DIXMUDE

UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE DES FUSILIERS MARINS



II[1]


VII. — LES PREMIERS EFFETS DU BOMBARDEMENT

Le quartier général belge a-t-il jugé que son front de la route d’Ostende était trop excentrique, et que la ligne de l’Yser lui offrirait un plus solide épaulement ? C’est probable. Et, à ce compte, notre diversion sur Beerst n’aura pas été complètement inutile, puisqu’elle aura permis le repli en bon ordre des troupes belges ; mais, d’autre part, du fait de cette diversion et du renforcement des troupes allemandes, l’offensive sur Thourout n’a pu se préciser : les goumiers sont rentrés à Loo ; le reste de la cavalerie française a dû suivre le mouvement. Tout le terrain est dégagé devant Dixmude, et l’ennemi, grossi de nouvelles formations, et qui a reçu d’Anvers son artillerie lourde, devenue disponible par la chute de la ville, va pouvoir reprendre en toute sécurité l’attaque de nos positions, combinée avec une action parallèle sur les lignes du bas et moyen Yser. Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il convient en effet de se rappeler que la défense de Dixmude et celle de l’Yser, puis, après que l’Yser aura été forcé, la défense de la voie ferrée de Caeskerke-Nieuport, sont intimement liées et que Pervyse et Ramscappelle mènent aussi bien à Furnes que Dixmude, Pollinchove ou Loo.

À une situation nouvelle convenait une organisation nouvelle des forces alliées : dans la nuit du 19 octobre, la brigade belge Meyser passait sous les ordres de l’amiral ; le 20, à onze heures, la première « marmite » tombait sur Dixmude. « Jusque-là, écrit le capitaine de compagnie X…, les shrapnells de 77, aux miaulemens étranges, étaient les seuls cadeaux que l’ennemi avait envoyés. Mais, dans la journée du 20, commencèrent à pleuvoir les marmites, et leur premier objectif fut, bien entendu, l’église. À la cinquième ou sixième, ce joli édifice était en feu[2]. » Nous n’y avions pourtant aucun observateur. Jusqu’au matin, en prévision du bombardement, on avait travaillé aux tranchées. Les plus rapprochées de l’ennemi avaient été crénelées, barbelées, approfondies à lm,75 et solidement plafonnées. Mais toute la défense intérieure était encore à organiser, notamment le talus du chemin de fer, où les « gros noirs » pleuvaient dru. Un soir que sa compagnie était de réserve après 48 heures de tranchées, le lieutenant de vaisseau A… fut commandé pour y prendre position. Il y avait été de garde la troisième nuit précédente ; il savait, par expérience, combien l’endroit était dangereux et, moins pour lui que pour les 250 hommes dont il avait la responsabilité, il tenait à libérer sa conscience de chef.

— Il n’y a pas de tranchées au talus du chemin de fer, commandant, fit-il observer au capitaine de vaisseau V…

— Je le sais.

— Bien, commandant.

« Et souriant, pour donner confiance à ses hommes, ajoute le témoin qui nous rapporte ce dialogue, il s’en alla vers un poste aussi découvert qu’un glacis. »

Avec de tels officiers, Dixmude était mieux défendue que par un triple cordon de blockhaus. Les hommes, qui valaient les chefs, s’étaient vite habitués au fracas des « marmites. » Elles font plus de bruit que de mal, « parce qu’on peut les voir venir et qu’elles s’annoncent par un grincement de poulies mal graissées, » expliquait à sa famille un fusilier, qui ajoutait naïvement : « Tout de même, celui qui a envie d’entendre des coups de canon n’a qu’à venir ici. » De fait, le tapage était effroyable : 420, 305 et 77 tonnaient à l’unisson. Sans artillerie lourde pour riposter à l’ennemi, nous devions nous contenter d’attendre l’attaque inévitable qui allait suivre le nettoiement du terrain. Mais, là, les soixante-douze pièces de nos six groupes pouvaient dire leur mot. Malheureusement, à notre droite, les ravages causés dans les tranchées belges par les rafales de l’artillerie allemande ne permettaient plus à nos alliés de se maintenir : prévenu à temps, l’amiral envoya quatre de nos compagnies les remplacer. Les tranchées n’étaient pas plutôt regarnies que l’attaque ennemie se déclencha. Sûre d’elle, du succès, elle avait adopté, comme la première fois, la formation en masses profondes, les mitrailleuses à l’arrière, les vétérans aux deux ailes, les conscrits au centre et à l’avant, ceux-ci avec des figures d’extatiques, ceux-là gorgés du souvenir de leurs anciennes victoires, tous communiant dans le même idéal patriotique, cadençant le pas et chantant leurs hymnes au Dieu national[3]. C’étaient des jeunes gens pour la plupart, presque des enfans[4]. Dans les tranchées plus tard, quand les fusiliers tomberont sur eux, ils se jetteront à genoux, joindront les mains et demanderont grâce en pleurant. Mais ici, dans l’ivresse de la mêlée, coude à coude sur seize rangs d’épaisseur[5], ils n’ont plus qu’une grande âme collective et farouche ; ils avancent d’un mouvement rythmique, à peine onduleux, quand la mitraille les bat, vrais fils de ces autres barbares qui se liaient de chaînes pour ne faire qu’un bloc dans la mort ou dans la victoire. Une odeur d’alcool, d’éther et de meurtre les précédait, comme l’haleine de cette machine sanglante. Nos hommes les laissèrent approcher à moins de cent mètres : aux cris de Vorwaerts (En avant ! ), partis des rangs ennemis, répondirent brusquement chez nous les ordres : « Feu à volonté ! Feu à répétition ! » jetés par les officiers et les premiers maîtres. Derrière leurs créneaux, dans le bourdonnement des balles et l’éclatement des shrapnells, les fusiliers ne perdaient pas un de leurs coups. Nos mitrailleuses se mettaient de la partie. « On va t’en moudre ! » hurlaient les pointeurs, gagnés à leur tour par l’ivresse contagieuse de la bataille. Les Allemands avançaient toujours, mais leurs masses n’étaient plus aussi profondes ; la machine disloquée ne jouait plus que faiblement. Elle vint râler son dernier effort au pied des tranchées, dans les réseaux de fil de fer barbelé où chaviraient les survivans. À huit heures du soir, trois coups de sifflet, stridens comme une sirène d’usine, mettaient fin au travail de ce monstrueux organisme.

Depuis six heures on se battait dans la nuit. Une fois de plus, nous étions vainqueurs, mais à quel prix ! Dixmude, que l’artillerie lourde de l’ennemi n’avait cessé de bombarder durant l’attaque, n’est pas encore « le tas de cailloux et de cendre, » l’alignement de pierres noircies qu’elle sera plus tard ; mais déjà son agonie a commencé. On ne compte pas les maisons éventrées. Tout un quartier brûle autour de l’église. Si forte qu’elle soit, la pluie n’éteindra pas ces incendies attisés par la déflagration des obus à pétrole. Un projectile, à l’heure de l’Angelus, est venu frapper le clocher de Saint-Nicolas : le bourdon, atteint en plein corps, a poussé une sorte de râle dont les vibrations se sont longuement propagées dans l’espace. « Pauvre Dixmude ! écrit un marin, c’est ton glas qui sonne. » Heureusement, la population n’est plus là. Le bourgmestre a donné le signal de l’exode, et tous lui ont obéi, la mort dans l’âme, à l’exception des Carmélites et d’une douzaine de traînards ou d’entêtés comme ce vieux bedeau dont nous par le M. T’Sertevens, qui habitait sur la Grand’Place une vieille petite maison à ogives et à fenêtres grillées et qui, la pipe à la bouche, vous apportait les clefs de l’église : il jargonnait le flamand rude de la côte, il était tanné par le vent marin. « L’église, la maison, la place, le bonhomme, s’accordaient, traduisaient l’âme unique de la mère Flandre, » et tout cela devait s’abîmer en même temps, le bonhomme n’ayant pu se désencastrer de son logis « dont il semblait une pierre plus vivante. »

