L’ÉPOPÉE
DES FUSILLIERS MARINS[1]




IV. — STEENSTRAETE[2]


Le 5 décembre 1914, la brigade des fusiliers marins est désignée pour participer, dans le secteur de Steenstraete, « au service de défense de la partie du front de l’Yser incombant à la 42e division d’infanterie. » Aucun danger imminent ne menace ce secteur. L’ennemi n’essaie plus de déboucher de Bixschoote. Il a perdu son mordant, et c’est nous qui le « manœuvrons » depuis le commencement de décembre entre l’Yser et la Lys. Le communiqué du 5 signale les progrès « sensibles » que nous avons réalisés au Nord de ce dernier cours d’eau : « Le gain a été de 500 mètres. Partie du hameau de Weindreft est restée entre nos mains. » Dans le secteur même de Steenstraete, « en avant de Poesele, » sur la rive gauche du canal, nous travaillons à chasser l’ennemi de l’étroit couloir de marécages où il a pris pied le 10 novembre. L’opération, déclenchée à l’étouffée, dans la nuit du 4, et montée par deux sections de cent hommes des bataillons d’Afrique qui se sont jetés sur la Maison du Passeur, semble en bonne voie d’exécution. Dans la brigade, on croit qu’elle est le prélude d’une offensive générale du front anglo-français, « pour le succès de laquelle l’état-major n’a pas cru devoir faire appel à des troupes plus solides que les fusiliers marins. » Et peut-être, en effet, malgré l’absence d’artillerie lourde, ces troupes eussent-elles tenu toutes leurs promesses, si elles avaient pu se reconstituer au préalable, si les positions ennemies leur avaient été moins sommairement décrites, si la liaison des armes, enfin, au cours des attaques qui vont suivre, avait été mieux assurée.


I. — LE NOUVEAU FRONT DE LA BRIGADE

Tant à Loo qu’à Dixmude, la Flandre nous avait déjà présenté d’assez coquets échantillons de ses tempêtes. Celle qui se déchaîna dans la nuit du 5 fut particulièrement violente : pluie et vent mêlés, un cyclone « à déraciner les arbres, » disent les carnets. L’heure matinale à laquelle on avait réveillé les hommes (une heure) donnait à supposer qu’on les mettrait en marche avant le jour ; mais, par suite de la dispersion des contingens ou pour toute autre cause, la plupart des unités ne s’ébranlèrent qu’à neuf heures du matin. S’il faisait clair, il ventait plus fort que jamais ; la bourrasque secouait frénétiquement sur la plaine ses ailes ruisselantes d’une eau jaune ; les peupliers craquaient et les hommes courbaient le dos sous l’averse. On ne connaissait pas la destination de la brigade ; on savait seulement qu’on marchait dans la direction du Sud et que l’itinéraire, après Pollinchove, passait par Linde, Elsendamme, Ostvleteren et Woesten, petits villages jalonnant la grande route de Fumes à Ypres. Nous envoyait-on en soutien des Anglais ? Certains le pensaient et n’en étaient pas autrement fâchés[3]. Mais, à Woesten[4], la brigade fit demi-tour et quitta la grande route : peu après, les hommes s’égaillaient, par une résille de pistes boueuses, vers les cantonnemens qui leur avaient été affectés dans les fermes de Bosch-Hoek.

Ni le nom, ni la chose n’étaient bien ragoûtans. Les fermes regorgeaient de soldats. D’où quelque encombrement, mais tout passager, puisque ces troupes appartenaient aux deux régimens d’infanterie que nous allions relever. Il est deux heures de l’après-midi et les estomacs crient famine ; aussi les « bouteillons » (marmites) ne font-ils qu’un saut des sacs sur le feu. Les instructions du général Duchêne, qui a remplacé Grossetti a la tête de la 42e division, portent que la brigade relèvera dans la nuit, « sur le front du canal de l’Yser, depuis la Maison du Passeur exclue jusqu’à un point situé à 800 mètres environ au Nord du pont de Steenstraete, » les unités de la division qui doivent elles-mêmes en relever d’autres de la 8e armée. Ces unités sont le 151e, le 162e régimens d’infanterie et le 16e bataillon de chasseurs. La note de service ajoute qu’ « une passerelle a été jetée sur le canal de l’Yser, à peu près au milieu de ce front, et une petite tête de passerelle organisée en avant sur la rive droite. » Mais la brigade n’est plus une brigade que de nom : les prélèvemens qu’elle a subis l’ont réduite à un régiment, auquel on demande en somme de faire la besogne de deux régimens et d’un bataillon. Comme dit le commandant Geynet, « c’est chic, mais c’est dur. »

Trop dur peut-être. L’organisation du front exigeant un minimum de dix compagnies, sur douze qui nous restent, le service des relèves sera presque impossible ou tout au moins terriblement espacé. On dit bien que l’amiral Ronarc’h a réclamé d’urgence les bataillons Mauros et Conti, détachés à Caeskerke. Et le fait est qu’ils arriveront les jours suivans ; mais, comme on en profitera pour étendre notre front, nous n’en serons pas beaucoup soulagés. Parant au plus pressé, l’amiral répartit ses unités en deux secteurs coupés par une ligne fictive Est-Ouest : le secteur Nord, sous les ordres du commandant de Kerros (quartier à Pypegaale) : le secteur Sud, sous les ordres du commandant Geynet (quartier au moulin de Lizerne) ; les deux secteurs sous le commandement supérieur du « colonel » Delage (quartier dans une ferme entre Pypegaale et Bosch-Hoek).

À peine si les hommes ont eu le temps de se sécher au cantonnement : dès la nuit tombée, sac au dos ! Et c’est l’éternel cheminement, si souvent décrit par les carnets, dans les ténèbres fouettées de pluie, sur une glèbe moite et gluante, dont le suintement a fini par effacer tous les repères. Du moins n’y a-t-il pas à craindre que l’ennemi, occupé par ailleurs avec les « Joyeux » qui lui donnent suffisamment de fil à retordre, prête attention au mouvement qui s’exécute et qui, commencé à cinq heures, n’était pas encore terminé à minuit. Des éclaireurs précédaient la colonne, armés de longues perches dont ils tâtaient le terrain, comme ces guides qui, dans les sables du Mont-Saint-Michel, pilotent les caravanes à travers le dédale des lizes. Sondages nécessaires, mais fastidieux par leur répétition : à tout bout de champ, la colonne devait s’arrêter devant une rivière ou un watergang dont on ne retrouvait plus le ponceau ; le Kemmelbeck, l’Yperlée avaient débordé dans les champs. Quelques hommes firent le plongeon ; la plupart arrivèrent à destination francs d’avaries. Les tranchées où ils pénétraient n’étaient pas beaucoup plus étanches que les prairies d’où ils sortaient. Mais ils ne songeaient pas encore à s’en plaindre. Ils en plaisantaient même : « Je vous écris d’une tranchée « modèle » établie par le génie, mande l’un d’eux, Maurice Faivre. Il me pleut dans le cou, et il y a vingt centimètres de boue pour y accéder ; mais enfin c’est une tranchée modèle… Les Boches sont devant nous et nous ne pouvons sortir sans entendre le miaulement de leurs balles. Nous leur répondons d’ailleurs aimablement… »

Voilà le ton général des correspondances : on grelotte, mais on « rigole ; » on est tout à la joie d’être derechef au feu. « Nous avons notre tranchée à 100 mètres de celle des Boches, écrit dès le 6 le commandant Geynet. C’est passionnant… Cette position est dure, mais c’est un honneur de l’avoir, car nous y avons remplacé les chasseurs alpins et nous en sommes bien fiers. » Ailleurs, il précise que la brigade remplace « un régiment de Verdun qui n’a jamais reculé. — Nous l’imiterons. »

Généreuse émulation où l’on peut voir le secret de bien des héroïsmes ! L’esprit de corps a ses inconvéniens et ses dangers, mais il développe chez les hommes un amour-propre d’autant plus fort que l’unité à laquelle ils appartiennent présente des caractéristiques plus tranchées : les armes qui se feront le plus remarquer au cours de cette guerre, alpins, chasseurs, zouaves, coloniaux, etc., sont aussi celles qui, par leurs élémens, leurs traditions, leur tenue, leur vocabulaire, toute leur façon d’être, forment comme des clans à part au milieu de la grande famille militaire. Aucune de ces armes n’entend qu’on la confonde avec une autre ; les chasseurs protestent quand on veut changer la couleur bleu sombre de leur équipement. Et, jusque dans la ligne, les mitrailleurs sont en train de constituer une aristocratie. Plus personnelle, plus fermée encore, la brigade, aux raisons de même ordre tirées de son régime spécial et d’un système de recrutement qui remonte à Colbert, ajoute le prestige de son origine : elle vient de la mer ; elle sert à terre par accident, comme ces sirènes des vieux contes capturées par des pêcheurs et qui gardaient dans leur vie terrestre un ressouvenir de leur existence marine. Il n’est pas certain qu’au début elle n’ait pas cru un peu déchoir dans son coude à coude avec les fantassins. Mais ses préventions se sont vite dissipées au contact de ces belles troupes. Et, de son particularisme primitif, elle n’a gardé que le sentiment d’une sorte de supériorité naturelle inhérente à la condition de l’homme de mer, qui, en l’établissant au-dessus des « terriens, » l’oblige à ne leur céder en aucune circonstance, fût-ce dans un domaine et avec des moyens d’action qui ne sont pas les siens.


II. — DANS LE CLOAQUE

Pour le moment d’ailleurs, au moins dans la partie que les fusiliers ont à défendre, le front somnole. À notre aile gauche seulement, l’artillerie s’est réveillée ; une fusillade nourrie claque dans l’ombre, mêlée de clameurs et de râles, et des éclats de la tornade viennent jusqu’à nous : c’est le détachement des « Joyeux » qui, la Maison du Passeur enlevée, pousse son attaque sur les tranchées voisines. Rude opération, menée avec un entrain endiablé par ces hommes qui avaient tant à racheter, dont l’uniforme noir semblait porter le deuil de leur honneur et qui le teignirent ce jour-là dans la pourpre du sang bavarois.

Au matin, quand la brume se dissipa, le pâle soleil de l’hiver éclaira près de nous des rangées de cadavres ennemis ; les Allemands ne tenaient plus que dans quelques boyaux où ils opposaient d’ailleurs une énergique résistance. La lutte devait continuer toute la journée et s’étendre rapidement jusqu’au confluent du canal et de l’Yser par l’entrée en scène de la 38e division d’infanterie, désireuse de mettre à profit ce succès local pour achever le nettoyage de la rive gauche. La brigade ne participait point à l’opération, qui n’embrassait que la partie du front comprise entre le fort de Knocke et l’extrémité du secteur commandé par le capitaine de frégate Geynet. Avec sa fougue ordinaire, dès qu’il avait eu vent de l’extension du mouvement, Geynet, dit l’enseigne Poisson, avait « bondi jusqu’à la première ligne pour être avec ses hommes au moment de l’attaque. » Mais, bien qu’il servît « de renfort à l’endroit le plus exposé, » il n’eut pas l’occasion d’intervenir, l’attaque n’ayant pu déboucher.

Quelque fièvre est permise à des non-combattans qui assistent d’un secteur voisin au déclenchement d’une offensive. Combien cette impatience est plus forte chez des hommes arrivés en pleine nuit sur des positions inconnues et qui, sept heures durant, ont guetté une blancheur dans l’étroite bande de ténèbres formant tout leur ciel ! Il ne pleuvait plus, en outre, et les têtes au moins avaient cessé de ruisseler, si les pieds trempaient toujours dans la boue. Et, comme pour solliciter davantage la curiosité de ces grands enfans, l’air s’était peuplé d’oiseaux prestigieux : « deux ballons, un français et un prussien, et sept aéroplanes. » (Commandant Geynet.) Le front de la brigade n’avait pas encore grande étendue, mais il était fort capricieux : une partie de nos tranchées étaient disposées en crochet défensif face à la Maison du Passeur, les autres s’allongeaient perpendiculairement aux premières sur la rive gauche du canal. Mais, de quelque côté qu’on le prît, le paysage restait le même, et les naïfs fusiliers, qui avaient rêvé pour cette seconde étape de leur existence militaire un horizon moins monotone que celui dont ils fatiguaient leurs yeux depuis le début de la campagne, durent éprouver une assez vive déception en se portant aux créneaux. Le paysage de Steenstraete n’est pas sensiblement différent du paysage de Dixmude : c’est toujours, parmi ses écharpes de brouillards marins, l’immense et basse plaine flamande décrite dans les communiqués, le même damier interminable de prairies, de betteravières et d’emblavures, quadrillé de petites haies et de « blancs d’eau » qui gênent les vues de l’artillerie, la même tangue grasse et grisâtre tassée entre les mêmes routes droites et surplombantes, les mêmes clochers élancés ou trapus au bout des mêmes colonnades de peupliers crispant leurs arceaux au vent du large. Nulle part on ne sent mieux le caractère ambigu de cette Flandre sensuelle et mystique, plate et illimitée, disputée entre la terre et la mer, comme entre la matière et l’esprit. À peine si, au Sud de Steenstraete, vers Hetsas, la sombre épaisseur d’un fourré rompait la monotonie du paysage : c’était le fameux bois triangulaire, tant de fois pris et perdu, où les obus avaient ouvert des trouées par lesquelles, dans les temps clairs, on apercevait, comme des minarets, les tours effilées du beffroi d’Ypres.

