par l’officier de service, avait dressé la liste des pertes subies par la brigade. C’était l’après-midi, et le 1er régiment au complet était rassemblé dans l’église, « au pied des vieilles plaques tombales, » dont les « pompeuses » inscriptions rappelaient d’honorables carrières de chapelains et de marguilliers locaux. Le ban ouvert, l’adjudant-major Lefebvre commença la lecture ; les noms tombaient dans le silence, uniformément suivis de la mention : « Mort à Dixmude. » Et, à mesure que la funèbre liste se déroulait, l’oppression gagnait tous les cœurs ; l’air était agité d’un sourd frémissement, pareil à celui de ces ombres qu’Ulysse évoquait sur un cap perdu de la mer cimmérienne et qui l’enveloppaient de leur invisible tourbillon.

Presque tous les carnets d’officiers, entre cette date du 27 et le 5 décembre (date du départ de la brigade) sont vides ou contiennent pour toute mention : « Rien à noter… Rien de particulier… » À la date du 28 cependant, l’un d’eux rapporte le propos d’un étudiant allemand fait prisonnier, d’après qui le Kaiser aurait « le ferme espoir d’être à Calais pour le 10 décembre. » Le 30 novembre, un autre officier raconte que son camarade Pelle-Desforges est monté dans le clocher et a pu constater que toute la région au Sud de Loo était inondée. Le 1er décembre, écrit le commandant Geynet, « j’ai vu une belle chose : une toute jeune femme, repasseuse à Paris, est venue embrasser son mari, un simple matelot de mon bataillon. Elle repart ce soir. Elle a mis huit jours et a dû venir de Dunkerque ici à pied. » Le 2 décembre, tous les yeux sont en l’air : deux aéroplanes, un aviatik et un avion français, se livrent un duel au-dessus de Loo. Pas de résultat. Mais voici qui est plus grave : on vient d’apprendre, le même jour, qu’à Lampernisse, l’église a été repérée et « marmitée » dans la nuit : ci « 120 tués ou blessés[49]. » Or, comme le remarque un officier, « il n’y a pas plus loin d’Eessen [d’où tire la grosse artillerie allemande] à Loo que d’Eessen à Lampernisse. » Et, par précaution, l’amiral décide d’enlever les 750 hommes du 3e bataillon qui sont logés dans l’église.

Reste à leur trouver un autre cantonnement. La place faisant défaut à Loo même, on dirige le bataillon sur Pollincliove. Mais, à Pollinchove, les locaux sont aussi encombrés qu’à Loo : force est bien de s’éparpiller dans les fermes environnantes, dont plusieurs sont pleines de réfugiés[50]. Leurs grands toits retombans trempent dans une mer de boue, à la façon de ces arches de Noé que les vieilles estampes nous montrent naviguant vers le mont Ararat. Et, sur ce sol spongieux, dans la moiteur chaude des fenils, la paille fermente désagréablement. Mais on a l’impression qu’on n’y « moisira » pas longtemps, et on s’en applaudit, en somme. Ce repos sans confort finissait par peser à tout le monde. La brigade a pu refaire ses unités ; les armuriers ont passé la revue des fusils ; un nouveau matériel de ravitaillement a remplacé les anciennes voitures poussives du Bon Marché, du Louvre, des Galeries Lafayette, qui menaçaient ruine à chaque cahot. Bref, il ne manque que des souliers. Quant au reste, grâce aux envois des journaux et des sociétés d’assistance militaire, on en est largement pourvu : paires de mitaines, plastrons, passe-montagnes, caleçons, couvertures, chandails, tricots, chaussettes affluent par ballots à la brigade. Il arrive jusqu’à du Cadum pour les pieds, — 8 000 boites, don de la manufacture, — du tabac et des cigares de la Civette, même des lampes électriques de poche, offertes par l’Etat aux officiers. « Voyez comme nous sommes gâtés ! »

Mais les souliers ne sont toujours pas « signalés, » ce qui amène les protestations des officiers. Va-t-il falloir que leurs compagnies retournent au feu avec leurs savates éculées, qu’elles hivernent pieds nus dans la boue des tranchées ? Le 4 décembre, enfin, on réussit à obtenir « une bonne paire de brodequins pour chaque homme ; » mais « impossible de compléter à deux, chiffre réglementaire. » Comme « variétés de taille, » les effets laissent aussi « un peu à désirer[51]. » Telle quelle, la brigade est « parée » et ne demande qu’à lever l’ancre. « Les officiers comme les hommes sont bien malheureux d’entendre le canon, écrit le 1er décembre le commandant Geynet, de voir incendier des fermes à un kilomètre et de ne pas marcher. » On ne sait pas encore sur quel point du front la brigade fera cap. Sur Nieuport peut-être, écrit-il