Par précaution, malgré la retraite de l’ennemi, les quatre compagnies de fusiliers avaient été laissées à leur poste de combat. Dans la nuit en effet, des fusillades intermittentes, au Nord de l’Yser, purent faire croire à une reprise d’offensive. La seule attaque un peu sérieuse se produisit à trois heures du matin, mais « nous n’eûmes pas de peine à la repousser, note le fusilier R…, car, dans nos tranchées couvertes, nous sommes inexpugnables. » Déçu, l’ennemi se retourna vers la ville qu’il recommença au petit jour à bombarder. Par hasard, le temps s’était nettoyé, « débouché, » disent les marins : le schoore souriait ; l’alouette chantait ; lasses de meugler après l’étable ou déjà résignées à leur vie d’abandon, des vaches ruminaient au soleil[6], et l’interminable file des canaux, les flaques argentées des watergands luisaient doucement sur le velours brun du palus. Le ciel, lui, comme chez le Psalmiste, s’armait de tonnerre et d’éclairs. Le bombardement devint particulièrement intense dans l’après-midi. « Par momens, la ville s’effondrait, écrit un officier. Les Allemands avaient d’abord amené contre elle du 10 centimètres, puis du 15 centimètres, puis du 21 centimètres, puis, comme cela ne suffisait pas, pour avoir raison de ces satanés marins, on finit par leur servir le grand jeu : 305 et 420[7]. » Nos compagnies de réserve dans Dixmude ne laissaient pas d’être fortement éprouvées par ce feu terrible, malaisé à repérer et plus malaisé encore à éteindre avec nos canons courts. Pour ajouter au désarroi de la situation, nous apprenons tout à coup que l’ennemi, à quatre heures, s’est emparé d’une tranchée des lisières extérieures, au Sud de la ville. Surprise par une attaque en force, la section belge qui l’occupait, après une belle résistance, « quelques belles secousses, » dira pittoresquement un marin, a cédé, entraînant la débandade de la section de fusiliers en soutien derrière elle. Seul le lieutenant de vaisseau Cayrol est resté à son poste, revolver au poing, pour permettre à ses hommes d’emporter les mitrailleuses[8]. Trois compagnies se glissent immédiatement vers les tranchées compromises, après que nos canons en ont un peu nettoyé les abords. « Nous voilà en tirailleurs, écrit un des acteurs de cette scène, et, pendant que les Boches essaient de se reformer, avant qu’ils soient revenus de leur surprise, à cinquante mètres, feu de salve, puis à la baïonnette. Il fallait les voir courir comme des lièvres, jetant les armes et tout leur fourniment. Ah ! alors quelle razzia ! Cinq à six cents morts et blessés et quarante prisonniers, dont trois officiers. Nous réoccupons les tranchées, et je reste toute la nuit en tête à tête avec un Belge mort et un Boche blessé, qui ne se réveille que pour crier : « Vive France !… » de peur qu’on ne l’embroche. Quand le jour est venu et que nous avons vu notre ouvrage… (Ici un arrêt : un obus éclate au-dessus de ma tête, casse un fusil et me jette une poignée de terre dans la figure. Léger désagrément. Je continue.)… c’était du joli. Toute la journée, les brancardiers ont ramassé des morts et des blessés, pendant que nous tirions de temps en temps des coups de fusil. Tous les blessés ramassés sont des jeunes : seize à vingt ans, de la dernière levée[9]. »

La nuit suivante, même aventure, sauf que, cette fois, ce sont les tranchées du Nord qui ont « molli. » Comme toujours, c’est aux marins de les reprendre. Faute d’élémens disponibles, on y envoie deux compagnies du 2e régiment qui étaient prévues pour la relève : elles rétablissent les affaires en quelques coups de baïonnette.

« Vous croyez qu’après cette danse-là on avait droit à un tour de buffet ? écrit un deuxième maître de manœuvre. Ouiche ! Ma compagnie était prévue pour la relève : elle va prendre la relève. Dire qu’on n’est pas un peu esquinté, ce serait mentir ; mais enfin, on tient tout de même ; on se compte : il en manque à l’appel qui ne reverront plus leur maman… Si encore on pouvait se secouer un peu pour se dégourdir les pattes !… Mais on est tassé dans la boue comme des sardines dans leur huile. Et, au matin, voilà le charivari qui recommence : quelques shrapnells d’abord, puis, de midi à une heure, une vraie trombe d’obus de tous les calibres. En font-ils un gaspillage de munitions, les brigands[10] !… »

Cette défense de l’Yser, c’est, suivant l’expression du Dr L…, « une éternelle toile de Pénélope : » à peine raccordé, le tissu craque sur un autre point. On sent que la pression allemande, grâce aux renforts qui lui arrivent de tous côtés, se fait chaque jour plus violente. Impuissant sur le flanc de la défense, où l’énergique attitude de nos marins lui donne l’illusion qu’il se heurte à des forces supérieures, l’ennemi insiste sur son centre, qu’il réussit à enfoncer le 22 octobre, occupant Tervaete et prenant pied « pour la première fois sur la rive gauche de l’Yser[11]. » La première division belge, refoulée, mais non rompue, nous fait savoir qu’elle contre-attaquera le lendemain, appuyée par notre artillerie. Nous lui enverrions bien, en outre, un ou deux de nos bataillons de réserve. Mais, le lendemain, Dixmude et nos tranchées extérieures sont soumises à un tel bombardement que nous n’avons pas trop de toutes nos forces pour résister. Les Allemands utilisent évidemment les plus gros calibres, de 21 et peut-être de 28. Leur infanterie, malgré tout, ne peut entamer nos tranchées. Nous faisons quelques pertes, tant en tués qu’en blessés, dont le commandant Delage, « colonel » du 1er régiment, qui, une fois pansé, ne voudra pas rester à l’ambulance et reprendra son commandement avant d’être guéri. Mais, à Tervaete, les choses n’ont pas aussi bien tourné pour nos alliés : si, après l’échec d’une première tentative, une seconde contre-attaque, plus vigoureusement menée, est parvenue « à rejeter les Allemands dans la rivière ou sur l’autre rive, » c’est là, reconnaît le Courrier de l’Armée belge, un « succès passager, car, le soir, des renforts allemands reprirent l’attaque et emportèrent Tervaete. » Notre artillerie avait fait de son mieux en la circonstance ; mais, couverte par le tintamarre des grosses pièces allemandes, elle n’était pas de taille à soutenir longtemps la conversation. « Nous n’avons toujours à notre disposition que les petits canons belges, écrivait le matin du 22 l’enseigne M… Pourtant on nous annonce deux batteries de 155 court et deux de 120 long. » Elles arrivèrent dans la soirée. « À la bonne heure ! Maintenant peut-être va-t-on pouvoir causer avec les Boches. »

Mais déjà n’est-il pas trop tard ? Dixmude n’est inexpugnable qu’autant qu’on ne peut la prendre à revers. Et l’ennemi, qui a fini par occuper toute la boucle de Tervaete, s’infiltre d’heure en heure dans la vallée de l’Yser. En dernier lieu, on le signale à Stuyvekenskerke. La 42e division d’infanterie française (général Grossetti), qui doit remplacer sur l’Yser la 2e division belge, aux trois quarts démolie, n’a pas encore eu le temps d’entrer en ligne. À Dixmude même, la pression est formidable ; les obus pleuvent sur nous de tous les côtés, de Wladsloo, d’Eessen, de Clercken, où les Allemands ont transporté leur artillerie lourde. En même temps, avec l’obstination d’un bélier qui donne du front contre l’obstacle, l’infanterie ennemie, à intervalles réguliers d’une heure, prononce contre nos tranchées des attaques toujours précédées de quelques obus de gros calibre. On dirait qu’elle veut retenir notre attention, nous empêcher de remarquer ce qui se passe là-bas, dans la dépression de l’Yser, où moutonne une houle grise et dont le schoore semble en marche vers Oud-Stuyvekenskerke. Mais le mouvement n’échappe pas à l’amiral, qui l’observe de Caeskerke. D’où viennent ces troupes ? De Tervaete, de Stuyvekenskerke ou d’ailleurs ? Nous l’ignorons et peu importe. Qu’une brèche ou une autre ait été ouverte dans la défense du moyen Yser, l’infiltration allemande a gagné jusqu’à nous : Dixmude est tournée !

Dans la situation la plus critique où se soit encore trouvée la brigade, l’amiral ne dispose que de sa réserve générale et des réserves des secteurs : pour barrer l’accès des ponts de Dixmude, le commandant Rabot, avec un bataillon, court étayer l’aile gauche du front ; le commandant Jeanniot, avec un autre bataillon, se glisse vers Oud-Stuyvekenskerke, où il a pour instruction de s’établir « coûte que coûte. » Manœuvre singulièrement difficile à exécuter, sous un feu qui nous prenait de plein fouet et avec des hommes déjà brisés de fatigue, crevant de froid et de sommeil. Mais ces hommes étaient des marins.