L’ennemi concentrant tout l’effort de son artillerie sur la partie du front menacée et se contentant de nous envoyer de temps à autre quelques volées de 77, nos « Jean Gouin, » déjà si peu défians de leur nature, en profitaient pour se livrer à toutes sortes de manèges imprudens. Malgré ses avertissemens, le lieutenant de vaisseau de Malherbe eut ainsi deux hommes tués coup sur coup dans sa tranchée : il leur avait suffi de lever la tête. « Les Allemands tirent probablement avec fusil sur chevalet, » dit de Malherbe, observation confirmée par le commandant Geynet : « Les hommes sont surtout dégringolés par des officiers qui, abrités dans des fermes, tirent sur chevalet ayant des points de repère. » Au total et en grande partie du fait de ces imprudences, la journée du 6 décembre nous coûta 5 tués et 14 blessés, dont l’enseigne de Cornulier-Lucinière, qu’un éclat d’obus vint frapper au poumon gauche, près de la Maison du Passeur, comme il dirigeait les travaux d’amélioration de sa tranchée. Sur ce côté seulement du secteur, l’action de l’artillerie ennemie était assez forte, en raison de l’attaque prononcée par les Joyeux. À cinq heures du soir, on apprenait que les derniers boyaux qui flanquaient la Maison du Passeur avaient cessé leurs convulsions. Mais les pertes des Joyeux étaient lourdes, puisque la moitié du détachement restait sur le carreau avec son chef, le lieutenant P…, atteint à l’œil par l’explosion du magasin de son fusil.

Ce n’était là d’ailleurs qu’un succès tout partiel, comme ceux que nous avions remportés, les jours précédens, au Nord de la Lys et à Weindreft. Mais l’ennemi semblait avoir accusé le coup. D’un bout à l’autre du front de Belgique, son activité se ralentissait[5] et, comme notre imagination prend facilement le galop, nous le voyions déjà tout démoralisé et prêt à faire ses paquets. Les clichés photographiques de nos aviateurs ne laissaient pas soupçonner la formidable organisation des tranchées de deuxième ligne qu’il occupait devant Bixschoote, à 500 mètres du canal. Nous ne nous étions heurtés encore qu’aux tranchées de sa première ligne, dont quelques-unes, neutralisées par l’inondation, n’avaient même plus d’occupans : leur tracé correspondait généralement à celui des tranchées françaises, mais nous avions sur elles, depuis la prise de la Maison du Passeur, l’avantage d’un front rectifié.

Encore fallait-il, avant d’aborder les tranchées ennemies, que nous pussions nous maintenir dans nos propres tranchées. À peu près inhabitables déjà, les pluies des derniers jours en avaient fait d’affreux cloaques : c’est « l’égout chez soi, » dit un officier. En certains endroits, qui formaient poche, l’eau montait jusqu’à la ceinture. Ni puisard, ni canaux d’écoulement : les boyaux d’accès, creusés trop près et trop perpendiculairement, s’enfonçaient tout de suite entre deux talus de glaise humide, qui semblaient se resserrer à mesure qu’ils s’élevaient et produisaient sur les hommes habitués au plein air du large cette curieuse sensation d’étouffement connue sous le nom de « mal des tranchées : » la tête leur tournait et ils titubaient comme pris d’ébriété.

Par les soins de l’amiral, les deux compagnies au cantonnement furent occupées à tresser des fascines pour l’amélioration des boyaux d’accès et des tranchées ; mais la glaise dévorait à mesure ces planchers mobiles et il fallait continuellement les renouveler. Tout le temps que dura notre séjour à Steenstraete, les compagnies au cantonnement n’eurent pas de besogne plus urgente, avec la réfection des passerelles et des routes et l’amélioration du réseau téléphonique, qui laissait fort à désirer jusque-là. En cas d’alerte cependant, et malgré toute la bonne volonté des hommes de liaison, comment amener à temps les réserves à travers cette zone savonneuse et justement qualifiée d’atroce par les communiqués ? Telle était la difficulté des communications que le ravitaillement en vivres des dix compagnies sur le front, commencé à six heures du soir, à Pypegaale, le 5 décembre, ne prit fin que le 6 à quatre heures du matin. « Notre service de vivres est tout à fait lamentable, écrivait le 8 l’enseigne Boissat-Mazerat. Nous touchons à peine un jour sur deux ; le reste du temps, Jean Gouin se serre la ceinture et ronchonne. » Les blessés eux-mêmes ne pouvaient être évacués, tant à cause de l’intensité du feu ennemi que du mauvais état des boyaux. L’enseigne de Cornulier dut rester ainsi douze heures dans sa tranchée, « complètement inondée, » avant qu’on pût le conduire à l’ambulance : il n’y arriva que vers cinq heures du matin, « ses vêtemens et son pansement formant avec la boue une masse si compacte qu’il fallut tout couper, » dit le médecin qui le soigna. Une congestion pulmonaire trop explicable emportait trois jours après ce discret et parfait officier, si étranger par certains côtés à notre temps qu’on le dirait emprunté à la légion Thébaine ou à quelque milice sacrée du cycle arthurien : marié, de vieille souche bretonne et militaire, il garde avec ses hommes sa politesse de grand seigneur ; il est peut-être le seul officier qui ne les tutoie pas, non par hauteur, mais, au contraire, par déférence. Son verbe châtié, sa voix douce, sa piété exemplaire, le chapelet qu’il égrène au cantonnement, son bon sourire dans l’action, lui composent une physionomie à part dans cette brigade qui contient tous les spécimens de marins connus, du vieux frégaton à fauberts, paternel et brusque, à l’aspirant glabre et flegmatique de style anglais, et du patricien raffiné, héritier des traditions du grand corps, à l’officier bleu sorti du rang, strict, austère et républicain.

Si la Maison du Passeur était à nous, l’ennemi cependant gardait pied sur la rive gauche du canal[6]. Malgré tout, sa situation restait précaire. Mais nous n’étions pas nous-mêmes en meilleur point de l’autre côté de l’eau, où les lignes françaises, sur une longueur de 500 mètres environ, débordaient à peine la berge et les maisons de Steenstraete. Il fallait de toute nécessité élargir notre assiette, et nous nous y préparions par des reconnaissances et des patrouilles nocturnes, tantôt conduites par des gradés, tantôt par des officiers, comme l’enseigne Bonnet, qui était, depuis Dixmude, un familier de ce genre d’opérations[7]. Le 7 décembre, l’enseigne Viaud poussait à son tour une reconnaissance jusqu’à la première tranchée allemande, n’y remarquait pas de fils de fer et la jugeait assez faiblement garnie[8]. C’était d’ailleurs l’impression générale rapportée par les différentes patrouilles.

Cependant l’unité de direction, essentielle dans toute organisation offensive, n’était pas encore assurée dans le secteur que nous occupions et dont une partie demeurait à la charge de l’infanterie. Les choses changèrent aussitôt que nous eûmes reçu nos renforts : le 3e bataillon du 2e régiment (commandant Mauros), qui arriva de Dixmude à Bosch-Hoek le 7 décembre à sept heures du soir, suivi d’assez près par le bataillon Conti (2e du 2e régiment), qui avait passé la nuit à Lampernisse et qui arriva le lendemain à une heure. En conséquence, le général Duchesne estima que nous pouvions étendre notre front jusqu’aux maisons Nord-Ouest de Steenstraete, ces maisons exclues ; la 1re compagnie, placée en deuxième ligne, et une section de mitrailleuses furent désignées pour opérer au brun de nuit la relève des unités.

Ces dispositions étaient à peine prises que l’amiral (8 décembre) reçut avis du grand état-major d’une nouvelle répartition des troupes de la 8e armée : les élémens d’activé qui opéraient sur le canal (38e et 42e divisions d’infanterie) allaient être ramenés au Sud d’Ypres et remplacés par un groupement composé de la brigade navale, des 87e et 89e divisions territoriales et de la 7e division de cavalerie. Mais rien n’était changé aux instructions qui portaient de tenir, comme précédemment, la ligne du canal entre le pont de Knocke, jusqu’où s’étendait l’armée belge, et la passerelle, jetée à 400 mètres environ au Sud du pont de Steenstraete, où devait venir se souder la gauche du 20e corps.

Dans ce groupement, placé sous les ordres du général Hély d’Oissel, la brigade occupait la droite : il lui fallait donc étendre encore son front et le pousser jusqu’à la passerelle Sud. Mais, au Nord, le front de défense qui lui incombait cessait de jouxter la Maison du Passeur et n’allait plus que jusqu’à la passerelle Nord de Steenstraete, cette passerelle incluse. La tête de pont de Steenstraete sur la rive droite, par où débouche la route de Dixmude à Ypres, se trouvait ainsi dans la part de la brigade et à peu près au milieu de son front. À l’Ouest du canal, la situation demeurait « inchangée : » elle n’était pas des plus brillantes, cette région étant placée très obliquement par rapport au front de défense, ce qui constituait un gros inconvénient.

La nouvelle répartition des unités devait avoir lieu les 9 et 10 décembre. Bien qu’encore incomplète, la brigade disposait maintenant de cinq bataillons, groupés deux et demi sur le front, deux et demi au cantonnement ; l’amiral avait toujours son quartier général aux issues de Woesten. Mais le délabrement des tranchées, les pluies perpétuelles, le froid, commençaient à produire leurs effets sur les hommes, dont beaucoup étaient épuisés par leurs luttes antérieures. Les pieds gelés affluaient aux ambulances : ils étaient « typiques, énormes. » Le docteur Taburet, le 9 décembre, compte jusqu’à quarante malades dans une compagnie de 150 hommes. « Malades, dit-il, n’est pas le mot, mais endoloris. » Encore s’étonne-t-il qu’après trois jours d’immersion dans une eau glacée, « quelquefois jusqu’au ventre, » il n’y ait pas parmi eux plus d’affections de poitrine. L’état des boyaux est tel, le terrain si glissant, que les brancardiers ne peuvent accéder jusqu’aux tranchées. « Nous nous y transformerons certainement en grenouilles, écrit le quatrième jour l’enseigne Boissat-Mazerat, car nous y vivons dans l’eau à mi-mollet. Ayant fait quelques reconnaissances, je suis uniformément recouvert d’une couche de 2 centimètres de boue. Il pleut, les malades sont nombreux, la sélection se fait : je crois que nos compagnies fondront d’un bon tiers… » — « L’action est peu intense, écrit-il encore le 11, et nous n’avons chaque jour qu’un petit nombre de tués et de blessés. Malheureusement, il y a déjà beaucoup de malades. Les compagnies fondent, dissoutes par la bronchite et la dysenterie… » Les officiers ne sont pas plus épargnés que les hommes : le colonel Delage, le commandant Geynet, les capitaines Pinguet et de Malherbe, l’enseigne Poisson, même des médecins, le docteur Le Marc’hadour, le docteur Le Floch, sont atteints de gastro-entérite ; le capitaine Benoit a une mauvaise toux ; l’officier des équipages Bonhomet doit être évacué pour faiblesse générale[9].



L’amiral voyait ainsi se réaliser ses craintes, et les événemens montraient de plus en plus comme un repos de trois semaines ou d’un mois, loin du front, eût été nécessaire pour reconstituer la brigade. L’imminence du danger ne le permettait pas. Tout avait dû être improvisé par Foch dans cette longue « course à la mer » où il lui fallait gagner de vitesse les troupes allemandes qui opéraient le même mouvement d’extension et remontaient depuis un mois vers le Nord pour s’ouvrir une route sur Calais par Arras, Ypres, Dixmude ou Nieuport. Nulle part, grâce aux habiles dispositions du commandement, ces tentatives de percée ne réussissaient, ou elles n’aboutissaient qu’à des gains dérisoires ; mais Foch n’avait pas trop de toutes nos poitrines pour les repousser.

La prise de possession du nouveau front des fusiliers s’était effectuée sans incident. La 42e division d’infanterie, en gagnant ses nouvelles positions, avait laissé provisoirement sur place ses élémens de première ligne et les quatre batteries[10] défilées à Pypegaale et autour de Zuydschoote ; le 3e bataillon du 2e régiment (commandant Mauros) releva ces élémens dans la nuit du lendemain, et le chef d’escadron Leguineau, commandant l’artillerie de la 89e division territoriale, releva les batteries le jour suivant[11]. De son côté, l’amiral installa son état-major à Nouvelle-Campagne[12] et son quartier général à Ostvleteren, avec les ambulances de la brigade. Tout cela s’exécuta le mieux du monde et à la barbe même de l’ennemi qui se montrait de plus en plus accommodant. À peine s’il troublait par quelques volées de shrapnells l’installation du réseau téléphonique ou les travaux de réfection que faisait entreprendre l’amiral sur la route de Zuydschoote à Steenstraete, qui n’était plus qu’un chapelet de lacs fangeux. Or cette route était empruntée toutes les nuits par les corvées et les relèves. D’où les accidens les plus fâcheux. « Je n’ai pas de chance, écrit le 12 décembre le commandant Geynet, je suis encore tombé à l’eau. » Sur la demande de l’amiral, une section du génie avait été mise à sa disposition pour coopérer avec les marins à ces différentes améliorations. En même temps, l’amiral faisait remettre de l’ordre dans les unités. Le 1er et le 2e bataillon du 1er régiment (commandans Mauros et Geynet), aux tranchées depuis le 5, n’avaient pu être relevés que le 10 au soir et sous une fusillade assez vive : ils étaient littéralement épuisés. Des hommes pleuraient de misère[13]. Du moins, au cantonnement, quelques douceurs les attendaient : tout un assortiment de lainages, tricots, mitaines, cache-nez, chaussettes, dons de l’Ouvroir Déroulède, de l’Écho de Paris, de l’Intransigeant, qui n’arrivèrent jamais plus à propos. En outre, les cantonnemens étaient munis de braseros. Nouveauté appréciable. « Il ne nous manque plus que des lits et des gentilles soubrettes, » écrivait en plaisantant le commandant Geynet[14].