le 2, pour donner la main au bataillon de Jonquières. « Si c’est vrai, quelle chance ! Il paraît, comme dit le matelot, que « ça barde là-bas. » Il vaut mieux y être carrément que d’être bêtement à la merci d’une marmite comme les gens de cette nuit. Puis cette vie de tranchées est passionnante : on souffre, il est vrai, du froid ; on ne se déshabille jamais. Mais c’est épatant… » — « Nous sommes impatiens de retourner au feu, écrit-il encore le 3. Tous les matins, on calme notre impatience en nous promettant que ce sera pour demain. Le soir, on boucle les cantines… et on reste. » Enfin, à la date du 4 : « Depuis ce matin, la canonnade fait rage. On prépare l’offensive. Vous ne pouvez croire combien ce mot électrise les hommes. Quand, à l’exercice, je leur dis : « On va marcher, les gars ! » ils regardent avec fierté leur baïonnette, car, disent-ils, il y a plus de « jeu » à embrocher un Prussien qu’à le tuer d’une balle. »

Ce jeu-là, ils le connaîtront bientôt ; mais par quelle vie de misère, quelles souffrances, quelles privations, il faudra l’acheter ! Dans l’enfer des Flandres, si Dixmude fut le cercle de feu, Steenstraate, qui allait s’ouvrir, fut le cercle de boue.

Charles Le Goffic.
  1. Copyright by Plon, 1915.
  2. Il est certain que toutes les compagnies disponibles ne donnèrent pas le 10 novembre. La 6e entre autres, resta l’arme au pied, ce qui a fait dire : « Si on l’avait fait contre-attaquer ce jour-là, en même temps que la 7e (Gamas), les Allemands ne seraient peut-être pas restés longtemps à Dixmude. » Mais l’entreprise était bien risquée. Et avec quoi nous fussions-nous opposés au passage des Allemands sur la rive gauche, si elle avait échoué ?
  3. « Aucun messager n’est revenu, sauf mon fourrier Le Quintrel, qui n’a pu atteindre l’Yser, mais, avec sa chance coutumière, m’a rejoint à la nuit en traversant, le long des fossés, les lignes allemandes. » (Journal du lieutenant de v. C…)
  4. Journal de l’enseigne C… P… et Correspondance particulière : « Dévisse (officier des équip.) réussit à remettre en action les mitrailleuses abandonnées, que nous essayâmes ensuite de ramener dans nos lignes ; mais, à mi-chemin, les porteurs étant épuisés, nous dûmes les démonter et en jeter les diverses pièces dans des ruisseaux profonds d’où on ne les a sûrement pas repêchées. »
  5. « Pourquoi les Allemands ne nous chargent-ils pas ? C’est incompréhensible… Ils doivent nous croire bien pris et veulent sans doute se masser avant d’enlever nos tranchées. » (Journal du lieutenant de v. C. )
  6. Et, à quatre heures, continue le Journal de l’enseigne C… P…, nous étions rejoints par « un brave petit fusilier breton d’Audierne, Paillard Clet. Interrogé sur son retard : « Le lieutenant m’avait dit d’accompagner un blessé ; alors, comme il ne pouvait plus marcher tout seul et que nous n’allions pas vite, nous avons perdu la colonne. » Ce bon petit garçon, qui, dans la nuit, avait perdu le contact avec nous, entre la tranchée et l’Yser, sans un cri d’appel ni une plainte, a traîné son blessé jusqu’à l’Yser. Là, trouvant la passerelle ouverte, il a voulu se mettre à l’eau pour prévenir. On l’a vu, on l’a hélé, il s’est fait reconnaître, et son blessé a été sauvé. Impossible de lui faire comprendre que son acte est héroïque ; il s’excuse simplement d’être en retard et à toutes les félicitations répond : « Le lieutenant l’avait dit. » Le lieutenant a dit aussi : « Tu auras la médaille militaire » et l’amiral a ratifié la promesse. »
  7. « Me trouvant dans une ferme où mangent nos officiers, écrit le fusilier Delaballe, j’ai pansé jusqu’à trois heures du matin des blessés avant de pouvoir les évacuer sur les infirmeries, j’ai soigné de mes camarades atrocement blessés par des balles dum-dum. Heureusement que le docteur Arnould est venu nous assister par deux fois. Autrement, je crois que nous n’y serions jamais parvenus. Nous étions trois malheureux inexpérimentés pour soulager un flot incessant de blessés. Ce fut effroyable… » — « Je vous écris d’une ferme que Delaballe a transformée en poste de secours, mande un autre fusilier. Avec deux autres matelots, il a pansé le capitaine, le lieutenant et soixante blessés pendant la nuit. Vers trois heures du matin enfin, nous avons pu dégager nos blessés. Les obus dégringolent dans le moment et, si je ne veux pas recevoir le toit sur la figure, il est prudent que je retourne dans ma rotonde. » (France, du 29 nov. 1914.)