« Le 24 octobre, écrit le fusilier F…, de l’île de Sein, on venait de passer la journée et la nuit en première ligne. Cette nuit-là, on avait eu deux hommes de tués dans la tranchée et quatre de blessés par un obus, et l’on allait à l’arrière pour avoir un repos bien gagné. À peine le jus avalé, branlebas, comme on dit à bord, et sac au dos… On marchait dans les fossés, et les obus tombaient devant nous. Arrivés plus près, les balles commencent à siffler ; on avance à quatre pattes sur un terrain découvert, et rien pour s’abriter. Si on levait la tête, on avait tout de suite des blessés. Nous autres, on ne voyait pas les Boches. On a été au moins trois quarts d’heure à marcher comme ça. On était si habitué d’entendre les balles passer à côté de l’oreille qu’on n’avait pas peur et qu’on marchait toujours… »

Ce jour-là pourtant, notre brave mathurin n’alla pas plus avant : au fort de la rafale, une balle lui cassa la jambe et l’envoya rouler dans une mare. Mais, comme il était Breton et qu’il avait en grand respect Madame sainte Anne du Porzic, il fit vœu, s’il s’en tirait sans autre méchef, de lui offrir, pour le jour de son pardon, un bel ex-voto de marbre blanc, « et gravé dessus : « Merci, sainte Anne, de m’avoir préservé. »

Tous n’avaient point cette chance autour de lui et, à la fin de la journée, la plupart des officiers des élémens engagés, notamment des 2e et 3e bataillons du 1er régiment, étaient hors de combat. Mais Oud-Stuyvekenskerke nous appartenait : le commandant Jeanniot avait réussi, avec le commandant Rabot, à « constituer, comme le portaient les instructions de l’amiral, un front de défense face au Nord » qui défiait les attaques de l’ennemi. Si fortes qu’eussent été nos pertes, elles n’étaient rien, d’ailleurs, à côté des pertes allemandes. Sur le carnet d’un officier du 202e d’infanterie, tué le lendemain à Oud-Stuyvekenskerke, on pouvait lire ces lignes désenchantées :

« Partout nous perdons du monde, et nos pertes sont hors de proportion avec les résultats obtenus… Nos canons n’arrivent pas à réduire les batteries ennemies au silence ; les attaques de notre infanterie sont sans effet ; elles ne mènent qu’à des boucheries inutiles… Nos pertes doivent être énormes. Mon colonel, mon major et beaucoup d’autres officiers sont morts ou blessés. Tous nos régimens sont enchevêtrés les uns dans les autres : le feu impitoyable de l’ennemi nous prend en enfilade. Il a beaucoup de francs-tireurs avec lui… »

Des francs-tireurs ! On sait ce que les Allemands entendent par ce mot, qui désigne tout simplement des tireurs exercés. Le lendemain, dès la brume levée, la bataille reprenait sur toute la ligne ; bombardement de la ville, des tranchées extérieures, des tranchées de l’Yser, de la gare de Caeskerke surtout, où se tenait l’amiral, qui dut se résigner à porter ailleurs son poste de commandement, sans y trouver plus de sécurité. L’ennemi avait des intelligences dans Dixmude même : « Les maisons des états-majors étaient exactement repérées au fur et à mesure de leur déplacement, écrit un officier[12]. Et chaque midi, au moment du repas, nous étions encadrés de quatre marmites. Une batterie lourde était à peine en position depuis cinq minutes que la position devenait intenable : à cent mètres derrière, un homme, dans un arbre, faisait tranquillement des signaux. »

Au Nord seulement, une certaine détente s’observait dans la pression ennemie : renonçant à tourner Dixmude par Oud-Stuyvekenskerke, les Allemands semblaient vouloir s’engager sur Pervyse et Ramscappelle, dont ne les séparait plus que le remblai de la voie ferrée de Nieuport. La division Grossetti essayait de lui barrer le passage avec ce qui restait des divisions belges et nous faisait relever à Oud-Stuyvekenskerke par un bataillon du 19e chasseurs. Le commandant Jeanniot rentra aussitôt dans les tranchées de réserve du secteur : ses hommes n’en pouvaient plus ; les compagnies, qui occupaient les tranchées extérieures de la défense et qui n’avaient pas été relevées depuis quatre jours, n’étaient pas moins épuisées. Sur le front de Dixmude, le feu ennemi n’arrêtait pas : la ville tanguait à chaque décharge ; continuellement des maisons s’aplatissaient. « Dans la nuit du dimanche 25, note le fusilier R…, étant de service auprès du commandant du 3e bataillon Mauros, nous avons dû évacuer à trois reprises différentes les maisons qui nous abritaient et qui s’effondraient sur nous. » Dixmude « n’est plus que ruines, » écrit-il le lendemain. Dès le 21 octobre, les Carmélites étaient parties : leur communauté, où les aumôniers de la brigade continuaient imperturbablement à célébrer l’office, avait reçu quatre « marmites » dans la journée ; l’ennemi n’épargnait même pas nos ambulances ; « une chapelle, en pleine ville, où était la Croix-Rouge, a été bombardée d’un bout à l’autre, constate le fusilier F. A…, d’Audierne ; les églises environnantes, des clochers, il n’en reste pas un seul debout[13]. »

Le pis est que nos effectifs, très éprouvés dans les dernières rencontres, ne suffisaient plus aux besoins de la défense. On devait continuellement faire appel aux dépôts. Les grandes pluies avaient commencé, noyant les tranchées : sans la grosse capote de « biffin » que leur avait imposée la prévoyance administrative, les hommes fussent morts de froid : beaucoup qui, par insouciance ou dans la précipitation du départ, avaient laissé leurs sacs à Saint-Denis, montaient leurs grelottantes factions en tricot de coton, les pieds nus dans des brodequins éculés ; toutes leurs lettres sont pleines de malédictions contre cette eau impitoyable qui les transissait, diluait l’argile et les bloquait dans une carapace de boue.

C’est d’elle pourtant qu’allait leur venir le salut.


VIII. — L’INONDATION

Un nouvel acteur entrait en scène, un nouvel allié, plus lent, mais singulièrement plus efficace que les meilleures troupes de renfort.

Au mois de novembre dernier, le Moniteur belge publiait un arrêté royal nommant au grade de chevalier de l’Ordre de Léopold, « pour sa coopération courageuse et dévouée aux travaux d’inondation dans la région de l’Yser, M. Kogge (Charles-Louis), garde-wateringue du Nord de Furnes. »

Est-ce, comme on l’a dit, ce M. Kogge qui, le premier, eut l’idée d’appeler l’eau à notre aide ? Ou, comme le veut une version plus romanesque, cette idée fut-elle suggérée aux bureaux de l’état-major par la découverte, singulièrement opportune, du dossier de l’action reconventionnelle qu’intenta en 1795 un fermier flamand à son propriétaire « en dédommagement des pertes que lui avait fait subir l’inondation de ses terres durant la défense de Nieuport ? » Toujours est-il que, dans la soirée du 25 octobre, le grand quartier général belge prévenait l’amiral qu’il venait de « prendre toutes mesures nécessaires pour inonder la rive gauche de l’Yser entre ce fleuve et la chaussée du chemin de fer de Dixmude à Nieuport. »