Pour soulager un peu ses hommes, l’amiral avait demandé que la relève du bataillon de Kerros fût exceptionnellement faite par un bataillon de la 178e brigade territoriale : il n’était pas nécessaire d’avoir là des troupes d’assaut, en raison du calme de la ligne[15]. Le « colonel » Paillet avait remplacé, dans la journée du 11, le colonel Delage au poste de commandement de la défense, qui fut rapproché du canal. Sitôt les batteries installées, plus une batterie à cheval de 75 de la 7e division de cavalerie, nouvellement mise à la disposition de l’amiral[16], celui-ci fit procéder à des tirs de réglage par toute l’artillerie, tirs qui se poursuivirent pendant les journées du 12 et du 13 décembre. Précaution utile, nos armées devant prendre le lendemain l’offensive sur tout le front, sauf le 20e corps et le groupement Hély d’Oissel, qui se contenteraient « d’aider l’offensive par une défensive active, » destinée à retenir devant eux les forces de l’ennemi. En conséquence, l’amiral prescrivit pour la journée du 14 : 1o aux unités de première ligne d’exercer une surveillance très sévère et d’envoyer des patrouilles jusqu’aux tranchées allemandes ; 2o aux 2e et 3e compagnies du 1er régiment de se porter avant le jour à la réserve du secteur où se trouvaient déjà les 1re et 4e compagnies du 1er régiment ; 3o aux deux bataillons restant au cantonnement de se tenir prêts à toute éventualité ; 4o à l’artillerie de canonner fréquemment les tranchées ennemies, les routes et les points particuliers en arrière de ces tranchées.

Ces divers ordres furent exécutés à la lettre, mais on n’en put vérifier les effets ce jour-là (14 décembre), car l’ouverture du feu, à sept heures du matin, ne fut suivie d’aucune attaque. L’offensive des autres groupes de la 8e armée, déclenchée à la même heure, ne semblait pas faire grand progrès et, de notre côté, l’ouverture du feu n’avait eu pour résultat que de réveiller l’activité du feu ennemi. Nous n’en fûmes pas trop incommodés, semble-t-il. L’amiral, à la fin de la journée, fit relever les unités du front : les bataillons Bertrand et de Kerros prirent la place des bataillons Mauros et Geynet ; le colonel Delage remplaça au commandement de la défense le colonel Paillet. Mais les instructions de l’amiral en ce qui concernait la surveillance du front ennemi ne changèrent pas et se firent même plus pressantes : nous devions multiplier les patrouilles et les reconnaissances nocturnes. L’élément de tranchée que nous occupions de l’autre côté du canal nous rendait la chose relativement facile ; nous étions là aux premières loges pour observer l’ennemi : « On est noctambule tout comme des fêtards, écrivait le 9 décembre le commandant Geynet. On dort le jour et on veille la nuit. » Le commandant ne tarit pas sur le courage déployé par les hommes qui tiennent cette pointe avancée de notre ligne, « les gars de la tête du pont, » comme il les appelle. La tranchée est « à moins de 100 mètres[17] » des Allemands ; « la nuit, l’enseigne, avec une patrouille, circule en rampant au milieu d’eux. » Il revient ainsi « avec des renseignemens sûrs, vus. C’est superbe. » Mais c’est aussi assez coûteux. « Chaque jour il y a de la casse à ces tranchées. Avant-hier trois tués, un blessé. » Rien n’y fait, et les hommes « demandent tous à y aller. C’est une récompense. Cela remplace le quart de vin de l’escadre… » Il insiste encore dans une lettre postérieure du 16 : les tranchées de la rive gauche ne sont certainement pas des palais ; on y patauge, « mais moins que dans la petite tranchée à cent mètres de l’ennemi. Là mes gars font douze heures avec de l’eau jusqu’aux mollets. On ne peut les relever que de nuit ou de grand matin. C’est dur, car les blessés sont forcés de rester debout, mais c’est une récompense que d’être désigné pour la petite tranchée : il faut veiller ; ils sont seize et j’ai eu jusqu’à deux blessés et trois tués par nuit à cet endroit. Mais c’est la batterie des hommes sans peur de Toulon ! »

C’est de cette petite tranchée des hommes sans peur que partent généralement les reconnaissances nocturnes. Les Allemands, dit-on, ronflent à poings fermés dans la tranchée voisine[18], ce qui incite le commandant Geynet, grand imaginatif, à leur jouer un tour de sa façon. Il en a parlé à l’amiral qui s’est mis à rire : « sans risquer un homme, » il compte, avec son système, « flanquer beaucoup de Boches en bas. » Mais il garde son secret pour lui. « Je vous le révélerai plus tard, » dit-il aux siens. Il est à craindre qu’ils ne le connaissent jamais.

Le 15 décembre, entre autres, une de ces reconnaissances, exécutée au petit jour, donna fort à penser. Le commandant de Kerros, sur ordre de l’amiral[19], l’avait montée avec trois volontaires : le quartier-maître Le Goff, les fusiliers Le Moalic et Le Neveu[20]. La mission était délicate. La veille au soir, une reconnaissance, qui avait poussé jusqu’aux tranchées allemandes les plus rapprochées, n’y avait entendu aucun bruit. L’ennemi les avait-il évacuées ? Ou nous tendait-il un piège ? L’amiral avait quelque raison de se le demander.

Deux jours auparavant en effet, dans le secteur voisin[21], « 450 territoriaux » étaient ainsi « descendus dans une tranchée qui paraissait abandonnée ; » 32 seulement étaient revenus, et les bruits les plus étranges couraient sur tout le front ; les uns disaient que des mitrailleuses, dissimulées au bout de la tranchée, s’étaient soudain démasquées ; d’autres parlaient d’une invention diabolique des Boches, une « pâte asphyxiante, » à l’absorption de laquelle auraient succombé les assaillans. Cette pâte, ajoutait-on, « ne produisait que des blessures superficielles, mais très douloureuses, fermeture des yeux pendant deux heures, puis conjonctivite, » et il est à remarquer que ce sont précisément les effets produits par les gaz asphyxians dont l’ennemi devait se servir pour la première fois, officiellement, sous forme de larges émissions, à Langemark, le 23 avril suivant, et dont il semble bien qu’il faisait déjà l’essai restreint, dès le 13 décembre, dans les tranchées de ce même secteur. L’hypothèse de mitrailleuses, parachevant l’œuvre de la « pâte, » n’avait rien d’inconciliable avec l’emploi de celle-ci. De toute manière, des précautions s’imposaient, d’autant plus urgentes que l’attaque générale était proche.

Un reste de nuit traînait sur les champs et favorisait la mission des trois hommes. Ils partent à la file indienne : ramper leur répugne et tout au plus acceptent-ils de se baisser un peu, tant ils sont persuadés que les tranchées allemandes de première ligne n’ont pas de garnison. « Sans trop se faufiler, raconte leur chef, le lieutenant de vaisseau Feillet, ils font un tour vers quelques maisons ruinées, ne voient rien de suspect et arrivent sur les tranchées à examiner sans qu’on les ait inquiétés. » Leur confiance redouble en « voyant la toile tendue » sur la première tranchée ; ils pensent qu’elle « recouvre des cadavres, » et Le Moalic se penche, quand la toile s’écarte brusquement : « Wer da ? » La tranchée est « pleine de Boches, » qui dormaient et qui ne sont pas encore bien revenus de leur surprise. Le Moalic décharge son fusil dans le tas et décampe, avec ses deux camarades. Mais le jour s’était levé, la distance à parcourir était assez grande et les Boches avaient ouvert le feu : Le Moalic tombe, puis Le Neveu. Plus agile, Le Golf avait pu sauter à temps dans notre tranchée. Le Neveu, une heure plus tard, l’y rejoignait : blessé seulement à l’épaule, il s’était couché dans les betteraves et, en rampant, avait fini par atteindre ses lignes. Mais Le Moalic restait entre les deux tranchées et plus près de l’allemande que de la nôtre. De son poste, le commandant de Kerros l’observait à la jumelle : l’homme ne remuait plus. Il était mort sans doute, achevé par un fusant de 77 qui venait d’éclater tout près de lui. Dans l’après-midi cependant, nos guetteurs, par les créneaux de la tranchée, crurent remarquer que le corps avait bougé. Lentement, imperceptiblement, il se déplaçait dans notre direction. Le Moalic vivait-il encore, ou ce déplacement n’était-il que l’effet des soubresauts de l’agonie ? La nuit était venue, mais une nuit pire que le jour, avec les blancheurs crues dont l’inondaient les artificiers boches ; on avait fini par perdre tout espoir : une voix faible, un souffle, appela tout à coup près de la tranchée. C’était Le Moalic. Il était une heure et demie du matin. Il avait mis tout ce temps à traverser sur le ventre, dans les intervalles des fusées, ces 140 mètres de terrain plat. Il grelottait. « Ranimé par du rhum, dit son capitaine, il nous expliqua qu’il avait fait le mort tout le jour et qu’il s’était traîné la nuit sur les mains, et ainsi il était parvenu à cinquante mètres de nos tranchées et avait appelé la 5e compagnie. À grand’peine on le fit passer sur la passerelle et porter à l’ambulance où l’on constata que sa blessure était large, mais sans gravité. »

Le capitaine se trompait : le sang perdu par Le Moalic, sa longue station à plat ventre dans les betteraves, l’indigence d’une infirmerie « où le vent pénétrait par tous les trous » et dont le « feu ne chauffait pas, » déterminèrent une pneumonie qui l’emporta quelques jours plus tard. Mais il avait eu le temps de faire son rapport au « colonel » Delage, prévenu par le docteur Taburet, et c’est ce qu’il souhaitait par-dessus tout. La fièvre précipitait son verbe. Infatigable, il décrivait la tranchée allemande, ses fils d’acier, ses croisillons, ses chevaux de frise…

— Très bien, mon brave, dit le « colonel » Delage. Tu es allé, tu as su voir, tes renseignemens sont précieux. Je le remercie.

— Commandant, dit Le Moalic, ce que j’ai fait, c’était pour rendre service à mes camarades et à mon pays.

— Ah ! donne-moi ta main que je la serre, c’est trop beau.

— Eh ! s’écria le docteur Taburet, ce n’est pas assez, commandant, embrassez-le[22]

Au dehors, la nuit continuait à s’illuminer de blancheurs soudaines : presque à toute minute, une fusée filait de la ligne allemande avec un sifflement doux et, parvenue au sommet de sa courbe, ouvrait son cône de neige et l’épanchait sur nos tranchées. L’ennemi était seul encore à posséder de ces pièces d’artifice qui le mettaient à l’abri des surprises nocturnes. C’est vers cette époque aussi qu’il commença d’employer les grenades à main et les minenwerfer. Mais nous avions de bonnes raisons pour ne pas sortir de l’expectative : l’insuffisance du ravitaillement avait sensiblement fait diminuer dans l’après-midi la violence de notre feu ; dans le Sud même, le bruit du canon perdait de son intensité. En revanche, au Nord, pendant toute la journée du 16, on entendit, vers Nieuport, une forte canonnade. De ce côté, l’offensive semblait aller bon train.

Dans notre secteur, elle n’était que provisoirement suspendue. L’amiral avait mis à profit les quelques heures de répit qui lui étaient accordées pour étudier une position de repli entre le Kemmelbeke et l’Yperlée : les 2e et 3e compagnies du 1er régiment en réserve du secteur commencèrent à creuser des tranchées sur le tracé choisi. Mais, dans la soirée, il fallut suspendre le travail : l’ordre venait d’arriver d’attaquer en avant de Steenstraete à la pointe du jour. Cette attaque, destinée à épauler nos troupes qui opéraient dans la région du littoral, devait se combiner avec une attaque générale du groupement Hély d’Oissel et du 20e corps, le premier en direction du carrefour Ouest de Bixschoote, le second vers le bois triangulaire et Korteker-Kabaret.

Pour monter cette attaque, le général Hély d’Oissel désignait la brigade de marins, à laquelle il envoyait en renfort la 1re compagnie cycliste et une batterie d’artillerie à cheval, qui devait prendre position à l’Est de Cockhuit ; le général Balfourier, commandant le 20e corps, désignait de son côté 1 500 hommes de la 11e division d’infanterie. Le principal de l’effort revenait, comme on le voit, à la brigade.

L’amiral prit en conséquence ses dispositions : toute l’artillerie du secteur entrerait en action dès 6 heures du matin. À 6 h. 40, après la préparation d’artillerie, le 1er bataillon du 1er régiment (Ct Geynet) sortirait de ses tranchées, appuyé par la compagnie cycliste et deux sections de mitrailleuses qui occuperaient pendant la nuit leurs emplacemens de départ : deux compagnies de marins déboucheraient par la passerelle Nord ; une compagnie de marins et la compagnie cycliste par le pont de Steenstraete ; une compagnie de marins par la passerelle Sud. Les troupes de la défense du front soutiendraient l’attaque par leur feu. Le 3e bataillon du 2e régiment prendrait position en soutien éventuel à l’abri des vues, derrière le Kemmelbeke. Quelle que fût la tournure des événemens, la ligne de l’Yser devait rester inviolable. L’amiral, tant que durerait l’attaque, se tiendrait en permanence au poste de commandement de la défense.