  8. Le 4 novembre. « Un de mes chevaux et moi sommes heureusement les seuls nouveaux blessés. Je crache les débris de la camelote boche, quelques esquilles et deux molaires auxquelles je tenais pourtant bien et, tandis que mes hommes s’écrient en cœur : « Les salauds, notre major ! » je me livre à mon quartier-maître Gérot qui me tamponne intus et extra. Le choc a été très brutal, mais, de ce fait, presque indolore, et je fais cette réflexion consolante pour les familles qu’il en est, en somme, ainsi pour la plupart des blessures par projectiles de guerre. La mienne est sans gravité immédiate et j’éprouve une satisfaction très douce à sentir mon vieux sang couler, à si peu de frais, pour la grande cause. »
  9. Lettre au général de Cornulier.
  10. Trois jours sur Caeskerke, les tranchées de l’Yser (compagnies de Malherbe et Pitous) et les tranchées de l’usine à pétrole (compagnie Ravel) ; trois autres sur Oudecapelle et Saint-Jacques (v. plus loin).
  11. L’Action de l’armée belge (rapport du commandement de l’armée).
  12. Journal de l’enseigne C. P… et lettre du lieutenant de v. Le B… : « Humbert a reformé une compagnie à moitié détruite le 10 novembre et, en trois jours, il l’a ramenée complètement rééquipée à Dixmude. »
  13. « Le matin (11 novembre) de bonne heure, nous devons déguerpir de la ferme où nous avons si bien dormi dans la paille chaude qui a séché nos vêtemens trempés. Tout un régiment français d’artillerie est arrivé à la rescousse et un groupe de 75 prend position dans la cour de la ferme. » (Journal de l’enseigne C. P…) — « Il est arrivé de l’artillerie française qui répond. Dixmude, ou ce qu’il en reste, brûle de nouveau plus que jamais. Le refrain unanime dans nos tranchées est que les Boches n’ont sûrement rien trouvé dans les caves. Je le crois. » Carnet du lieutenant de v. de M…)
  14. Communiqué du 13 novembre : « L’ennemi a cherché à déboucher de Dixmude par une attaque de nuit et a été repoussé. » En réalité, l’attaque eut lieu à la tombée du jour. « Gros bombardement de nos tranchées ; vive fusillade vers cinq heures du soir. » (Carnet du lieutenant de v. de M…)
  15. Même celles du Haut-Pont, les premières visées cependant et « qui reçoivent des marmites sans discontinuer. Pitous les attire sans doute. » (Carnet du lieutenant de v. de M…)
  16. Journal du Dr Petit-Dutaillis : « Les routes flamandes sont formées au centre d’une chaussée pavée trop étroite pour le passage de deux voitures et, de chaque côté, d’un terrain meuble où l’une des deux doit forcément s’engager pour croiser l’autre ; sous les pluies persistantes, ces bas-côtés ne sont plus que bouillie liquide dont on ne se dégage qu’à grand’peine. »
  17. Le troisième était celui du Dr Guillet, établi au débouché du pont romain et enlevé avec ses deux médecins (le Dr Guillet et le médecin auxiliaire Félix Chastang) et tout son personnel le 10 novembre. Le Dr Guillet, fait prisonnier, a été échangé ; mais son aide, Félix Chastang, fut tué le 11 novembre en soignant sous le feu des blessés français et allemands. L’ennemi n’a pu s’empêcher de rendre hommage à tant d’héroïsme et il a inscrit sur sa tombe, dans le cimetière d’Eessen : « Ici repose un brave médecin français. » (Lettre du médecin-major allemand Simon à Mme Chastang.)