Les effets de cette inondation ne pouvaient néanmoins se faire sentir dès les premiers jours, ni même dès les suivans. Le mot d’inondation évoque ordinairement à l’esprit l’image d’une torrentielle poussée des eaux, d’une grande charge de cavalerie marine ou fluviale qui balaie tout sur son passage. Rien de pareil ici. Nous sommes en Belgique occidentale, dans un pays invertébré, sans relief d’aucune sorte, où tout procède lentement, flegmatiquement, les cataclysmes compris. Il est regrettable peut-être que la langue n’ait pas un autre mot pour désigner l’opération hydrographique à laquelle nous allions assister : à défaut du substantif, elle possède du moins un verbe qui a surpris, comme un néologisme, la plupart des lecteurs de communiqués, mais qui, en réalité, s’est employé de tout temps dans les Flandres, et qui a l’avantage de rendre admirablement la nature de l’opération. C’est le verbre tendre. On tend une inondation là-bas, comme on tend un filet. Pas d’image plus exacte. Le tendeur, en l’espèce, est aux écluses de Nieuport. C’est un chef-wateringue qui a sous ses ordres une douzaine d’hommes armés de leviers pour la manœuvre des crics. À l’heure du flot, il fait lever les vannes des écluses : la mer entre, forçant les eaux douces du canal et de ses tributaires à refluer ; et la mer ne redescend pas : les vannes ont été abaissées. Désormais les eaux douces, qui accourent de partout dans le bassin de l’Yser, n’auront plus d’écoulement ; elles ajouteront lentement, inlassablement, leur apport à celui de la marée ; peu à peu elles déborderont les digues des canaux collecteurs, gagneront les watergands, prendront tout le schoore dans leurs mailles. C’est une montée sournoise, muette, sans arrêt, sur un sol déjà imbibé, gonflé comme une éponge et incapable d’absorber une goutte d’eau de plus. Tout ce qui tombera là, qu’il vienne du ciel sous forme de pluie ou des collines de Cassel sous forme de torrens, demeurera en surface. Nul moyen d’arrêter l’inondation, tant que les vannes ne sont pas levées. Qui tient Nieuport, tient par ses écluses tout le pays. Ainsi s’explique l’insistance, heureusement tardive, que mettront les Allemands à essayer de s’en emparer : par les dunes de Lombaertzide et de Middelkerke, ils tenteront une surprise, qui réussirait peut-être sans la coopération que prêtera tout à point aux forces belges la flotte anglo-française ; sous le feu des monitors, l’attaque allemande devra reculer et ne parviendra pas à mettre la main sur le jeu d’écluses de Nieuport. L’inondation continuera. Quand ses dernières mailles seront nouées, toute la trame ourdie, elle s’étendra en demi-cercle sur une zone de 30 kilomètres, et cette immense lagune artificielle, large de 4 à 5 kilomètres, profonde de trois à quatre pieds, où des escadrons et des batteries légères pourraient donc à la rigueur, s’engager, si les brusques dépressions des watergands et des canaux collecteurs n’y ouvraient à chaque pas des trappes invisibles, constituera le plus imprenable des fronts de défense, un barrage liquide défiant toutes les attaques. Dixmude, à l’extrémité de cette lagune, dans le cul-de-sac que forment là l’Yser, le canal de Handzaeme et le remblai de la voie ferrée, pourra être comparée justement à Quiberon : ce sera, comme lui, ses ponts coupés, une sorte de mince et basse presqu’île, mais un Quiberon du Nord a l’ancre sur une mer immobile, sans vagues, sans flux ni reflux, piquée de têtes d’arbres, de toits de fermes noyées, et promenant sur ses eaux mortes, au fil d’une insensible dérive, des cadavres ballonnés de soldats et d’animaux, des casques à pointe, des culots de cartouches et des boites de conserves vides…


IX. LA MORT DU COMMANDANT JEANNIOT

Pour le moment, à la date du 25 octobre, l’inondation ne nous prête aucun appui. Et, quand nos troupes auraient tant besoin de se reposer, l’ennemi, sur tout leur front, resserre son étreinte. De nouveaux renforts viennent boucher ses vides ; nos éclaireurs nous signalent des corps de troupes fraîches qui descendent sur Dixmude par les trois routes d’Eessen, de Beerst et de Woumen. Il faut s’attendre à un « grand coup » pour demain, sinon pour cette nuit même. Ce sera pour cette nuit.

Vers sept heures du soir, la compagnie Gamas allait prendre la relève des tranchées du Sud. En route, presque à la sortie de la ville, elle se heurte à une troupe allemande d’égale force qui s’est glissée là on ne sait comme. Fusillade, mêlée générale, où nos marins, à coups de crosse et de baïonnette, s’ouvrent un passage dans la bande, démolissent une cinquantaine d’Allemands et mettent les autres en fuite. Puis une accalmie. Il pleut. C’est le seul bruit qu’on entende jusqu’à deux heures du matin, où brusquement une nouvelle mousqueterie crépite près de la gare de Caeskerke, à l’intérieur même de la défense. Nos hommes ou nos alliés, énervés par cette vie d’alertes continuelles, ont-ils cédé à quelque mouvement irréfléchi ? Au témoignage des plus braves, les hallucinations sont fréquentes la nuit, dans les tranchées ; tous les pièges de l’ombre se dressent devant l’esprit ; la circulation du sang dans les artères fait le bruit d’une troupe en marche ; il suffit d’une sentinelle impressionnable qui lâche au hasard son coup de fusil pour que toute la section lui fasse écho[14].

Convaincu qu’il s’agit d’une méprise de ce genre, l’état-major, dont le poste est encore à la gare de Caeskerke, crie aux sections de cesser le feu. Cependant, comme la fusillade continue dans la direction de la ville, l’amiral détache en reconnaissance un de ses officiers, le lieutenant de vaisseau Durand-Gasselin, qui pousse jusqu’à l’Yser sans trouver d’ennemi. La fusillade s’est tue ; partout, les voies sont libres ; le lieutenant Durand-Gasselin retourne vers Caeskerke. En route, il croise une voiture d’ambulance de la brigade qui remontait vers Dixmude. Un peu surpris, il l’arrête : la voiture était occupée par des Allemands, qui se rendirent d’ailleurs sans résistance. Mais cette capture a donné un nouveau tour aux réflexions de l’état-major : il ne fait plus de doute qu’un raid d’infanterie a été tenté sur la ville ; les Allemands de la voiture d’ambulance appartiennent vraisemblablement à la troupe d’assaillans mystérieux qui s’est jetée dans la nuit sur Dixmude et qui s’est non moins mystérieusement évanouie après ce singulier coup d’audace. On s’est assuré, en effet, qu’aucune de nos tranchées de couverture n’a été prise. L’énigme est inquiétante ; mais, par cette nuit poisseuse, qui prête sa complicité à l’ennemi, il ne sert pas d’en chercher le mot : on ne l’aura que le matin, au petit jour, quand un de nos détachemens, en surveillance sur l’Yser, apercevra tout à coup, dans une prairie, un bizarre ramassis de Belges, de fusiliers marins et d’Allemands. Nos hommes ont-ils été faits prisonniers ? Ou sont-ce eux qui tamènent les Allemands ? L’incertitude dure peu. Une brève mousqueterie : les marins tombent ; la bande s’égaille. Voici ce qui s’était passé.

À la vérité, des versions assez différentes ont été données de l’incident, un des plus dramatiques de la défense et au cours duquel, avec quelques autres, tombèrent mortellement frappés l’héroïque commandant Jeanniot et le Dr Duguet, médecin principal du corps de santé[15]. De l’avis général cependant, l’attaque allemande qui se produisit à deux heures et demie du matin est en étroite dépendance avec le mouvement de surprise tenté à 7 heures du soir sur la route d’Eessen et que déjoua si heureusement l’intervention de la compagnie Gamas ; il n’est même pas impossible qu’elle ait été menée par les débris de la troupe que nous avions culbutée, renforcés d’élémens nouveaux. Ainsi s’expliquerait qu’un intervalle de plusieurs heures ait séparé les deux attaques, qui procédaient en tout état de cause d’une inspiration identique.