III. — L’ATTAQUE DU 17

Un des officiers qui prirent part à l’attaque et qui s’y distingua, l’enseigne de vaisseau Boissat-Mazerat, jeune homme d’une bravoure froide et sans illusions, écrivait le 14 à ses parens : « Nous allons prendre l’offensive dans notre petit coin. L’artillerie prépare. C’est un joli concert. Les marmites allemandes nous passent sur la tête en bruissant, comme tout un vol de canards, mais il y en a peu. En somme, nous avancerons peut-être de 4 ou 500 mètres. C’est tout à fait exciting. »

Le même officier se montrera plus équitable dans une lettre postérieure du 18, en disant : « Notre offensive avait pour but de faire diversion pendant qu’une autre offensive se produisait plus au Sud : elle s’est fort bien passée et nous avons pris quelques tranchées et mitrailleuses, en plus de la diversion qu’on nous demandait. »

C’est de ce point de vue qu’il faut juger l’attaque du 17 pour en apprécier le mérite et les résultats. Boissat ne se trompe que sur le caractère de l’offensive prise par nos troupes, qui n’était point une offensive partielle. En même temps qu’au Sud, nous attaquions dans la région de Nieuport, d’où le grondement du canon parvenait jusqu’à nous, et il importait autant d’empêcher l’ennemi d’opérer des prélèvemens de troupes pour les envoyer sur Lombaertzide et Saint-Georges que pour les diriger sur Ypres et Arras. Toute la nuit on se prépara. Vers une heure du matin, ordre arrivait par plantons aux postes de commandement du secteur de Steenstraete de pratiquer pour 5 h. 30 des passages de 3 à 4 mètres dans les fils de fer des têtes de passerelles. À 3 heures, le capitaine de frégate Geynet, chargé de monter l’attaque, sous la direction du « colonel » Paillet, commandant de la défense, convoquait à son cantonnement les chefs des unités combattantes : guidés par des planions, ils s’y rendirent à travers champs, en se garant comme ils pouvaient des trous d’eau. Le commandant leur lut ses instructions, les leur commenta, ajoutant quelques renseignemens sur la façon dont les Allemands disposent leurs tranchées, généralement en forme de triangle isocèle. La pointe du triangle, tournée vers nos lignes, ne contient que quelques hommes qui s’éclipsent aussitôt l’attaque déclenchée et se réfugient dans le côté principal du triangle. L’attaque pénètre dans la pointe évacuée. À ce moment, des mitrailleuses, placées aux extrémités du côté principal, se dévoilent et prennent d’écharpe les assaillans. Conclusion : il ne faut pas attaquer en pointe, mais porter l’attaque sur les extrémités du côté principal. — « Oui, remarque in petto un des officiers présens à l’explication, quand on les connaît et qu’on a pu les repérer d’avance ! »

Les capitaines se séparent pour alerter leurs compagnies. Rassemblées à 4 heures sous la direction du commandant Geynet, elles traversent silencieusement Zuydschoote, lugubre dans la nuit avec ses maisons béantes, laissent à droite cette épave et franchissent le canal : la 1re et la 4e sur la passerelle Nord ; la 2e et la 3e sur le pont, d’où elles gagnent par les boyaux d’accès les tranchées de première ligne. C’est de là qu’elles partiront tout à l’heure pour l’attaque. Les hommes sont pleins d’ardeur, mais les chefs assez soucieux : une patrouille rentrée dans la nuit s’est « heurtée à des forces allemandes supérieures en nombre[23] ; » en outre, le terrain ne leur est pas familier à tous. Certains même, comme le capitaine de Malherbe, n’ont encore jamais mis les pieds dans ce secteur. Ils se renseignent près des officiers du 3e bataillon qui doivent rester dans leurs tranchées, avec le commandant de Kerros, « prêts à toute éventualité. » Le capitaine de Malherbe s’adresse, pour sa part, à son « vieux camarade Ravel. » Il est à peu près 5 heures et demie du matin. Le plus simple est d’aller voir. « Ravel et moi, écrit-il, sortons de la tranchée et traversons nos fils de fer par les passages aménagés dans la nuit. Nous passons ensuite un petit ruisseau à peu près parallèle à la tranchée et nous avançons plus loin. Bien que la nuit soit encore complète, je puis me faire une vague idée du terrain, plat, formant un peu cuvette. Ravel et moi sommes du même avis : l’attaque est impossible de jour, sans que les fils de fer allemands aient été au préalable fortement bouleversés. Je le dis au commandant en revenant : il me répond qu’il y a ordre formel d’attaque, puis il s’en va vers la compagnie Benoit. Je ne devais plus le revoir. »

Le pis est que l’heure de l’attaque approchait et qu’aucune des dispositions prévues par le commandement ne semblait en voie d’exécution. La préparation d’artillerie s’était bien déclenchée à l’heure convenue, mais bien que 90 pièces, dit-on, y eussent pris part, ce n’avait été qu’un tir de 75, à shrapnells, et qui cessait au bout de dix minutes. Ni les mitrailleuses, ni les chasseurs cyclistes n’étaient au rendez-vous[24]. 6 h. 30, toujours rien. Au dernier moment, on se décide à remplacer la compagnie cycliste[25] par une compagnie de marins du bataillon Mauros, — la 10e, capitaine Deleuze. Mais est-il sage, dans ces conditions défectueuses, de commencer l’attaque ? Le commandant Geynet ne connaît que sa consigne. C’est un esprit exalté et magnifique : depuis des mois il attend, il presse de tous ses vœux l’occasion de s’élancer avec ses braves sur les défenses ennemies, de goûter à leur tête l’ivresse de la charge et du corps à corps. Plutôt que d’en référer à ses chefs ou de différer l’attaque, il se conforme strictement à la lettre des instructions qu’il a reçues la veille ; il fait donner lui-même, par des plantons, aux chefs des compagnies, l’ordre de se déployer et de se porter en avant par les trois points convenus : la passerelle Nord (1re et 4e compagnies du 1er régiment, lieutenant de vaisseau Bonnelli et Dordet, adjudant-major, remplaçant le lieutenant de vaisseau Pitous, momentanément empêché) ; le pont de Steenstraete (2e et 3e compagnies du 1er régiment, lieutenans de vaisseau Benoît et de Malherbe) ; la passerelle Sud (10e compagnie du 2e régiment, lieutenant de vaisseau Deleuze).

L’attaque doit commencer à 6 h. 40 par la droite, en liaison avec celle que monte la 11e division d’infanterie. Nous sommes dans les plus longues nuits de l’année ; l’obscurité n’est pas encore toute dissipée, mais, comme il ne pleut pas, le terrain « s’envisage aisément » dans la grisaille du petit jour : c’est « une longue prairie, pas trop détrempée, étendue entre nous et la première tranchée allemande. » Et, au coup de sifflet du capitaine Benoît, la 2e compagnie, préalablement massée à la lisière extérieure, « décolle » avec ensemble. La tranchée allemande s’enflamme presque aussitôt ; nos hommes accélèrent l’allure, soutenus et comme portés par la voix de leur capitaine, qui vient de rouler à terre et qui leur crie dans un flot de sang : « Ça ne fait rien, mes garçons. En avant toujours[26] ! » L’enseigne Lartigue, qui a pris le commandement, arrive sur l’obstacle à pleine charge et l’enlève. Sans s’occuper des prisonniers (une cinquantaine), qu’un cycliste de l’état-major suffira pour conduire à l’arrière, il pousse jusqu’à une maison en ruines où il fait abriter un moment ses hommes. Lui-même profite de ce léger répit pour examiner la situation : à droite, la 11e division semble avoir « progressé comme nous, » mais, à gauche, on ne voit pas clairement « ce qui se passe. » Un officier d’infanterie survient à propos pour donner à Lartigue les précisions qu’il souhaite.

« Certain alors qu’il existe bien un « trou » à sa gauche, dit un témoin, il avance en obliquant de ce côté et, vers sept heures un quart, après avoir franchi un boyau que le fusilier Vitoux s’est offert pour visiter et qui était vide, il arrive, avec une vingtaine de marins et quelques soldats qui se sont ralliés à lui, sur une petite route située à mi-distance entre le canal et Bixschoote. Des coups de fusil partent d’une tranchée à une centaine de mètres à l’Est. Le lieutenant se défile dans un fossé avec ses hommes, puis il observe : à sa gauche, toujours silence complet ; aucun des nôtres n’est en vue. Mais, plus en arrière, dans un pré entouré de peupliers, des formes grises vont et viennent. Nul doute, ce sont des Allemands. Le lieutenant fait aussitôt converser sa section, de façon à prendre la position à revers, et il prévient qu’à son signal on soit prêt « à abattre chacun son Boche, » puis à se lancer à la baïonnette. Les Allemands sont dans un redan relié à l’arrière par un boyau, — celui justement que nous avons visité un quart d’heure plus tôt et que nous tenons. Ils ne semblent pas se rendre compte qu’ils sont cernés. Mais, au moment où le lieutenant donne son signal, des cris de charge partent de l’autre côté de l’ouvrage… »

C’est le quartier-maître Dréan, de la compagnie Deleuze, qui, avec les fusiliers Cautin, Baudry et Denier[27], vient de se jeter dans le redan, d’y capturer deux mitrailleuses et une dizaine de prisonniers. Ceux-ci étaient d’ailleurs des Alsaciens-Lorrains qui ne demandaient qu’à se rendre. Deleuze, parti après la compagnie Benoit, avait franchi la tranchée emportée par cette compagnie et laissée à la garde d’une section sous les ordres de l’officier des équipages Souben ; ramassant la section, il avait poussé en avant et était arrivé sur la seconde tranchée en même temps que Lartigue, qui la contournait par la droite, et Souben, qui l’abordait de face. Dans le fond du redan, quelques hommes tenaient encore autour d’un oberleutnant, colosse roux à lunettes d’or, qu’on disait être un instituteur prussien, et qui luttait désespérément ; un de nos gradés, le maître Donval, l’abattit d’une balle dans la tête. Le reste se rendit. Grâce à l’heureux hasard qui avait fait concorder les mouvemens de la 2e et de la 10e compagnie, le redan, ses mitrailleuses et une section d’une trentaine d’hommes « étaient entre nos mains, presque sans perte de notre côté. » Les marins, « dans un enthousiasme indescriptible, » dansaient, agitaient leurs bonnets, « et, pendant quelques minutes, dit le témoin précédemment cité, il fut difficile de les empêcher de se tenir debout sur le parapet. »

Ce beau succès, s’ajoutant à ceux que la 11e division venait de remporter vers Bixschoote, avançait assez nos affaires de ce côté. Malheureusement, sur un autre point du centre et à gauche du pont, la progression rencontrait plus de résistance. Le capitaine de Malherbe, après avoir fait passer le fil de fer et le ruisseau à ses trois sections, les avait déployées en tirailleurs, la première section (enseigne Viaud) à sa gauche. Elles furent prises tout de suite sous le feu des mitrailleuses ennemies. On entendait les cris sourds des hommes à mesure qu’ils tombaient. La section du capitaine de Malherbe, plus ou moins disloquée, parvint cependant jusqu’aux fils de fer de la tranchée allemande : ils étaient intacts. Enervés par cette résistance, nos hommes essayent de les arracher rageusement avec le crochet de leurs baïonnettes. Peine perdue : il faut se coucher dans les betteraves et attendre. Malherbe, resté debout, est atteint par la rafale en se retournant pour observer le mouvement de la compagnie Benoit : deux balles lui ont broyé la jambe ; une troisième balle lui érafle fortement la hanche gauche. Il n’a que le temps d’envoyer un homme de liaison prévenir l’enseigne Viaud qu’il lui passe le commandement. Avec la même tranquillité, du même pas régulier qu’il eût pris à l’exercice, l’homme (Victor Brault) part pour s’acquitter de sa mission et revient en rendre compte au capitaine : il n’a pas été touché, bien que plusieurs balles aient traversé sa capote. Tandis que le quartier-maître Le Boulanger, blessé lui-même, étaye jusqu’au canal la marche chancelante de son chef, le reste de la compagnie, avec l’enseigne Viaud, continue à ramper vers les fils de fer et trouve là un petit fossé où elle est à peu près défilée. Elle y demeurera toute la journée, à demi enlizée, sans pouvoir avancer ni reculer. Viaud lui-même a la clavicule cassée ; il rentrera cependant à la nuit dans nos lignes, avec les débris de sa compagnie, que le maître Paugam a ralliés et dont il a pris le commandement, quand tous les officiers furent hors de combat.