  18. « Ses colloques avec ses compatriotes, au plus fort du combat, sont épiques : Jean Gouin admet bien d’être blessé à la tête, au ventre, où vous voudrez, sauf aux doigts ; il y tient particulièrement. Or, hier, il vient trouver Le Marc’hadour avec l’index, droit brisé. Il est très énervé. « Oh ! mon didi ! mon didi ! — Qu’est-ce qui te prend ? lui dit Le Marc’hadour. Il t’en reste bien assez de ton didi pour écraser tes puces ; je vais te renvoyer à ta femme, tu lui donneras tout de suite un gosse, je serai le parrain, et nous l’appellerons Dixmude. » Alors Jean Gouin rigole et, au printemps prochain, si son médecin-major n’est pas mort, il lui enverra un panier de moules fraiches. » (Journal du Dr Petit-Dutaillis.)
  19. Il s’agit de la boucle de Tervaete, le seul « point faible de la ligne de défense » (l’Action de l’armée belge), dont la concavité est tournée vers l’Ouest et où l’ennemi avait pris pied dès le 22 octobre, poussant ses tranchées jusqu’au Vliet. Il lui en avait fallu déguerpir devant l’inondation. Près de la ferme de Stuyvekenskerke et du château de Vicogne, une batterie allemande de quatre pièces était submergée : « ferme et château ont été trouvés évacués et remplis de cadavres allemands, » dit le communiqué belge. Devant Ramscapelle, on retirait de l’eau deux mortiers de 165 abandonnés par l’ennemi ; çà et là, le long de l’Yser, d’après la même source d’informations, des contingens allemands, occupant des positions avancées, étaient coupés de leurs lignes de repli et devaient se rendre ou se résigner à l’enlisement.
  20. « Mes hommes s’amusent à forcer des lièvres à la course, malgré mes hurlemens. Heureusement, personne de blessé, sauf un lièvre qui vient se réfugier près de mon « gourbi, » où mon cuisinier se hâte de lui faire un sort. » (Carnet du lieut. de v. de M…)
  21. Surnom donné aux fusiliers marins et dont l’origine est incertaine : les uns y voient une déformation de Jean Le Gwenn (Jean Le Blanc), nom très répandu en Bretagne ; les autres le font venir du mot gwin (s. e. ardent, eau-de-vie), étymologie malheureusement aussi acceptable.
  22. Carnet du Dr T…
  23. Cité par le Gaulois du 18 novembre.
  24. Journal du Dr Petit-Dutaillis. « Il n’y a eu d’épargné, précise l’auteur, que la maison où j’ai reçu ma prune et où était établie mon ambulance régimentaire ; Le Marc’hadour s’y trouvait avec l’abbé Pouchard ; les dernières marmites sont venues les encadrer… sans éclater. »
  25. « On dit que nous serons remplacés peut-être après-demain. Les hommes s’en réjouissent, surtout parce que les bœufs et veaux qui erraient dans nos environs sont tous passés de vie à trépas et qu’ils considéraient comme déshonorant de manger du « singe. » Je ne crois pas que, pendant tout Dixmude, mes hommes en aient mangé plus de deux fois. On se débrouille ! Moi je serai content de pouvoir me déshabiller et me laver complètement ; je n’ai pu le faire depuis le départ du Grand Carbon, où j’avais escorté le convoi, le 15 octobre. » (Carnet du lieutenant de v. de M…)
  26. Carnet du Dr T…
  27. Journal de Pontivy, du 20 juin 1915.
  28. L’enseigne de Cornulier, dans ses premières lettres, l’appelle Dixmuth !
  29. « Quelques obus éclatent au-dessus de nous. Malgré les précautions prises, les Allemands ont dû se douter de notre mouvement, mais ils tirent trop haut. » (Carnet du lieutenant de v. de M…)
  30. Cf. Carnet du lieutenant de vaisseau de M
  31. « Pluie, vent, boue… Musique belge. Sénégalais dansent, les pauvres ! » (Carnet du Dr T…)
  32. Lieut. de v. F… Corresp. part.
  33. « Le colonel Seely, ancien ministre de la Guerre, est venu ces jours derniers visiter notre front, il nous a dit que nous avions sauvé la situation par notre résistance. » (Carnet du lieutenant de vaisseau de Perrinelle.)