« La nuit se poursuivant d’une façon normale et semblant ne plus devoir être troublée par aucun incident, raconte un témoin[16], le Dr Duguet en avait profité pour aller prendre un peu de repos dans la maison qu’il habitait et qu’une largeur de rue séparait de son ambulance. L’abbé Le Helloco, aumônier du 2e régiment, l’y avait rejoint vers une heure et demie du matin. Celui-ci confesse qu’il était bien un peu inquiet, en raison de l’échauffourée précédente, où il s’était prodigué, selon son habitude, au chevet de nos blessés. Après quelques minutes d’entretien, les deux hommes se séparèrent pour gagner leurs couchettes de paille. L’abbé dormait depuis une heure ou deux, quand des coups de feu tirés à proximité l’éveillèrent en sursaut. Il se secoua et rejoignit le Dr Duguet qui était déjà debout. Les deux hommes n’échangèrent aucune parole. Du même mouvement, sans prendre la précaution d’éteindre les lumières derrière eux, ils se jetèrent au dehors. Ils faisaient cible dans le cadre de la porte : une décharge les coucha sur le seuil. Le Dr Duguet avait été frappé d’une balle au ventre ; l’abbé Le Helloco était atteint à la tête, au bras et au rein droits. Les deux corps se touchaient. « Monsieur l’abbé, murmura le Dr Duguet, nous sommes perdus. Donnez-moi l’absolution… Je regrette… » L’abbé trouva la force de lever son bras alourdi et de tracer sur le mourant le signe du pardon. Puis il s’évanouit, et ce fut son salut. Ni lui, ni le Dr Duguet ne comprirent sur le moment ce qui s’était passé. D’où sortait la troupe de forbans qui venait de les abattre ? Et comment avait-elle réussi à se faufiler entre nos lignes sans être vue ? Mystère. Cette fusillade éclatant dans leur dos avait causé un certain désarroi dans les sections les plus rapprochées qui s’étaient crues prises à revers et qui l’eussent été en effet, si l’attaque avait été soutenue. La bande arrivait devant l’ambulance au moment où le personnel (trois médecins belges, quelques matelots infirmiers et le quartier-maître Bonnet) s’empressait autour du Dr  Duguet qui respirait encore. Elle fit prisonnier tout le paquet et l’entraîna dans sa ruée imbécile à travers la ville. Officiers et soldats devaient être ivres. On aurait peine à s’expliquer autrement une équipée aussi folle ; nous tenions tous les abords de Dixmude ; le bref mouvement de panique qui s’était produit dans certaines sections avait été tout de suite enrayé. L’invraisemblance d’une action nocturne à l’intérieur de la défense était telle que le commandant Jeanniot, en réserve cette nuit-là et qui, réveillé par la fusillade, comme le Dr  Duguet et l’abbé Le Helloco, était sorti de sa maison pour armer son secteur, n’avait pas mis le revolver en main. Se méprenant sur les intentions et les qualités des groupes qui s’avançaient, il court à eux pour les arraisonner et les reporter vers la tranchée. Ce petit homme replet, grisonnant, aux manières rudes et simples, est adoré de nos marins. Il n’y en a pas de plus brave. On le sait, et lui-même connaît son ascendant sur ses hommes. Quand il s’aperçoit de sa méprise, il est trop tard : les Allemands l’ont saisi, désarmé et entraîné au milieu de hoch ! hoch ! de satisfaction. La bande continue à foncer vers l’Yser, poussant devant elle quelques fuyards et réussissant en partie à franchir la rivière au milieu de la confusion qui s’ensuit. Heureusement, l’hésitation dure peu. À la clarté d’un projecteur, le capitaine de frégate Marcotte de Sainte-Marie, qui commande la garde du pont, identifie l’assaillant et fait immédiatement ouvrir le feu sur lui : la plupart des Allemands qui se trouvent dans le rayon de nos mitrailleuses sont fauchés ; le reste se débande par les rues et court se cacher dans les décombres et les caves. Mais la tête de colonne avait passé l’eau, avec ses prisonniers, qu’elle chassait à coups de crosse. Pendant quatre heures, elle va tourner sur place, perdue dans les ténèbres, en quête d’une issue qui lui permette de rallier ses lignes. Il pleut toujours. Las de patauger dans la boue, les officiers s’arrêtent derrière une haie pour tenir conseil. Une pâle lueur commence à percer la brume : c’est le petit jour et il n’est plus possible de songer à regagner en corps les lignes allemandes ; la prudence commande donc de s’égailler jusqu’au retour de la nuit. Mais que fera-t-on des prisonniers ? La majorité opine pour leur exécution. Les médecins belges protestent. Très calme, le commandant Jeanniot, qui se désintéresse du débat, cause avec le quartier-maître Bonnet. Sur un signe de leur chef, les Boches mettent genou à terre et font feu sur les prisonniers : le commandant tombe et, comme il respire encore, on l’achève à coups de baïonnette. Il ne reste de vivant que les médecins belges, volontairement épargnés, et le quartier-maître Bonnet, qui n’a été touché qu’à l’épaule. C’est à ce moment que la bande fut aperçue. Une section chargeait aussitôt sur elle ; une autre se portait en arrière pour lui couper la retraite… Que se passa-t-il ensuite ? D’aucuns prétendent que les officiers allemands surent ce qu’il en coûtait d’assassiner des prisonniers et que nos hommes éventrèrent ces chiens séance tenante ; mais la vérité est que, malgré la bonne envie qu’on avait de venger le commandant Jeanniot, on cueillit toute la bande sans lui faire de mal et qu’on l’emmena à l’amiral qui fit exécuter seulement trois des coquins les plus compromis. »


X. — DANS LES TRANCHÉES

Ainsi se termina ce dramatique épisode dont les origines ni les suites n’ont pas encore été bien élucidées. La troupe allemande, qui avait couru la ville pendant la nuit et dont une partie seulement avait pu gagner les prairies avec les prisonniers, comprenait-elle un bataillon ou un demi-bataillon ? Le feu ouvert par le capitaine de frégate Marcotte de Sainte-Marie avait couché pas mal d’ennemis à terre. « On marchait sur leurs cadavres dans la ville, » écrit le fusilier H. G… Et, le lendemain, nous débusquâmes des caves où ils se terraient un assez joli lot d’assaillans. Mais le plus grand nombre, servis par des complicités mystérieuses, parvinrent certainement à nous échapper.

En tout cas, l’alerte avait été chaude, et elle nous avait montré combien était nécessaire le renforcement immédiat de nos positions. L’amiral en rendit compte au quartier général, qui lui envoya de Loo deux bataillons de Sénégalais. Le bombardement avait repris dans l’intervalle. Il devint particulièrement intense entre onze heures et trois heures, visant de préférence les ponts de Dixmude et les tranchées du cimetière. Nous fîmes là d’assez grosses pertes, dont le lieutenant de vaisseau Eno et une partie de la 7e compagnie du 2e bataillon. Mais le moral des hommes ne pliait pas. Témoin ce quartier-maître Leborgne, blessé à la tête, évacué sur l’ambulance pendant une accalmie, qui s’en échappait en entendant la reprise de la canonnade et revenait se faire tuer à son poste ; ou ce clairon Chaupin qui, voyant des recrues faire le gros dos sous la rafale, leur criait : « Regardez-moi, les p’tiots ! » et, magnifiquement brave, dressé de toute sa taille pour traverser la zone dangereuse, les entraînait dans son sillage d’héroïsme[17]. Le feu de l’ennemi, grâce au repérage de ses avions et aux intelligences qu’il comptait dans la place, témoignait d’une justesse surprenante. « Dans l’espace de deux heures, de dix heures et demie à midi et demi, écrit un des officiers qui commandait une des sections les plus exposées, le lieutenant de vaisseau T. S…, il est tombé une cinquantaine de shrapnells autour de nous. À une heure, j’avais le quart de mon effectif hors de combat. Je fais demander du renfort et des vivres, — nous étions sur la ligne de feu depuis soixante heures. Le commandant me donne l’ordre verbal de me replier. Je consulte mes gradés et mes hommes : « Faut-il partir sans avoir été remplacés ? — Nous ne pouvons le faire, lieutenant ! » Une heure après, l’ordre écrit m’arrivait de quitter la tranchée. Force me fut d’obéir, non sans avoir enterré nos morts et emporté nos blessés. Voilà, chers parens, de quoi sont capables nos marins : ils tiennent jusqu’à la gauche. Le soir même, la tranchée était occupée par une autre section de marins. »

Et, ce même soir du 26 octobre, cette tranchée, — ou une autre, — était de nouveau attaquée et ne restait dans nos mains que par un miracle d’héroïsme. L’ennemi avait pu s’approcher à quelques mètres et chargeait « en poussant des hurrahs ; » nos mitrailleuses, encrassées, ne jouaient plus. Mais c’était le lieutenant de vaisseau Martin des Pallières qui commandait la section. « Des Pallières, dit un témoin, bondit sur le parapet de la tranchée et abat lui-même les premiers assaillans. Son exemple surexcite les hommes. L’ennemi est refoulé[18]. » Le lendemain, un obus l’anéantissait.

Entre temps, la brigade avait passé sous les ordres du général Grossetti, chargé de la défense de la ligne de l’Yser jusqu’à Dixmude inclus (détachement de l’armée de Belgique du général d’Urbal). La journée du 27 ne fut marquée par aucune attaque en force : l’ennemi se contentait de nous bombarder. Il nous laissa respirer un peu la nuit suivante et le matin jusqu’à neuf heures. Puis, le charivari recommença. Un officier de la marine de réserve qui recevait ce jour-là le baptême du feu, le lieutenant de vaisseau Alfred de la Barre de Nanteuil, petit-fils du général Le Flô, pouvait écrire à sa famille qu’on l’avait gâté : « Un beau baptême, avec des dragées, toute la lyre, balles, shrapnells et surtout les fameuses marmites. Le hasard avait bien fait les choses. » Pour sa seule section, il comptait 4 hommes tués, 12 blessés et 11 disparus. Ce sabbat était le prélude d’une attaque brusquée : elle se produisit contre les tranchées du cimetière, particulièrement recherchées de l’ennemi. Mais nous le savions et nous avions là nos troupes les plus solides. L’attaque fut repoussée une fois de plus, en partie grâce à la fermeté du premier maître de mousqueterie Le Breton, déjà blessé le 24 octobre et qui avait pris le commandement de la compagnie, quand tous les officiers furent hors de combat.