La 4e et la 1re compagnie n’étaient pas sensiblement plus heureuses à la gauche du pont de Steenstraete où elles attaquaient en liaison sous la direction de l’adjudant-major Dordet. Cependant, la 1re compagnie (capitaine Bonnelli) avait débuté assez bien en enlevant deux élémens de tranchée[28] « à 200 mètres des tranchées principales[29]. » Le feu violent qui sortait de celles-ci l’obligea de s’arrêter et de se défiler dans les fossés voisins. Bonnelli était blessé ; son enseigne Boissat-Mazerat, placé en flanc-garde, recevait au milieu du dos, pendant qu’il parlait à ses hommes, une balle dum-dum qui mettait « en miettes » tout son « trésor de guerre, » mais ne lui causait qu’ « un vague séton du bras. » L’officier des équipages, Séveno, et le premier maître de la compagnie tombaient à ses côtés. « Nous voilà livrés à nous-mêmes sans gradés, écrit Maurice Faivre. Tous nos officiers sont blessés, légèrement cependant. Le second maître, ayant été blessé également, s’est traîné sur l’arrière après avoir été pansé par moi… Je suis dans un champ, derrière une haie, à 40 mètres des « autres » et à 200 mètres du canal. Nous sommes sept malheureux poilus à avoir les pieds inondés… Le reste de la compagnie est en tirailleurs sur notre gauche ; nous allons demander la jonction avec elle… Le capitaine Pitous prend le commandement [de la 4e compagnie]. » Mais il ne le prenait que pour le quitter presque aussitôt, une balle l’ayant atteint à l’œil comme il se découvrait « pour observer la position ennemie. » Ce n’était pas tout, et l’adjudant-major Dordet, qui commandait ce secteur de l’attaque, n’avait pas plutôt reçu le renfort de mitrailleuses (capitaine Cayrol) dont il avait besoin pour tenter un nouveau bond, qu’il était arrêté à son tour par des salves nourries partant de « maisons incendiées situées en face de la passerelle[30]. » Il demande au commandant Bertrand de faire bombarder ces maisons. L’ordre est transmis : le tir de réglage est « bon en direction, » mais trop long de 200 mètres. Trois biplans français se détachent pour survoler la position. Et, cette fois, les obus tombent en plein dans nos lignes. Enfin, sur les indications du capitaine de Monts, qui se tient en observation dans la tranchée de la tête de passerelle, le commandant Bertrand réussit à faire rectifier le tir ; mais il y a encore une « sacrée batterie » qui s’obstine à tirer 200 mètres trop court et 150 mètres trop à droite. « Les quelques types que j’avais avec moi sont affolés, écrit Maurice Faivre, et se sont débinés, sauf un. Nous nous creusons tous les deux un abri. Les Boches viennent d’arriver en rampant. Pour donner l’illusion du nombre, nous courons à toute vitesse derrière la haie en tirant rapidement, et chacun de nous tient deux fusils ; les Boches s’arrêtent et rebroussent chemin. Renfort arrive : une escouade. » Et l’action reprend. Dordet, avec ses deux compagnies, « occupe une petite tranchée qu’il va prolonger sur la droite : il se trouvera ainsi en bonne position pour attaquer la grande tranchée boche que notre artillerie bombarde en partie seulement[31], » au lieu de faucher aux angles et au centre. Il est une heure de l’après-midi, et la progression partout ailleurs est arrêtée. Dordet reçoit l’ordre de suspendre son mouvement et de se replier[32].

Une plus longue insistance n’eût servi qu’à faire décimer ses compagnies. À notre centre même, vers huit heures, Lartigue avait dû se défiler en contre-bas de la route, position assez médiocre[33] où il attendait les instructions du commandant Geynet. Les instructions n’arrivaient pas, et c’est qu’avec son exaltation habituelle, presque dès le début de l’attaque le commandant Geynet s’était jeté dans la mêlée. Cet admirable marin, vraiment assoiffé de sacrifice, bouillait depuis le commencement de l’action : il venait d’apprendre que les fils de fer des tranchées ennemies étaient à peine entamés ; il demanda des cisailles au capitaine Havel et il partit. Moins impatient, peut-être eût-il attendu que les progrès de l’attaque de droite fussent plus affermis. Mais, après avoir rejoint la section de l’enseigne Pion et s’être entretenu un moment avec cet officier, il poussa en avant et fut presque aussitôt pris de front et d’écharpe par des feux d’infanterie. Une de ses escouades tenait la droite de la route, l’autre la gauche. Il était un peu plus de sept heures. La fusillade, si terrible qu’elle fût, n’avait pas arrêté l’élan du commandant, qui continuait sa marche hallucinée vers la tranchée ennemie. Voyant une de ses escouades en péril, il voulut la dégager. On l’entendit crier : « Mes enfans, allons les venger ! » Que se passa-t-il ensuite ? Un de ses hommes de liaison, le fusilier Le Huérou, qu’il avait envoyé porter un ordre au capitaine de Malherbe, en se retournant, le vit à 30 ou 40 mètres qui s’affaissait. Il voulut s’approcher « pour lui faire un pansement, » mais la fusillade redoublait. Le commandant d’ailleurs, plus soucieux de la vie de ses hommes que de la sienne, lui faisait signe de continuer son chemin. Bien que frappé à la tête, il se releva au bout d’une minute, le visage en sang, fit quatre ou cinq pas, puis tomba définitivement, atteint, croit-on, d’une nouvelle blessure au côté. Son élan l’avait emporté très loin de ses hommes, jusqu’à la tranchée ennemie. Il y touchait : la palme de gloire qu’il voulait saisir n’ombragera-t-elle qu’un tombeau ? Un mystère couvre sa fin. Son corps ne fut pas retrouvé. Blessé grièvement, fait prisonnier peut-être et soigné dans quelque ambulance de cette inaccessible Belgique qui étouffe depuis deux ans sous le bâillon, rien n’a transpiré de son tragique secret. Vainement sa sœur a-t-elle voulu rompre cette consigne de silence. Le commandant Geynet, quelques années plus tôt, avait dirigé les opérations de sauvetage d’un navire allemand, l’Amazone, et reçu à cette occasion du Kaiser l’ordre de la Couronne royale de 3e classe. Il était alors, à Brest, lieutenant de vaisseau. Au nom des femmes, des mères, des épouses allemandes dont il avait contribué à préserver les foyers, la sœur du commandant, par l’intermédiaire de l’ambassade d’Espagne, supplia l’Empereur de lui donner au moins une certitude sur la fin de son frère. Le placet lui revint avec un timbrage en rouge du bureau central des renseignemens et cette simple annotation au crayon : « La recherche n’a pas été annoncée (sic) jusqu’à aujourd’hui. Signé : J.-A. Grafotunverine-Rittmeisler… »

Ainsi notre offensive n’avait que partiellement réussi : le demi-échec de notre centre, l’échec total de notre gauche tendaient même à compromettre, si l’on n’avisait rapidement, les résultats acquis par les compagnies Benoît et Deleuze. En ces conjonctures, le colonel Paillet sut prendre à temps les décisions nécessaires : faisant appel à ses réserves et remplaçant la 3e compagnie du 1er régiment, décimée, par la 12e du 2e régiment (capitaine Reymond)[34], il lui ordonna de se déployer avec prudence et d’établir une liaison immédiate avec la 2e compagnie du 1er régiment et la 10e du 2e régiment « pour leur permettre de maintenir leur avance et de consolider leur situation. » Progresser davantage n’était plus possible. Toute l’artillerie ennemie donnait en rafale[35] : le pont, les passerelles étaient balayés par les obus, ce qui n’empêchait pas l’héroïque aumônier du 1er régiment, l’abbé Pouchard, de s’y risquer en plein jour pour visiter les blessés[36]. Devant nous, à 400 ou 500 mètres, un feu plongeant de mousqueterie partait de la grande tranchée allemande qui était le réduit de la résistance. Large et profonde, couverte par un triple réseau de fils de fer et de chevaux de frise, elle ne paraissait pas pouvoir être enlevée avant d’avoir été battue par une puissante artillerie dont nous ne pouvions obtenir le concours dans la journée même.

Ces considérations décidèrent l’amiral, qui ordonna d’arrêter l’attaque et de se contenter d’organiser définitivement le front conquis. À cet effet, pour faire un parapet aux tranchées bouleversées, il demandait télégraphiquement à l’état-major l’envoi de 6 000 sacs à terre. Impossible de creuser le sol, l’eau émergeant a 50 centimètres de profondeur. Et il fallait en outre relier notre nouveau front aux troupes du 20e corps. Ce nouveau front devait être occupé par la compagnie cycliste, arrivée trop tard pour participer à l’attaque et qui s’était défilée sur la rive droite du canal, la compagnie Merouze (11e du 2e régiment) et la compagnie Le Bigot (6e du 2e régiment). Les bataillons Bertrand (3e du 1er régiment) et de Kerros (2e du 1er régiment) recevaient ordre de conserver leurs positions sur les rives du canal et la tête de pont de Steenstraete ; le bataillon Conti (2e du 2e régiment), moins la 6e compagnie, restait en service de secteur sur le plateau à l’Ouest du Kemmelbeke ; les bataillons Geynet et Mauros rentraient dans leurs cantonnemens de Bosch-Hoek.

Ces divers mouvemens s’exécutèrent sans incident pendant la nuit : les Allemands ne contre-attaquèrent pas et, d’ailleurs, nous étions sur nos gardes. En somme, l’offensive du 17 décembre avait obtenu quelques-uns des résultats souhaités : elle avait fait la diversion demandée et, en plus de cette diversion, elle avait réalisé un gain partiel à la droite de notre front par la prise d’un redan, de deux tranchées et de quelque 400 mètres de terrain[37].

Mais elle coûtait cher à la brigade. « Il y a eu de la casse, beaucoup de casse, surtout parmi les officiers, écrivait le lendemain l’enseigne Boissat-Mazerat : sur 12 que nous étions au bataillon, 5 ont été tués, 2 blessés grièvement, 2 plus légèrement, 3 sont indemnes, et je me compte parmi eux, n’ayant eu qu’un vague séton du bras, avec trou d’entrée et trou de sortie parfaitement propres. » Ces officiers étaient le commandant Geynet, le lieutenant de vaisseau Benoît, l’enseigne Pion qui, atteint une première fois à la joue, s’était bandé lui-même avec son mouchoir et avait continué l’attaque, les officiers des équipages Souben et Séveno, tués ou disparus ; les lieutenans de vaisseau Bonnelli et de Malherbe, l’enseigne Bioche[38], blessés grièvement ; le lieutenant de vaisseau Pitous, l’enseigne Viaud, blessés plus légèrement. Les pertes en hommes n’étaient pas moins fortes et si, comme on le pensait, l’offensive avait un lendemain, la contribution de la brigade devrait être proportionnée à la réduction de ses effectifs.


IV. — À L’ASSAUT DE LA GRANDE-REDOUTE

Le quartier général avait en effet décidé la continuation de l’offensive : le mordant de nos marins lui semblait un gage de succès. Mais cet état d’exaltation, qui les arrachait à eux-mêmes et à leurs misères, pouvait-il longtemps se soutenir ? Dans une seule ambulance, le docteur Taburet note qu’il a, tous les jours, une centaine de malades, « sans préjudice des blessés. » La perspective de « crever dans la boue » démoralisait les hommes, qui se seraient abandonnés, sans le magnifique exemple d’endurance qu’ils trouvaient chez leurs officiers, et le réconfort qu’ils y puisaient[39]. L’expérience venait de montrer cependant qu’affaiblis par la dysenterie, les bronchites, ils renaissaient subitement dès qu’une attaque se déclenchait. L’approche seule de cette attaque les transformait ; dans la tranchée, ils tracassaient avec impatience la détente de leurs fusils et imploraient la permission de « canarder » les ombres ennemies qui commençaient à se découper sur le gris du ciel.

— Je les retenais, dit un gradé[40], car il fallait surprendre.

Au cours même de l’attaque, leur pétulance ordinaire, une vanité bien excusable chez des hommes qui avaient prouvé tant de fois leur supériorité sur l’ennemi, les emportaient à toutes sortes du démonstrations imprudentes[41]. Encore fallait-il, avant de les rejeter dans l’action, boucher les brèches ouvertes dans leurs rangs ; or, toutes les compagnies étaient à peu près disloquées, sauf celles des bataillons Conti, Bertrand et de Kerros. C’étaient les seules troupes intactes qui nous restaient, et tout ce que put faire l’amiral fut de mettre le premier de ces bataillons à la disposition du 20e corps, chargé de poursuivre l’offensive. Mais, bien que l’artillerie du secteur eût bombardé toute la journée les tranchées ennemies et que l’artillerie allemande répondît assez faiblement, il arriva que notre droite ne put marquer aucune avance, et le bataillon Conti resta sur ses positions. Les hommes n’eurent à supporter qu’une légère contre-attaque de l’ennemi, qui voulut profiter de la relève pour essayer de leur reprendre les tranchées perdues. L’amiral avait obtenu pour cette relève un appoint de 200 cavaliers à pied : une mousqueterie bien dirigée et quelques tirs de barrage obligèrent l’ennemi à rentrer dans ses trous.

Il riposta le 19, pendant toute la matinée, jusqu’à deux heures de l’après-midi, par un marmitage en règle du plateau à l’Ouest du Kemmelbeke, où nous avions nos réserves, et de la ferme Mouton, où se trouvait le poste de commandement de la défense. La précision de ce bombardement ajouta aux présomptions que l’on avait de la mort du commandant Geynet, qui portait sur lui le plan du secteur et qui l’aurait détruit immanquablement, s’il n’avait été que blessé ; mais elle pouvait être aussi le fait de l’espionnage local qui ne s’était jamais montré plus actif, repérant tous nos mouvemens, coupant nos fils téléphoniques et se glissant en blouse de colporteur, voire en cotteron de pastoure, jusque sous l’auvent des âtres hospitaliers où se séchaient les Jean Gouin[42]. Il fallut modifier l’aménagement du secteur. L’amiral dut songer aussi à refondre le premier régiment, si éprouvé, et envisager dès ce moment la suppression d’un de ses bataillons[43] : le manque de gradés ci d’officiers se faisait de plus en plus sentir et déjà l’on pouvait prévoir le moment où la Marine, très capable encore de nous alimenter en hommes, ne pourrait plus compléter les cadres, trop longs à former et dont elle avait besoin pour ses bateaux.

La nuit du 20 décembre ne fut troublée que par le chuintement des fusées éclairantes dont l’ennemi commençait à régulariser l’emploi ; les deux journées suivantes furent surtout employées par lui en reconnaissances d’avions qui jetèrent des obus sur Woesten et Oostvleteren ; mais le bombardement consécutif à ces reconnaissances nous causa peu de pertes, bien qu’il fût sensible que l’artillerie allemande eût reçu des renforts. On avait dû laisser sur le canal une partie des unités qui devaient être relevées, les chasseurs cyclistes envoyés pour cette relève n’étant pas en nombre et la reprise de l’offensive semblant imminente.