  34. « Je venais de faire retraiter mon groupe, à trois cents mètres plus loin, dans une grange, et j’étais assis dans mon auto, quand je vois passer sur la route mon beau-frère, le brillant colonel de cavalerie Le Gouvello, que je n’avais pas revu depuis un an. Beau comme un dieu, il revenait d’une mission auprès de notre état-major : « Eh bien ! mon pauvre vieux, tu as donc touché une prune ? — Comme tu vois. — Ça ne sera rien ? — Presque rien. — Mes complimens. Il est chic, ton amiral, et vous avez une fameuse presse dans les tranchées. À vous jusqu’ici le maximum de bombardement ! » (Journal du Dr Petit-Dutaillis.)
  35. Carnet du Dr L. G…
  36. Journal de l’enseigne C. P…
  37. Carnet du Dr L. G
  38. « Il n’y a pas de lits pour tous les officiers ; mais le capitaine et moi avons trouvé une petite chambre-bureau où la nuit on n’est pas mal sur la paille. » (Journal de l’enseigne C. P…) « Nous vivons (trois officiers et notre cuisinier) dans un salon démeublé, occupé le jour par nos fourriers, » écrit de son côté (lettre du 29 novembre) l’enseigne de Cornulier. Mais, ajoute-t-il, le 2 décembre, « comme nous avons du moins un toit, des vitres (luxe inconnu, quand on approche des régions bombardées), et de la paille, nous n’avons à souffrir physiquement de rien. »
  39. Pierre Nothomb : l’Yser.
  40. « Chose amusante ici : un bâtiment de joli style Renaissance, qui porte le nom d’hôtel de ville, n’est pas la mairie, comme on pourrait le croire, mais un petit hôtel-restaurant où plusieurs de nos camarades prennent une pension d’ailleurs un peu chère. Il est vrai qu’en temps de guerre et à proximité immédiate du front… » (Journal de l’enseigne C. P…)
  41. « Heureusement, dans tous ces pays, il n’y a plus de ressources d’aucun genre, pas même d’alcool, ce qui nous protège de l’ivrognerie, la plaie des régimens de marins. » (Lettre de l’enseigne de Cornulier.)
  42. Enseigne B… Corresp. part.
  43. Carnet du docteur T
  44. Lettre du deuxième maître Le C…
  45. Lettre du commandant Geynet.
  46. « J’ai raté, écrit le 4 décembre le commandant Geynet (je n’en dors pas depuis deux jours) l’occasion de faire un beau travail personnel, mais je n’avais que mon cycliste, il faisait noir et ils étaient onze. Je me serais fait tuer ou prendre peut-être bêtement ; je n’avais que ma canne et mon revolver. Je suis revenu prendre dix hommes, mais je n’ai pu les retrouver. Ce n’est pas de chance, car il y avait trois officiers. Cela se retrouvera, mais je n’irai plus seul la nuit pour étudier le terrain. »
  47. Lettre de l’enseigne de Cornulier.
  48. Journal de l’enseigne C. P
  49. Dont pas un marin. Dans ce chiffre doivent être comprises les victimes faites par le bombardement sur d’autres points de la ville. Le « marmitage, » commencé à neuf heures du soir, dura un quart d’heure, éprouvant surtout « des chasseurs de la classe 15. Pauvres gosses ! » (Carnet du lieut. de v. de M…)
  50. « Départ à midi 30 pour Polinchove, où les compagnies se dispersent, réparties en plusieurs fermes, un peu à l’étroit. La 9e compagnie loge chez de braves gens, pas du tout partisans des Boches, qui hospitalisent déjà une vingtaine de réfugiés belges et un nombreux bétail. » (Journal de l’enseigne C. P…)
  51. Journal de l’enseigne C. P…