Nos alliés n’étaient pas si heureux sur la ligne de Dixmude à Nieuport, où la 4e division belge, écrasée sous des forces supérieures, marquait un sensible recul jusqu’à Ramscappelle et Pervyse. L’importance stratégique de ces deux villages exigeait qu’on les reprît immédiatement. Tous les élémens disponibles de la brigade y furent envoyés dans la soirée du 29. Cela n’empêchait pas l’ennemi de continuer son bombardement de Dixmude, auquel répondirent avec efficacité cette fois les « grosses basses » de notre artillerie lourde. Nous y gagnâmes d’avoir une nuit à peu près tranquille. On les comptait, ces nuits-là, dans la brigade. « Nous ne savons plus ce que c’est que dormir, écrit un marin. Voilà dix jours qu’on n’a pas fermé l’œil. » L’ennemi, peut-être, était aussi las que nos hommes : quelques poignées de shrapnells sur Caeskerke et le carrefour où l’amiral avait installé son poste de commandement furent la seule manifestation de son activité nocturne. Peut-être aussi, dans cette phase des opérations, Dixmude l’intéressait-elle beaucoup moins que Ramscappelle et Pervyse. Il se jetait au petit jour dans Ramscappelle, mais il échouait sur Pervyse, défendue avec leur énergie habituelle par les deux compagnies du bataillon Rabot. Ramscappelle était d’ailleurs reprise le lendemain. Mais, la veille, une « marmite » avait démoli, à Dixmude même, le pont du chemin de fer.

Aux brefs relâches de cette lutte épuisante, les yeux des défenseurs interrogeaient le schoore de l’Yser. Qu’elle était lente à se tendre, cette inondation annoncée par le quartier général belge dans la soirée du 25 octobre et qui, depuis cinq jours, ne faisait que des progrès insensibles ! Pourtant, là-bas, sur la grande plaine unie, il semblait qu’on la vit avancer : les watergands débordaient ; l’eau rapprochait ses mailles ; sa résille se resserrait autour des villages et des fermes. À la hauteur de Ramscappelle et de Pervyse, elle formait déjà une grande nappe d’un seul tenant.

Ce fut ce jour-là, « au Nord à nous, » qu’on put constater les premiers effets tactiques de l’inondation. Ramscappelle avait été splendidement enlevée à la baïonnette par la 42e division, l’ennemi rejeté derrière le talus de la voie Dixmude-Nieuport, d’où il se repliait presque aussitôt sur l’Yser : autant que devant nos troupes, il reculait devant la sournoise montée des eaux. Le plan du grand état-major allemand était déjoué : il n’avait compté, pour atteindre Dunkerque, ni sur l’intervention de la flotte anglo-française, qui l’empêchait de longer par les dunes le rivage de la mer, ni sur les facilités qu’offrait à la défense l’inondation du bassin de l’Yser. La clef de la position n’était ni à Dixmude, ni à Pervyse, ni à Ramscappelle, ni à Ypres, comme il l’avait cru, mais dans la poche du chef-wateringue qui garde les écluses de Nieuport.

On croit sentir à ce moment comme un flottement chez l’ennemi ; sans renoncer à Dixmude, l’état-major allemand semble vouloir regarder ailleurs. À peine si, le 30 et le 31, il daigne envoyer à nos tranchées du cimetière et aux maisons des abords du pont leur ration habituelle de shrapnells et de marmites. Il pleuvait sans discontinuer depuis trois jours : nos hommes avaient de l’eau jusqu’à mi-jambes dans les tranchées. Où étaient les fringantes « demoiselles au pompon rouge » de naguère ? « Il faudrait nous voir marcher, écrit le marin L…, d’Audierne, on est comme des hommes de soixante-dix ans. Mes pauvres genoux et coudes, je ne les sens plus. » Mais la grande souffrance tenait au manque de chaussettes : les pieds nus dans les souliers se violaçaient, refusaient tout service. « C’est la campagne des pieds gelés, » goguenarde un de ces malheureux. Disciplinés, fatalistes par tempérament, ils ne récriminent pas, et c’est à leurs parens qu’ils s’adressent pour parer au mal. « Envoyez-moi des chaussettes. Je suis nu-pieds et il fait froid, » écrit le 1er novembre le marin J. F… du Passage-Lanriec. Et, dans la lettre suivante, il réitère : « Je vous dirai, chers parens, qu’il fait mauvais temps ici : pluie et vent tous les jours, et du froid ! Il ne fait pas beau dormir dans les tranchées : il y a quinze jours que je n’ai pas fermé les yeux par le froid, les obus et les balles. Malgré tout cela, j’ai encore du courage. Je suis nu-pieds dans mes souliers ; j’ai toujours les pieds glacés. Si vous m’envoyez des chaussettes, envoyez-moi quelques paquets de tabac avec. » Et cet autre bout de lettre, toujours sur le même sujet : « Chère mère, vous me dites que mon frère continue à boire et il a bien tort ; mais qu’il a tiré ses bas de ses pieds pour me les envoyer. Je le remercie, car j’en avais grand besoin. » Magnanimité des ivrognes bretons !

Il y a des privilégiés ici d’ailleurs, comme partout : tel cet H. L…, qui s’est confectionné des mitaines avec une paire de vieilles chaussettes trouvée dans une tranchée boche. Évidemment on ne fait pas le délicat quand on est à la guerre et qu’on porte depuis un mois, sous la pluie, dans la boue, les mêmes effets loqueteux et gluans. « Tu n’oserais pas prendre mon tricot avec une pince, tellement il est infect, » écrit à sa sœur le même H. L… Les officiers ne sont pas mieux partagés, — bien qu’ils aient des chaussettes. « On ne se change jamais, on ne se lave jamais, on ne se brosse jamais, écrit Alfred de Nanteuil. Je suis dans la même crasse depuis mon départ de Brest. Je n’ai changé que de chaussettes. Toutes mes idées sur l’hygiène sont renversées, car, en somme, je ne me suis jamais mieux porté. » Quelques-uns se plaignent bien çà et là de la nourriture. « Je suis été (sic) trois jours dans les tranchées sans bouffer, » gémit incidemment le marin J.-L. R… Mais d’autres, en plus grand nombre, constatent que la « confiture de singe » n’est pas mauvaise, surtout chauffée, et qu’en somme on a « son content. » Sur la boisson, par exemple, le « jus » excepté, — « fameux, le jus ! » — l’opinion est unanime et tous la déclarent exécrable. Ni vin, ni bière, rien que de l’eau croupie : « encore on dit que les casques à pointe l’ont empoisonnée[19]. » Aussi est-il recommandé de ne la boire que dans le « jus » et fortement bouillie. « J’ai passé des journées avec du pain, du sucre et une tasse de café les grands jours, écrit Alfred de Nanteuil. Il n’y a plus dans le pays que de l’eau infecte. Alors je reste très bien huit jours sans boire, sauf le café. » François Alain, lui, en est resté quatre sans boire ni manger, dans la paille d’une grange où vingt-sept de ses camarades, coupés de leur compagnie, venaient d’être éventrés à coups de baïonnette. Comment ce conscrit de dix-neuf ans échappa-t-il aux Boches demeurés à proximité ? « Par un petit trou qu’il avait percé à l’aide de son couteau dans une des tuiles du toit, » il observait tous leurs manèges, repérait leurs tranchées, les emplacemens de leurs canons et de leurs mitrailleuses. Et un beau soir, où la lune n’était pas trop claire, il s’évadait en rampant, abattait un officier allemand qui lorgnait les positions françaises et rentrait dans nos lignes sous une pluie de balles, avec une cargaison de « . renseignemens précieux, » un fourreau de boue et des dents aiguisées par quatre-vingt-seize heures de jeûne[20]. Et l’admirable, c’est que dans cet état, ruisselans, le ventre vide, les pieds gelés et le crâne en feu, aucun de ces hommes ne perd le sourire. Dans toutes leurs lettres revient la même note : « Quoique ça, tout va bien, et l’on ne se fait pas de bile, surtout quand on peut f… une tournée aux Boches[21]. » Ceci console de cela. Les risques de la tranchée, ils les connaissent et ils les préfèrent à l’inaction de la vie en réserve. « Et voilà douze jours de bataille, écrit le 28 octobre le fusilier C…, d’Audierne, et, ce soir, nous devons aller en première ligne, car on est mieux au feu qu’au repos. » Paradoxe ? Forfanterie ? Non. Ils parlent comme ils pensent. Ce sont des embusqués à rebours.