Elle avait été annoncée d’abord pour le 21 au matin. La veille, qui était un dimanche, les hommes en réserve avaient eu l’autorisation d’assister à la messe, dans une ferme du voisinage. Le soir, ils repartaient pour les nouvelles tranchées de la rive droite, organisées vaille que vaille dans la boue d’un champ de betteraves. Le génie n’avait pu fournir les sacs à terre demandés : pas de parapet ; aucun écoulement pour l’eau, le fond des tranchées affleurant la nappe inférieure. Les hommes étaient obligés de rester accroupis dans la vase. Patiemment ils vidaient l’eau avec des gamelles ou des marmites en guise d’écopes, mais elle reparaissait à mesure qu’on la vidait. Travail de Danaïdes ! « On se serait cru en mer, dans une chaloupe faisant eau de toutes parts, » écrit un officier. Les postes de commandement, établis sur la rive gauche du canal, dans de petits blockhaus souterrains, n’étaient pas beaucoup plus confortables : un obus avait aux trois quarts démoli, la veille, celui du commandant Conti, manquant de tuer le commandant et blessant son cycliste. Mais le commandant Bertrand, qui remplaçait le commandant Conti aux tranchées du secteur Sud, emmenait avec lui des sapeurs et du matériel. L’attaque fut remise, du reste, au grand dépit des malheureux qui l’attendaient comme une délivrance. Le baromètre, descendu la veille à 3 degrés au-dessous de zéro, avait remonté légèrement, mais il pleuvait, et c’était cette pluie de neige fondue, plus froide encore que la vraie neige. Les couvertures étaient trempées ; les officiers s’étaient fait des sièges avec des seaux renversés. Défense de fumer par surcroît : les figures blêmissaient ; des guetteurs s’affaissaient aux créneaux. Le commandant s’inquiétait et se demandait comment, après trente-six heures d’un pareil régime, ses compagnies pourraient partir à l’assaut. On les fit serrer dans la nuit du 21, à quatre heures du matin, pour céder la place à des troupes fraîches appartenant au bataillon de Kerros.

Ce n’était que prudence. Par ordre du général d’Urbal, commandant la 8e armée, le groupement Hély d’Oissel devait reprendre l’offensive le matin du 22, à six heures quarante-cinq, après dix minutes de préparation d’artillerie, sur les objectifs primitivement indiqués pour l’attaque du 17. Celui de la brigade était toujours la grande tranchée allemande située dans l’axe du pont, à 500 mètres environ de Steenstraete. Le 2e bataillon du 1er régiment et les deux sections de mitrailleuses à qui revenait l’honneur de l’enlever occuperaient dans la nuit, avant six heures, face à l’objectif d’attaque, les tranchées du nouveau front, qui leur serviraient de parallèles de départ ; le bataillon Conti se porterait en réserve pour la même heure sur le plateau Ouest du Kemmelbeke ; le bataillon Bertrand formerait le soutien dans les tranchées du canal ; une fraction de la 11e division territoriale agirait sur le front du 20e corps en liaison avec la brigade ; le « colonel » Delage prendrait la direction de l’attaque.

La nuit avait été calme, sauf les inévitables fusées éclairantes, qui n’avaient pas empêché les bataillons désignés de se rendre sûr leurs emplacemens. Il tombait de la neige fondue ; un « terrain boueux, glacial[44]. » Les officiers, l’œil sur leurs montres, attendaient la fin de la préparation d’artillerie. Elle s’était déclenchée à l’heure convenue : de six heures trente à six heures quarante, toutes les pièces du secteur se concentrèrent sur la grande tranchée allemande et les maisons qui l’avoisinaient[45] ; les gros canons continuèrent encore le feu pendant cinq minutes. Mais l’obscurité empêchait de vérifier les effets du tir, et c’est une tendance assez fréquente chez les techniciens de croire qu’une préparation d’artillerie ayant été exécutée dans telle condition, en tel laps de temps, il s’ensuit nécessairement, mathématiquement, tel effet donné. Nombreux ont été, au cours de cette guerre, et aussi cruels que nombreux, les démentis infligés à cette théorie par l’expérience : nous ne connaissions pas encore toutes les ruses de l’ennemi ; nous ne savions pas quels perfectionnemens il avait su apporter à l’organisation de ses tranchées et comment, par des boyaux de branchement communiquant avec de solides abris provisoires d’où il surgissait, sitôt la préparation d’artillerie terminée, il pouvait procéder à l’évacuation immédiate des points bombardés. Mais, en l’espèce, pour quelques parapets détruits, pour quelques élémens de tranchée bousculés, il semble que l’artillerie n’ait même pas endommagé les chevaux de frise et les barricades de treillis qui hérissaient les abords de la Grande-Redoute sur 20 mètres de largeur et dont les fils de fer barbelés défiaient tous les ciseaux. La plupart des blockhaus étaient intacts, les mitrailleuses à leur poste sous les coupoles blindées des flanquemens. C’est contre cette formidable organisation que se lançaient nos hommes. Mais il est vrai que, trompé par les renseignemens des reconnaissances aériennes, l’état-major était persuadé que la tranchée allemande de Steenstraete formait une redoute isolée, alors qu’elle se prolongeait sans interruption vers Bixschoote, avec des coudes, des pointes, des redans qui allaient permettre à l’ennemi de nous prendre à la fois de face, d’écharpe et de flanc.

Il est possible d’ailleurs que cette organisation formidable fût une œuvre toute récente et que le reliement des tranchées eût été exécuté dans la nuit même. On se doutait bien de quelque chose dans nos rangs : pour ne pas déconforter leurs troupes, les officiers gardaient le sourire, le commandant de Kerros haussait d’un ton sa belle voix métallique, mais la plupart se sentaient perdus. Des souvenirs classiques s’éveillaient en eux à cette minute suprême de leur destinée. L’un d’eux, tourné vers l’Ouest, dans la direction de la patrie, prononçait en partant : Ave, Gallia, morituri te salutant. Son ordonnance lui demandant s’il fallait apprêter la cantine : « Ne t’en occupe pas, répondait comme Léonidas le lieutenant de vaisseau Feillet. Ce soir nous souperons chez Pluton. » Et le capitaine Barthal, plus sombre, à un de ses camarades qui lui souhaitait bonne chance, répondait évasivement : « On verra ! »

Mais les hommes, avides de s’élancer, visitaient fiévreusement les magasins de leurs lebels. Le tir de l’artillerie, très violent et bien réglé, semblait-il, les avait mis en belle humeur ; ils croyaient qu’après cette préparation méthodique, la prise de la Grande-Redoute ne serait qu’un jeu ; ils pensaient tomber sur les premières lignes ennemies avant que les Allemands les eussent regarnies. Leur illusion fut courte : le bataillon de Kerros, soulevé comme une vague hors de la tranchée, dès que notre artillerie avait allongé son tir, était accueilli par une décharge générale. Prise sous cette fusillade, la 8e compagnie (capitaine Ravel), qui attaquait de front, appuyée à droite par la section de mitrailleuses de l’officier des équipages Noblanc, sa gauche (enseigne Bastard) sur la route de Dixmude, s’arrêta au bout de deux bonds et se défila dans un fossé aménagé la veille par son chef, où elle attendit que les progrès de la 5e et de la 7e compagnie lui permissent de faire un nouveau bond. Aussi bien, lui avait-il été recommandé de ne pas s’engager à fond, car on savait la Grande-Redoute inabordable de ce côté, et de ne faire qu’une simple démonstration pour détourner l’attention de l’ennemi des compagnies Barthal et Feillet chargées de couper l’ouvrage en s’emparant du boyau qui le reliait à Bixshoote. Une quatrième compagnie restait en réserve d’attaque au bord du canal avec l’enseigne » Goudot ; mais son chef provisoire, l’enseigne Lartigue, qui remplaçait le capitaine Pinguet, exempt de service, et qui possédait une connaissance approfondie du terrain, avait été joint à l’aile marchante de la compagnie Feillet avec mission de la guider et de retourner aussitôt près du commandant de Kerros pour lui rendre compte de la situation.

Tout de suite elle fut grave : à peine les compagnies déployées, « des centaines de fusées éclairantes convergent des tranchées allemandes, en même temps qu’une fusillade nourrie s’allume, » et le pis est que cette fusillade ne part pas seulement des tranchées de Steenstraete et de Bixschoote, mais de tout le boyau qui les relie et qui a été fortement organisé par l’ennemi. Lartigue, avec la section de droite de la compagnie Feillet, se lance « le long de la petite route pour occuper une maison isolée qui prendrait l’attaque de flanc à courte distance, si elle recelait une mitrailleuse. » Les balles, à cet endroit, sont tellement denses qu’on a l’impression physique de refouler un courant. La section parvient cependant jusqu’à la maison, qui est vide, mais battue d’un tel feu qu’il faut l’évacuer aussitôt et revenir vers le gros de la compagnie. La fausse attaque de Ravel avait eu du moins pour résultat de soulager un peu nos ailes qui étaient arrivées en quelques endroits jusqu’aux fils de fer ; la compagnie Feillet avait même fait quatre prisonniers dans un poste d’écoute, — « des Mecklembourgeois très proprement vêtus et non couverts de boue, » preuve que l’ennemi s’était tout nouvellement renforcé[46], — et, un moment, de nos lignes, on put croire que l’attaque avait réussi : sur le parapet de la tranchée allemande, des silhouettes de marins venaient de surgir qui semblaient faire signe aux nôtres. Par quel coup d’audace ces hommes étaient-ils entrés là ? On se le demandait. Et déjà les marins qui rampaient dans la direction de la Grande-Redoute commençaient à se lever et à crier : « Victoire ! » À ce moment, suivant certains témoignages[47], du groupe énigmatique partit une voix : — N’approchez pas, les gars, nous sommes prisonniers !

C’était un piège des Boches, qui avaient gardé ces hommes dans la tranchée depuis l’attaque du 17.

S’il fallait accepter cette version, l’histoire regretterait de ne pas connaître le nom du héros qui prévint ainsi ses camarades et qui paya sans doute de sa vie cet acte à la d’Assas. Mais il semble bien que les choses se soient passées moins dramatiquement et que la 5e et la 7e compagnie, qui avaient fait presque sans pertes un bond de 200 mètres, soient tombées tout à coup sous des feux violens de front et de flanc : la Grande-Redoute, qu’elles espéraient tourner, était continue. Avec la folie du désespoir, nos hommes se jetèrent quand même à l’assaut : presque partout ils se heurtaient à un inextricable réseau barbelé. Dans la cendre du petit jour, à coups de crosse, ils essayaient de s’ouvrir un chemin au travers de ces fils résistans, « gros comme le doigt, » et que notre artillerie avait à peine endommagés, sauf sur la droite, « où des fils avaient été coupés et par où quelques-uns d’entre eux pénétrèrent dans la tranchée. » Mais, « pris en enfilade par une mitrailleuse qui se démasqua, ils furent tués ou faits prisonniers, » et ce sont ces prisonniers que l’ennemi, pour nous tromper, aurait fait monter sur le parapet. Le commandant de Kerros lui-même, qui se trouvait avec l’adjudant-major Lefebvre dans la maison la plus avancée de la tête de pont, d’où il dirigeait l’attaque, donna dans le piège et venait d’envoyer l’ordre à la compagnie Ravel de se déployer, quand il reconnut son erreur : des casques à pointe étaient apparus derrière les bérets. Il fit crier à Ravel par son adjudant-major : « Ne bougez pas. Ce sont des prisonniers. » Ravel s’en était aperçu déjà. La prétendue victoire tournait au désastre : la plupart des assaillans, qui n’avaient pu pénétrer dans la tranchée, s’étaient empêtrés dans le réseau des fils de fer ; Barthal, l’enseigne Sol, blessés, avaient disparu. L’officier des équipages, Le Bolès, ramena en arrière comme il put les débris de la 7e compagnie. De celle du lieutenant de vaisseau Feillet, il ne restait plus que 35 hommes et lui-même, quand une balle, à huit heures du matin, le frappa à la tête au moment où il rentrait dans la tranchée. Outre les chefs des deux compagnies, l’enseigne Sol, l’officier des équipages Raoul, les sous-officiers Julia et Ruet, tués ou portés comme disparus, les lieutenans de vaisseau Lartigue, blessé pour la troisième fois, et Ravel, atteint de quatre balles, étaient hors de combat et devaient quitter la brigade[48]. Nos ambulances regorgeaient : en moins de deux heures, nous avions perdu « presque entièrement deux compagnies[49]. » Seule, la compagnie Ravel s’en tirait avec quatre tués et douze blessés.

Dès huit heures du matin, l’attaque était enrayée, l’échec complet. Mais ce ne fut qu’à la nuit que la compagnie Ravel, terrée tout le jour dans son fossé, put regagner nos lignes. La 9e compagnie, à son poste de soutien, était elle-même copieusement arrosée d’obus et de balles. Ses pertes restaient faibles cependant : 2 tués et 4 blessés. Mais les hommes exténués, grelottant de froid, n’en pouvaient plus. Il pleuvait. Stoïques, pour se réchauffer, le lieutenant de vaisseau Béra et l’enseigne Poisson avaient engagé un débat philosophique ; mais la chaleur de la discussion, de leur aveu, constituait un calorique insuffisant : Zenon n’avait pas prévu les tranchées de Steenstraete.

Dès qu’il le put, l’amiral fit rentrer tous ses hommes. Les bataillons de Kerros et Bertrand regagnèrent leurs cantonnemens. Une tristesse pesait au souvenir de tant de camarades dont le sacrifice, sans doute glorieux, n’avait servi qu’à révéler la formidable organisation des tranchées allemandes. Résumant l’impression générale sur ces tranchées, le docteur Taburet écrivait : « Ce sont de véritables places fortes, contre les pare-balles d’acier desquelles l’artillerie ne peut rien ou à peu près. » Et le pessimisme héroïque de l’enseigne Boissat-Mazerat se confirmait : « J’ai l’impression que la guerre, telle qu’on la fait présentement, peut durer indéfiniment. Le premier qui s’ennuiera, abandonnera. » Quant à la brigade, ce dernier coup semble l’avoir achevée : « Elle va périr d’inanition. Son effectif est déjà réduit de moitié et, ces temps-ci, nous perdons de 2 à 300 hommes tous les trois jours. Les malheureux sont d’ailleurs exténués. Dans un mois, la brigade aura vécu, après avoir dévoré le total au moins de son effectif en hommes et deux fois ou plus en officiers. Mais elle aura rendu des services énormes que nul ne peut lui contester. Et, si Dieu nous prête vie, c’est encore sur quelque bateau que nous continuerons la guerre. »

V. — L’EPUISEMENT

L’enseigne Boissat n’était que trop bon prophète, mais il anticipait un peu sur les dates, et la brigade, avant sa dislocation, devait connaître encore d’autres fastes, — et d’autres misères.

Pour le moment néanmoins, on sentait qu’il était impossible de lui demander un nouvel effort immédiat : ses élémens de résistance étaient à bout. Les ambulances ne désemplissaient plus : la vie des tranchées est affreuse partout ; ici, elle était particulièrement lugubre. Sur le carnet d’un officier de la brigade, on lit : « Il n’est pas un officier, pas un homme de la brigade qui ait autant souffert que pendant ce mois de décembre. Dixmude fut un enfer, et tous cependant aimeraient mieux recommencer un nouveau Dixmude qu’un nouveau Steenstraete. » Seuls peut-être de toutes les unités sur le front, les fusiliers marins, depuis le commencement de la campagne, n’avaient pas cessé d’être en action ou en cantonnement d’alerte. Et leur service était plus chargé que celui des autres troupes. Les officiers s’en plaignaient, moins pour eux que pour leurs hommes. « Alors que la ligne fait deux jours des tranchées et deux jours de repos, écrivait, le 8 décembre, l’enseigne Boissat-Mazerat, notre programme est six jours de tranchées, un jour de repos. » L’amiral ne pouvait rester indifférent à ces plaintes : comptable de ses hommes, il demanda pour eux, non un régime de faveur, mais simplement l’application du droit commun ; il fit valoir que, dans l’état d’épuisement où se trouvait la brigade, il n’était pas équitable de lui imposer un service plus pénible qu’aux unités voisines.

Le général Hély d’Oissel s’honora en accueillant cette réclamation qui devait entraîner la réduction du front confié à la brigade et un renforcement de celle-ci par l’adjonction permanente de 350 cavaliers à pied. Le nouveau front des fusiliers ne partait plus que du pont de Steenstraete pour aboutir à la gauche du 20e corps. À la faveur de cette décision, l’amiral put organiser son service d’une façon à peu près satisfaisante, — savoir : dans un régiment, un bataillon au front pendant deux jours ; un bataillon en réserve de secteur pendant deux jours, les bataillons se relevant tous les deux jours ; — l’autre régiment au cantonnement pendant quatre jours, les régimens se relevant tous les quatre jours.

Cependant le quartier général n’avait pas renoncé à la continuation de l’offensive, qui devait être reprise le 24 décembre, mais montée cette fois par des dragons à pied et deux pelotons cyclistes. L’objectif restait le même : c’était toujours cette Grande-Redoute, chef-d’œuvre de castramétation en rase campagne, dont le type, promptement généralisé par l’adversaire, étendu à tout le front et recevant chaque jour quelque perfectionnement, allait lui offrir la protection permanente d’une sorte de muraille de Chine, de nouveau mur calédonien, mais de mur en profondeur, si l’on peut dire, derrière lequel il pourrait se reconstituer et préparer à loisir son offensive sur le front oriental. L’artillerie des divers groupemens devant appuyer l’attaque et les fusiliers marins se tenir en soutien le long du canal, l’amiral donna des ordres en conséquence. Mais, plus libre dans la manifestation de ses sentimens, dès lors que ses hommes n’étaient pas directement en cause, il crut devoir adresser au quartier général une note de service exposant les raisons de l’échec éprouvé par les marins le 22, « raisons qui, à son sens, ne pouvaient manquer de faire échouer l’attaque du lendemain, les conditions du combat demeurant exactement les mêmes. » Cette note, appuyée d’un avis favorable du général Hély d’Oissel, fut transmise au général d’Urbal, qui contremanda l’offensive, en attendant d’avoir à sa disposition une artillerie lourde et des munitions suffisantes pour la reprendre avec des chances de succès.

Peut-être, et par la même occasion, apparut-il au commandant de la 8e armée que, dans l’état d’épuisement où se trouvait la brigade, sa valeur combative avait bien diminué et ne lui était plus d’aucun appoint. Tel était cet état d’épuisement[50], les effectifs fondaient avec tant de rapidité, que l’amiral avait dû prescrire de faire emporter par les unités qui allaient aux tranchées leurs deux jours de vivres « pour éviter à ces unités les fatigues inhérentes à leur ravitaillement pendant la nuit. »

Entre temps, nous procédions à la réorganisation de nouvelles lignes de défense à l’Ouest du Kemmelbeke, les anciennes ayant été quelque peu bouleversées par le « marmitage ; » le génie procédait à des travaux analogues à l’Est des bois de Bosch-Hoek. Six pièces de 120 long étaient venues s’installer le 24, derrière Cockhuit-Kabaret, pour battre Bixschoote et la Grande-Redoute, mais elles nous quittaient presque aussitôt, appelées ailleurs, et l’on se contentait d’envoyer des obus explosifs de 75 sur les tranchées allemandes, après un simulacre d’attaque par les marins. « Il y aura dans la nuit, écrivait le 24 un officier : canon, 3 minutes ; fusillade, 3 minutes ; canon, 3 minutes. Les Allemands sortent : on les fusille. Personne ne bouge, et le canon achève. C’est simple, — si on réussit. » Cela réussit assez bien, de l’aveu même du sceptique annotateur, qui, le lendemain, parlant de cette « attaque pour rire, » devait reconnaître que nos adversaires au moins n’avaient pas dû goûter la plaisanterie. « On les voyait sauter en l’air, disaient les assis-tans, sous la poudre du 75[51]. »

Hélas ! ces simulacres d’attaque, c’est tout ce dont nous étions capables pour le moment. Le chiffre des exempts de service atteignait un « total si impressionnant » le 26 décembre, qu’afin de désencombrer un peu les ambulances et les infirmeries régimentaires de la brigade, l’amiral décida de conserver le dépôt des éclopés de Saint-Pol, dont la suppression était prévue pour le 28.

Noël se passa au milieu de ces tristesses. Rien autour de nous ne rappelait la douce nuit chère aux chrétiens. Seule, la température s’était conformée à la tradition : le baromètre marquait — 8o. Il avait légèrement neigé la veille ; la nuit « était lumineuse et claire et la plaine toute blanche[52], » mais cette blancheur, aussi loin que la vue s’étendait, était « semée de points noirs, cadavres français, — ou gris, cadavres boches[53]. » Lugubre décor pour un réveillon ! Et cependant il y avait comme une détente dans les âmes. Puis, des cadeaux étaient venus de l’arrière. Dans la tranchée du jeune Maurice Faivre, l’enseigne Boissat-Mazerat contait d’hilarantes anecdotes ; le lieutenant de vaisseau de Roucy, « délicieux petit capitaine qu’on s’attend à voir en perruque poudrée à la française, donnait son mot ; » une voile « servait de toit » comme à bord et, sous ce toit improvisé, devant « un feu à rôtir un bœuf (au mépris de toute prudence), » l’escouade savourait un « chocolat à la glace fondue. »

Les tranchées voisines n’étaient pas moins favorisées. Un peu partout, les officiers avaient fait d’amples distributions d’effets chauds, tabac, bonbons et autres menues friandises de Noël. Les Boches, de leur côté, enfouis dans leur ripaille, semblaient ne plus songer à la guerre, car ils n’attaquèrent pas, ils suspendirent même le bombardement. Ils chantèrent jusqu’au matin. Après quoi, dans un ciel léger, lavé de toutes ses souillures et d’une innocence enfantine, le soleil se leva et, avec lui, l’espoir au cœur des hommes. Pour la première fois, l’aumônier de la brigade put célébrer sa messe sans l’habituel accompagnement du canon. L’autel occupait le fond d’une grange ; c’était presque le décor évangélique, avec sa litière de paille, d’où nos Jean Gouin s’étiraient, les paupières bouffies, au coup de sonnette de l’officiant. Un déjeuner plantureux couronna la fête. Dans l’après-midi, le temps se gâta : la trêve de Noël était close, le ciel se rembrumait et, de la paille chaude des granges il fallait passer sans transition à l’humidité des tranchées, de l’églogue évangélique aux scènes de massacre et de charnier.

Il y avait surtout, devant notre première ligne, un chapelet d’une quinzaine de cadavres, des marins presque tous, surpris par une rafale de mitrailleuse dans la position de tirailleurs couchés. Il n’avait pas été possible jusque-là d’aller les chercher : si nos obus bousculaient ses tranchées, l’ennemi ne ménageait pas davantage les nôtres. « Le matin [du 27], alerte brusque sur le front de la 11e [Cie] : un tireur boche frappe successivement trois hommes, dont le maître-fusilier Rouault[54], » excellent gradé qu’au Borda, pour son emphase un peu gasconne, on avait surnommé Cyrano, et qui sut mourir simplement, comme un Breton. L’ennemi se tut après une riposte et, au cours de la nuit qui fut calme, on réussit à enlever quelques cadavres et à continuer un bout de tranchée. Le lendemain 28 marque une date pour la brigade : le « colonel » Delage, toujours prêt à s’exposer et qui a pour principe de « tout voir par lui-même, » vient surveiller jusqu’en première ligne l’installation d’un téléphone qui doit relier son poste de commandement aux tranchées de la rive droite. Nous n’avions jusque-là, pour communiquer avec cette rive, que des hommes de liaison. Pour la première fois aussi, les fusiliers reçurent des fusées éclairantes et des grenades à main. Tout cela était nouveau pour eux. Et ils n’étaient pas au bout de leurs surprises ! Le même jour ils apprenaient que le groupement Hély d’Oissel était supprimé et que la brigade, qui perdait les deux batteries à cheval de la 7e division de cavalerie, passait sous les ordres du commandant du 20e corps, ainsi que les 87e et 89e divisions territoriales. Ces changemens en annonçaient un autre plus important : le 29, l’amiral recevait avis que la brigade allait être relevée par des unités du 79e d’infanterie et envoyée en réserve dans la zone Linde-Oostvleteren.


VI. — LE MIRACLE DU DRAPEAU

Il était temps. Les bourrasques des journées précédentes, la fange, la fièvre, la dysenterie, les pneumonies, le gel avaient achevé les hommes. Sans doute ce n’était pas encore le repos souhaité : la brigade demeurait en cantonnement d’alerte ; si elle remontait un peu vers le Nord, elle restait toujours à portée de l’ennemi, puisque le 2e régiment devait cantonner à Oostvleteren, le 1er, partie à Linde, partie à Esseldamme. En route nos troupes assistent à un émouvant duel d’aéroplanes entre un Anglais et un Allemand : l’avion anglais pique brusquement, mais finit par regagner nos lignes. Le bataillon Mauros, qui forme l’arrière-garde, a encore deux compagnies en réserve. Il est relevé dans la nuit du 30 au 31 et arrive à son tour au cantonnement, où la brigade s’installe pour remettre en état ses unités.

1er janvier 1915 : la nouvelle année éclôt dans la pluie et le vent. Elle naît comme elle mourra, mais nous ne voulons pas en croire ce maussade augure ; des promesses de victoire claquent dans les plis des drapeaux qu’on a suspendus à la porte de la pauvre église de campagne où l’aumônier Pouchard doit célébrer l’office. Cette guerre triste et dure, commencée dans l’angoisse, poursuivie dans l’épreuve, la parole du bon prêtre nous donne l’assurance qu’elle finira dans la joie. Et la confiance renaît au cœur des hommes.

« Pour le moment, écrit l’un d’eux a sa sœur[55], je ne suis pas malheureux… Un de ces jours, nous devons aller au repos en France, à Dunkerque, pour nous reformer, car, je t’assure, il ne reste plus guère des anciens au régiment. Il faudrait avoir un tempérament de cheval pour résister quand nous sommes aux tranchées. Personne ne voudrait le croire comme nous sommes malheureux. Figure-toi qu’il tombe de l’eau tous les jours, et l’on est dans la boue au ras des genoux, sans pouvoir bouger, car, si l’on fait un mouvement, on gêne son camarade. Alors, pense qu’il faut rester quarante-huit heures comme cela ! Pas d’abri pour se couvrir. Mais vois-tu, aujourd’hui, Jour de l’an, toute notre misère est oubliée, nous sommes tous contens, surtout de savoir que l’on rentre en France. Je t’assure que l’on a bien gagné un peu de repos, car il n’y a pas de régiment qui a trinqué comme nous, les chasseurs à pied et les tirailleurs algériens. Sur 12 000 marins que l’on était entre les relèves qu’il y a eu, nous sommes 31 800 en tout. »

À peine si quelque exagération est sensible dans ces derniers chiffres. Une semaine encore s’écoula. Enfin, le 8 janvier, la brigade partit en autobus, comme elle était venue, dans la direction de Saint-Pol et de Fort-Mardyck. Le bruit courait que les hommes, suivant l’amusante expression marine, allaient « toucher » un drapeau[56] ; on disait même que c’était le Président de la République en personne qui le leur remettrait, mais, jusqu’à la veille de la cérémonie, on ne savait ni où, ni quand elle se tiendrait. Elle eut lieu le 11, à Saint-Pol, sur le terre-plein du champ d’aviation.