XI. — L’ATTAQUE DU CHATEAU DE WOUMEN

La Toussaint fut presque aussi calme que les deux jours précédens. Nous refîmes nos tranchées ; l’amiral mit de l’ordre dans ses régimens et transporta son quartier général à Oudecappelle. Alfred de Nanteuil, depuis la veille en deuxième ligne, constatait dans son journal cette trêve des « marmites, » sinon des shrapnells et des balles, « qui sifflent un peu comme certaines mouches en été. » Mais, sur le vaste horizon, des fermes brûlaient. La triste nuit de novembre était éclairée et comme « jalonnée » par des brasiers qui attestaient que, pour avoir changé de forme, les distractions de l’ennemi n’avaient pas acquis plus d’aménité. « Un de mes hommes, note Alfred de Nanteuil, a trouvé l’autre jour, dans le sac d’un Allemand, une main de petit enfant coupée… » Et, à Eessen, où l’abbé Deman, un jeune prêtre de vingt-huit ans, servait comme vicaire, ses bourreaux, après s’être donné le divertissement de lui faire creuser sa fosse, le fusillaient « dans le cimetière même de sa paroisse[22]. »

Nous eûmes, du reste, le lendemain, l’explication de cette apparente inertie de l’adversaire. Quelques « marmites » sur les tranchées et les fermes où nous avions nos services de ravitaillement ne suffirent pas à nous donner le change. Dans le Sud-Ouest, sur la route d’Ypres, on percevait depuis quelques jours un grondement ininterrompu : c’était l’ennemi qui avait déplacé une partie de ses forces et qui cherchait, vers Mercklem, le contact avec nos territoriaux et les corps britanniques. L’occasion semblait bonne pour briser le corset de fer qui nous étreignait et soulager un peu nos positions. Le moral des hommes n’avait jamais été meilleur. Des bruits d’offensive générale couraient dans la brigade, et rien n’est plus propre que la pensée de se porter en avant à redresser le caractère français. Le 3 novembre, des avions à nos couleurs passaient au-dessus de Dixmude, en route vers les lignes allemandes ; dans l’Ouest, un sphérique se balançait.

« Heureux présages ! écrivait Alfred de Nanteuil. Tous ces encouragemens nous manquaient au cours de cette longue défense… J’ai le cœur allègre. Tout indique que nous allons avancer. Les marmites ont disparu, ce dont personne ne se plaint. Je suis en première ligne depuis hier soir… Il fait du soleil, l’alouette chante, la boue sèche. Nous sommes ignobles à voir… Relevés par les Belges à la nuit, je vais chercher pour les guider ceux qui remplacent ma compagnie… En rentrant, éreinté, j’arrête sur la route une barrique de soupe belge et y puise une louchée exquise. Mon bataillon est en réserve depuis hier soir. Nuit dans une grange, les hommes dans la tranchée. Aujourd’hui, dès le matin, sac au dos. »

Où allons-nous ? se demandait un peu plus loin l’intrépide et charmant officier. Et il se répondait à lui-même en souriant : « Peut-être n’allons-nous nulle part. En tout cas, la canonnade fait rage, et cette fois ce sont nos braves, nos chers canons, si impatiemment attendus. On n’entend plus les autres. Je crois que ça va bien. »

Alfred de Nanteuil ne se trompait pas : c’étaient nos 75, cette fois, qui menaient la danse. Le commandement avait décidé de faire déboucher de la ville « une attaque soutenue par une puissante artillerie et se proposant pour objectif principal le château de la route de Woumen, à un kilomètre de Dixmude. » Cette attaque était « montée » par quatre bataillons d’infanterie de la 42e division, un bataillon de marine sous les ordres du commandant de Jonquières servant de réserve, le reste de la brigade de repli éventuel. Et elle était conduite par le général Grossetti, — Grossetti l’invulnérable, comme on l’appelait depuis sa magnifique défense de Pervyse, où il recevait les obus, assis sur un pliant.

L’attaque commença vers huit heures par un déblayage énergique de la position. Il y eut peut-être quelque hésitation dans les mouvemens qui suivirent, et le fait est qu’en ne s’ébranlant qu’à onze heures et demie du matin, nos fantassins perdirent le principal bénéfice de la préparation : l’ennemi avait eu le temps de se reprendre ; le 8e bataillon de chasseurs ne put déboucher du cimetière par la route de Woumen qu’avec l’appui du bataillon de Jonquières. Encore s’arrêta-t-il au bout de deux cents mètres. Le 151e d’infanterie, qui opérait par la route d’Eessen, gagnait péniblement dans le même laps de temps un autre front de 200 mètres. Ce fut tout le profit de la journée. Le 3 au matin, nous reprenions l’offensive, mais sans plus de succès que la veille. L’attaque manquait toujours de souffle. Nous avancions à peine, quoique bien soutenus par nos 75, qui affirmaient une fois de plus leur supériorité sur l’artillerie ennemie. Pour lui donner quelque élan, le commandement décida d’appuyer l’attaque par toute la 42e division et deux nouveaux bataillons de fusiliers. La journée s’acheva en préparatifs de passage sur l’Yser, en aval et à un kilomètre de Dixmude. Deux passerelles volantes furent amenées, de Dixmude, à cet effet. Brouillard dense, le meilleur des temps pour ces sortes d’opérations. L’un des bataillons de fusiliers devait attaquer parallèlement à l’Yser ; les deux autres, le franchissant plus en amont, devaient se rabattre sur le château, tandis que le 8e bataillon de chasseurs continuerait l’attaque par le Nord. Cinquante pièces d’artillerie concentraient leurs feux sur le parc et les bâtimens ; mais décidément ce manoir enchanté, avec ses fougasses, ses tranchées profondes, ses réseaux de fils barbelés, ses meurtrières à tous les murs, ses mitrailleuses à tous les étages, ses caponnières à tous les coins, dégageait on ne sait quelle électricité répulsive qui avait la propriété, sinon de briser l’élan de nos troupes, tout au moins de l’amortir singulièrement. Le terrain, haché de watergands, n’était pas des plus favorables sans doute. Et dans la brume couvait une tourmente. Bref, à la nuit, nos troupes n’étaient encore qu’à quatre cents mètres du château : nous n’avions pu pénétrer dans le parc. Du côté d’Eessen, nous n’avions même marqué aucun progrès. Enfin, vers Beerst, les troupes belges qui défendaient le front Nord de Dixmude nous signalaient qu’elles ne suffisaient plus à garnir les tranchées, et l’amiral dut détacher à leur secours deux compagnies du bataillon de Kerros placées en première réserve. Petit désagrément, compensé par l’arrivée de deux nouvelles pièces de 120 long, qui étaient immédiatement mises en batterie au Sud du passage à niveau de Caeskerke.

Cependant la nuit du 5 novembre ne fut pas troublée autour de Dixmude. Aussi, dès l’aube, l’attaque reprit-elle sur le château de Woumen. Et, cette fois, on put croire au succès. Surgissant de leurs tranchées provisoires, nos bataillons, échelonnés sur la plaine, s’ébranlèrent du même mouvement au cri le : « Vive la France ! » La charge sonnait. En quelques bonds, malgré une terrible mousqueterie et des salves des mitrailleuses à bout portant, le parc et la ferme furent enlevés ; nos troupes arrivèrent jusqu’au pied du château. Mais la leur élan se brisa. Quoi qu’on ait raconté, le château ne fut pas pris : la défense intérieure avait été formidablement organisée, et peut-être dès le temps de paix. L’ennemi cependant laissait entre nos mains une centaine de prisonniers retranchés dans le pavillon de l’entrée principale[23]. Piètre butin. À la nuit, le commandement donnait l’ordre du repli général : le bataillon de Jonquières rentra dans ses cantonnemens ; la 42e division partit dans une autre direction[24] et la brigade se trouva de nouveau seule à Dixmude, avec les Belges et une poignée de Sénégalais.

« Nous ne bougeons pas, écrit Alfred de Nanteuil à la date du 6 novembre. On nous retire les renforts… Visité l’église de Dixmude et l’Hôtel de Ville. Effroyable ! Tout cela n’est plus qu’une ruine sans nom. Il ne reste pas une maison entière. Certains quartiers ont perdu jusqu’au souvenir de leurs fondations : un monceau de pierres et de briques… Il reste de Messine plus que de cette malheureuse cité. »


XII. — LA MORT DE DIXMUDE

Elle n’est pas tout à fait morte, pourtant. Scalpée, fracassée, incendiée, elle garde encore une étincelle de vie, tant que nous sommes là. Ce charnier où nous campons et dont les rues ne sont plus que des pistes méphitiques sinuant entre des monceaux de cadavres, des tas de moellons et les abîmes ouverts par les « marmites » boches, palpite obscurément dans ses profondeurs. La vie y est devenue souterraine ; Dixmude a ses catacombes, où nos hommes se glissent au sortir des tranchées. D’autres hôtes, moins catholiques, circulent peut-être dans ce réseau de caves et de celliers d’une exploration difficile ; les lueurs suspectes aperçues certain soir par Alfred de Nanteuil ne sont peut-être pas toutes des « lueurs de pillards. » Seule de toute la ville, par un mystérieux privilège, une maison a échappé au bombardement, la minoterie, dont la plate-forme en ciment armé, debout sur ce champ de décombres, continue à dominer, près du Haut-Pont, toute la vallée de l’Yser…

La 42e division, en nous quittant, nous a laissé deux de ses batteries de 75. C’est quelque chose, bien qu’insuffisant pour remplacer les soixante-douze pièces de campagne qui garnissaient à l’origine le front de la défense et dont cinquante-huit sont hors de service. Nous n’avons de sérieux que notre artillerie lourde, mais elle n’a pas la mobilité des 75. D’autre part, notre offensive sur le château de Woumen semble avoir inquiété les Allemands, qui sont revenus en force sur Dixmude. Le bombardement de la ville et des tranchées recommence ; une assez vive attaque de l’infanterie ennemie sur nos tranchées du cimetière est repoussée dans la soirée. Sur la route d’Eessen, on sent aussi la pression. Pertes assez fortes des deux côtés. Une reprise de l’attaque semble probable pour la nuit. Et tant de vides déjà ont éclairci nos rangs[25] !