Dès sept heures du matin, la brigade était rassemblée en lignes de colonne de compagnie, les deux régimens se faisant face, la compagnie de mitrailleuses, plus les cinq mitrailleuses ennemies conquises à Steenstraete, formant le côté du rectangle opposé à la route par laquelle on attendait le cortège présidentiel. Les baïonnettes « brillaient au soleil. » À neuf heures « sonne le garde à vous[57] ! » Le Président descend de son auto, suivi du ministre de la Marine Augagneur et des généraux. Il passe lentement devant le front des troupes, gagne le milieu du carré et présente le drapeau. Sa voix, « forte et bien timbrée, » dit un témoin[58], portait jusqu’aux extrémités de l’esplanade. À la fin de son allocution, il remit le drapeau à l’amiral, qui le tendit au colonel du 2e régiment ; puis la brigade se massa en lignes de section par quatre et défila devant le Président, avec ses trophées, tandis que des avions s’élevaient à contrevent et décrivaient leurs orbes au-dessus du cortège.

C’est que cinq taubes, la veille, avaient survolé Saint-Pol. Bien que la visite du Président eût été tenue secrète, ils en étaient informés : ils connaissaient le jour, l’heure, le lieu et, dans le papier qu’ils lancèrent avec leurs bombes, ils prirent soin de nous avertir qu’ils s’invitaient à la fête !

On les attendait, mais aucun taube ne parut. La fête se déroula sans incident, et la seule surprise de la journée fut donnée par nos Jean Gouin, fiers de l’honneur qu’ils recevaient et qui voulurent s’en montrer dignes : au lieu d’une troupe fatiguée, à bout de souffle, ils présentèrent à leurs visiteurs le spectacle inattendu d’une formation manœuvrière de premier ordre. Merveilleux ressort du tempérament marin ! Les spectres de la veille, les revenans de Melle, de Dixmude et de Steenstraete étaient déjà « parés » pour de nouvelles aventures.

Moins de quinze jours plus tard, radoubée, gréée de frais, la brigade navale mettait le cap sur Nieuport.


Charles Le Goffic.
  1. Copyright by Plon, 1917.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 mars et du 1er décembre 1915.
  3. « Nous espérons qu’on va nous confier Ypres. » (Lettre du commandant Geynet.)
  4. « Quelque cent mètres au-dessus d’un cabaret à l’enseigne du Lion belge. » (Carnet du docteur L, G…)
  5. « L’ennemi n’est pas très mordant… Les Prussiens sont assez abattus. » (Commandant Geynet. Lettre du 12 décembre.) Plus loin, il dit qu’ils « tirent avec des obus d’exercice, » ce qui semble prouver qu’ils manquent de munitions. Et le 16 : » L’ennemi est de moins en moins audacieux. Mon impression est qu’il est en grande partie retiré, etc. »
  6. Le communiqué du 12 dit à tort : « L’ennemi a achevé d’évacuer la rive Ouest du canal de l’Yser au Nord de la Maison du Passeur : nous occupons cette rive. »
  7. « Officier très courageux, toujours prêt aux missions périlleuses. Revenu au front après une blessure, a fait, de jour, de nuit, à Dixmude comme à Steenstraete, des reconnaissances poussées jusqu’aux avant-postes ennemis. » (Texte du motif de la proposition pour la croix de la Légion d’honneur, présentée le 15 décembre 1914 par le commandant Delage.)
  8. Carnet du capitaine de M…
  9. Mon petit Benoit tousse…, une toux mauvaise. Je lui ai mis de la ouate iodée. J’en ai un autre [officier] très chic, de Malherbe : je lui ai donné une boite de Bengué, quand nous sommes revenus du front pour le repos. Il n’avait plus de pantalon… » — « Hier, j’étais très dérangé : une catastrophe bête m’arrive la nuit…, mais je suis paré ; me voici au cantonnement. Le docteur Le Marc’hadour est aussi malade de cette diarrhée-entérite. » (Lettres du commandant Geynet des 12 et 13 décembre 1914.)
  10. Trois de 75, une de 90.
  11. Un groupe de 90 fut défilé à l’Ouest de Pypegaale, une batterie de 90 au Sud du moulin dito, deux batteries de 90 au Sud du moulin de Zuydschoote. À ces élémens s’ajoutait la présence d’une batterie lourde de 120, placée à l’Est de Inden Cockuit-Kabaret.
  12. Auberge sur le chemin de Wœsten à Zuydschoote, à 1 000 mètres au Nord-Est de la première de ces localités, où était installé précédemment l’état-major de la 42e division.
  13. « J’en ai vu près de moi pleurer de froid et de fatigue. » (Journal du fusilier Maurice Oury.)
  14. La même impression se retrouve dans une jolie lettre de Maurice Faivre du 13 décembre : « 2 kilomètres de la ligne. — Une salle de ferme, du feu dans la cheminée… Des obus autour de nous, mais heureusement à l’abri de la pluie ! Enfin, nous avons été relevés, pas pour longtemps, malheureusement. Le froid devient épouvantable, parce qu’il ne gèle que la nuit, et la boue est effrayante. Le capitaine, le lieutenant, le principal et moi, menons une vie de famille et le soir, dans le manteau de la cheminée, le lieutenant nous raconte tant de bêtises et si drôlement qu’il remonte le moral, en nous donnant de ces bons fous rires qui vous font mal. »
  15. « Toutes les nuits on se fusille de part et d’autre. Heureusement, ils ont peu d’artillerie devant nous, ce qui paraît bien calme après Dixmude, où je crois que nous avons supporté le maximum d’un bombardement. » (Maurice Faivre. Lettre du 13 décembre.)
  16. Elle avait été défilée un peu au Sud du 1er groupe de 90.
  17. 150 mètres, dira plus exactement le lieutenant de vaisseau Feillet.
  18. Il semble qu’« ils ne l’occupent pas toutes les nuits, » dit-il ailleurs. Dans « une reconnaissance, nous y avons vu beaucoup de cadavres boches. « (Commandant Geynet, lettre du 16.)
  19. Lettre du lieutenant de vaisseau Feillet.
  20. Ce dernier, de Sainte-Suzanne (Mayenne], et l’un des rares Manceaux, sinon le seul que possédait la brigade.
  21. « À huit kilomètres des fusiliers, » précise le commandant Geynet.
  22. La suite de l’aventure est ainsi contée par le Dr Taburet : « Un baiser bien sonore retentit sur la joue du matelot, cependant que la barbe blanche du capitaine de vaisseau Delage caressait cette figure pâle, encore salie d’une boue glorieuse dont je n’avais pu le débarrasser complètement. Vers 15 heures, accompagné du commandant, l’amiral, averti, venait voir ses troupiers : il était un peu, lui aussi, de Saint-Nicolas du Pélem, comme Le Moalic. — « Je les propose tous les trois pour la médaille militaire, » dit-il en sortant. »
  23. Cf Carnet de route du C B… qui ajoute : « Elle a même failli être cernée par deux patrouilles ennemies venant sur la droite et sur la gauche et a dû se replier, sans perte d’hommes heureusement. »
  24. « À l’heure où elles [les Compagnies] devaient être en position, le déclenchement d’artillerie s’est opéré. Beau combat d’artillerie. De notre côté 90 pièces, paraît-il, tonnent, beaucoup moins du côté boche. » (Carnet du commandant B…) Suivant d’autres carnets, au contraire, ce déclenchement d’artillerie ne se serait pas opéré à l’heure réglementaire. « Nous attendons vainement la préparation d’artillerie prévue dans l’ordre d’attaque. » (Carnet du capitaine de M…) « L’artillerie, par défaut de téléphone, a tiré trop tard. » (Carnet du Dr T…) Enfin, dans son interview, le maître Donval dit : « L’attaque devait avoir lieu à 6 h. 45 sans préparation d’artillerie. » La vérité semble être que le tir se déclencha à l’heure dite, mais fut très court et exécuté avec des pièces trop faibles.
  25. Elle arriva seulement vers 8 heures.
  26. Le lieutenant de vaisseau Benoit, qui, de santé très chancelante, avait tenu quand même à reprendre du service, était le fondateur des Éclaireurs de France, plus connus sous le nom de Boy-Scouts.
  27. Cités tous les quatre à l’ordre de l’armée pour ce fait d’armes.
  28. L’Officiel dit même deux tranchées. C’étaient des élémens avancés et en partie inondés. La compagnie semble seulement être parvenue à proximité des tranchées principales. (Voyez plus loin Maurice Faivre.)
  29. Moniteur de la Flotte.
  30. Journal de route du commandant B…
  31. Journal de route du commandant B…
  32. Ce qu’il fit, à la nuit tombante, la 4e compagnie d’abord, la 1re ensuite, « en ramenant les blessés et les corps des officiers tués. »
  33. « Les balles nous causent quelques pertes, la protection du contre-bas de la route étant médiocre et difficile à améliorer. Vers midi, Souben reçoit une balle en plein front qui le tue net au moment où il commandait un feu de salve. Lartigue reste seul officier de la compagnie, avec un seul sous-officier, le second maître Poquet. »
  34. Certains rapports disent la 9e du 2e régiment. C’est une erreur.
  35. « La canonnade et la fusillade ne cessent pas ; les shrapnells et les balles arrivent jusqu’à nous. » (Commandant B…) Le maître fusilier Madec fut ainsi tué dans sa tranchée.
  36. « Vers midi, malgré le bombardement du pont par les Allemands, le brave aumônier du 1er régiment, M. l’abbé Pouchard, vient me voir. Nous sommes bien peu de chose à côté de cet homme-là. On ne saura jamais le courage, la bonté et l’héroïsme de notre aumônier. » (Carnet de route du lieutenant de vaisseau de M…)
  37. Voir, pour les résultats obtenus par le 20e corps, le communiqué du 19 décembre et les Principaux faits de guerre, du 16 au 24 décembre.
  38. Mort des suites de sa blessure. Il avait été « blessé, dit sa citation, en se portant, avec sa section, sur une position battue par les mitrailleuses ennemies. » Bioche appartenait à la 12e compagnie du 2e régiment, ce qui explique que Boissat-Mazerat le passe sous silence,
  39. « Si la discipline est la force principale des armées, écrivait, le 16 décembre, l’enseigne Bioche, la confiance et l’attachement aux officiers sont les seules raisons pour lesquelles les marins se battent bien. »
  40. Maître Donval. Cité par l’abbé Bruno (Petit Écho Vaucellois d’août 1915).
  41. « Nous approchions des premières lignes, et j’ordonnai le silence à mes hommes, » etc. (Petit Écho Vaucellois.)
  42. « Dans la journée un marchand de papier à cigarettes était passé parmi les cantonnemens et, le soir, les obus pleuvaient sur le village. » (Journal du fusilier Maurice Oury.) — « Cette nuit, étant de faction devant la porte d’une ferme où était enfermé un espion, j’ai failli tirer sur mon ombre que je croyais être mon espion fichant le camp. Nous faisons la chasse aux espions… Ils signalent l’emplacement des troupes, et les marmites arrivent ; ils coupent nos téléphones de campagne, etc. « (Lettre du fusilier Maurice Faivre.)
  43. Cette suppression, rendue plus urgente après l’attaque de la Grande-Redoute, eut lieu le 23 : le colonel Delage décida de reverser ce qui restait de la compagnie Pitous dans la 5e compagnie (capitaine de Roucy), pour former une 5e compagnie à l’effectif à peu près normal, et de ramener ainsi le régiment à 2 compagnies de 4 sections.
  44. Carnet de route du Dr T… à la date du 22.
  45. « 75, 90, 120, font rage aussi bien dans le groupement Hély d’Oissel (le nôtre) que dans le 20e corps. Les Allemands y répondent avec une furie qui m’implante de plus en plus dans mon idée qu’ils ont reçu des renforts d’artillerie. » (Carnet du commandant B…)
  46. Carnet du commandant B…
  47. Carnet du second-maître Ludovic Le Chevalier.
  48. « Lartigue, un des deux derniers officiers de mon bataillon, a été blessé hier, — bras cassé. » (Boissat-Mazerat, lettre du 23 septembre.) — « Ravel m’arrive à huit heures, le soir. Blessure au ventre ; rien de grave, quoique ce soit une belle plaie de sortie. Balles dans la main droite… Il a passé la journée à plat ventre dans la boue avec sa compagnie. Toujours gai, il est très content. » (Carnet du docteur T… à la date du 22 décembre.) — « L’officier des équipages Raoul est tombé grièvement blessé. On le voit de nos tranchées. Mais pourra-t-on le ramener ? » (Carnet du commandant B…)
  49. Boissat-Mazerat, lettre du 23 septembre 1914.
  50. « Les hommes sont éreintés. Ce matin (23), la compagnie en a envoyé trente à la visite, et, si beaucoup n’avaient préféré prolonger leur sommeil, le nombre aurait été sensiblement plus grand. Peu de pieds gelés cependant, mais rhumatismes, engelures, diarrhées. » (Carnet de l’enseigne P…)
  51. Carnet de route du Dr T…
  52. Maurice Faivre, lettre du 31 décembre 1914.
  53. Boissat-Mazerat, lettre du 27 décembre 1914.
  54. Carnet de l’enseigne P…
  55. Lettre du fusilier A…, ("janvier 1915.
  56. « Il est question que nous devons toucher un drapeau. » (Journal du fusilier Maurice Oury.) Ce drapeau était offert à la brigade par la ville de Lorient.
  57. Journal du fusilier Maurice Oury.
  58. Carnet de l’enseigne P… Ce fut l’enseigne de Villers qui fut désigné comme porte-drapeau.