« Maman, écrit de Dixmude à la date du 7 novembre le fusilier C…, d’Audierne, c’est toujours le fourniment au dos et paré au coup de feu sous la mitraille des canons allemands que je t’écris ces quelques lignes pour te donner de mes nouvelles, qui sont très bonnes, et je désire que cette missive te trouve de même ainsi que la famille. Maman, ainsi que toute la famille, vous revoir, je ne compte plus, car pas un de nous ne reviendra. Enfin j’aurai donné ma vie pour faire mon devoir de soldat et de marin. J’ai déjà reçu deux balles : une dans la manche de ma capote et une dans ma cartouchière de droite, et la troisième sera la bonne. »

« À notre escouade, écrit le même jour le fusilier A. G…, sur seize, nous sommes encore trois. » Cependant la nuit du 6 au 7 fut assez tranquille. Et la journée qui suivit lui ressembla. La petite mortification que nous avait causée l’échec de notre offensive sur Woumen était déjà oubliée et l’on se reprenait à l’espoir.

« Je crois, écrivait Alfred de Nanteuil, que ma compagnie ne bougera guère d’ici longtemps… Je fournis, suivant les besoins, une ou deux sections de renfort, les autres et moi-même demeurant ici dans ma tranchée que nous perfectionnons et dans le voisinage d’une ferme qui nous permet de manger chaud. Paille à discrétion. En somme, le grand confort. »

L’impression générale est qu’on est accroché d’un bout à l’autre du front. « Bombardement et fusillade. Guerre de siège partout. Cela finira bien un jour. En attendant, conclut gaiement Alfred de Nanteuil, bon moral, bonne santé. »

Dans l’après-midi cependant, on remarqua, sur l’autre rive de l’Yser, des va-et-vient assez suspects et, comme il était facile de battre cette partie du front ennemi, on se hâta de pointer dans sa direction une de nos pièces de campagne. Était-ce un piège ? Ou quelque espion, par derrière, faisait-il des signaux ? La pièce n’était pas plutôt en action qu’une batterie allemande se démasquait et la prenait sous son feu : un des projectiles tua net le capitaine de frégate Marcotte de Sainte-Marie, qui surveillait les effets du tir.

Désormais les attaques ne vont plus cesser. La nuit du 7 au 8 ne fut qu’une longue série de tentatives sur notre front, qui toutes furent repoussées. Elles reprirent au jour sur les tranchées du cimetière. Le mur d’enceinte était tombé depuis longtemps sous les coups de l’artillerie allemande ; par les meurtrières des créneaux, on voyait l’immense plaine de betteraves au bord de laquelle nous combattions, le dos à Dixmude et à son schoore presque entièrement reconstitué. À l’horizon, sur sa butte solitaire, l’imprenable château de Woumen, enveloppé de bois et de fumée, commandait la position ; les flocons blancs des batteries s’accrochaient aux branches qui semblaient perdre leur duvet. Comme toujours, l’ennemi préparait ses attaques par un déblayage en règle du terrain : shrapnells et marmites fracassaient les dalles, hachaient les croix et quelquefois allaient déterrer à deux mètres sous terre de vieux cercueils pleins de sanie. Plusieurs fusiliers furent blessés par des esquilles d’ossemens « mobilisés… »

« On ne mollissait pas quand même, écrivait le fusilier G… Mais on comprenait que tout le monde ne fût pas organisé comme nous et les moricauds (Sénégalais), et on avait pitié de ces pauvres Belges, si éprouvés, qui, eux, vraiment, n’en pouvaient plus, surtout leurs chasseurs à pied[26]. Il fallait bien leur donner un coup de main et les remplacer aux tranchées, même quand nous, n’étions pas de relève. Il y avait continuellement, sur nous, deux ou trois aviatiks, qu’on avait beau fusiller et qui revenaient toujours aux mêmes heures, comme la misère sur le monde. Quand ils avaient regagné leurs perchoirs, on était sûr de son affaire : les marmites vous arrivaient droit dans l’œil. Et quelle musique ! »

Quelle musique, en effet, surtout comparée au « toussotement » de nos petits canons belges ! Le 9 novembre enfin, un groupe de douze 75, tout battant neufs, vint relever ces asthmatiques. On les répartit entre Caeskerke et l’Yser. Le cimetière restait « notre point noir. » Une des tranchées que nous y occupions avait été prise par les Allemands ; mais une vigoureuse contre-attaque de l’enseigne Melchior les en délogeait presque aussitôt. « Exaspéré de tant d’efforts stériles, écrit le lieutenant de vaisseau A…, l’ennemi se décida, le 10 novembre, à frapper un coup décisif. Vers dix heures du matin commença le plus terrible bombardement que la brigade ait eu à supporter. Le tir, très ajusté, bouleversa les tranchées et fit subir à nos compagnies de très grosses pertes[27]. » Et, à onze heures, 40 000 Allemands marchèrent sur Dixmude.

C’était l’attaque par masses profondes, comme au début du siège, mais mieux soutenue, « montée » par des troupes fraîches ou renforcées et qui connaissaient les points faibles de l’adversaire. Encore n’est-il pas sûr qu’elle eût réussi sans l’inconcevable fléchissement de nos positions de la route d’Eessen. Nous avions là trois lignes successives de tranchées. Il faut que la première ait été complètement démolie et sa section tout de suite hors de combat. Défait, le feu ennemi était si intense que le lieutenant de Nanteuil, qui occupait la tranchée d’arrière, avait dû mettre son monde à l’abri d’un tas de paille. La colonne attaquante put ainsi tomber sur la deuxième ligne où se trouvait le commandant Rabot et l’exterminer presque entièrement. Quatre fusiliers seulement parviennent à s’échapper. Du toit de la ferme où elle est postée, une vigie les aperçoit et jette l’alarme :

— Les Boches… à 400 mètres !

— Aux armes ! crie de Nanteuil. Aux tranchées !

Lui-même, pour observer l’ennemi, se porte au point le plus exposé ; mais, pris en enfilade, il est atteint d’une balle au cou, qui lèse la moelle épinière. Comment ses hommes réussirent-ils à l’emporter ? Il gardait sa connaissance et ne se faisait pas d’illusion. Toute son énergie semblait concentrée dans ce désir : aller mourir en France. Son souhait a été exaucé.

Et alors, ces trois lignes de tranchées enfoncées, ce fut le débordement. La vague allemande nous submergeait. L’ennemi, qui avait pénétré dans l’intérieur de la défense et que de nouvelles colonnes renforçaient à tout instant, nous prenait d’écharpe, de flanc et de revers. L’une après l’autre, nos positions craquaient. Déjà les premiers fuyards arrivaient devant Dixmude.

— Où vas-tu ? crie un officier à un marin auquel il barre le passage.

— Capitaine, un obus a cassé mon fusil dans la tranchée. Mais donnez-m’en un autre et j’y retourne.

On lui donne le fusil d’un mort et ce brave replonge dans la fournaise. Un autre, tout jeune, erre comme une âme en peine à la lisière des champs. Un officier lui demande ce qu’il cherche :

— Ma compagnie. On a trinqué aujourd’hui. Il ne doit pas en rester lourd.

Et, subitement redressé, une flamme aux yeux :

— Mais ça ne fait rien, capitaine, ils ne passeront pas[28] ! Ils ne passeront pas, mais, pour les empêcher d’entrer dans Dixmude, c’est trop tard. Des mousqueteries éclatent dans notre dos ; il y a un fusil derrière chaque tas de moellons. L’ennemi fût brusquement sorti de terre qu’on n’eût pas été plus surpris. Il se peut qu’un certain nombre des assaillans qui s’étaient réfugiés dans les caves de Dixmude, après l’échauffourée du 25 octobre, soient sortis à ce moment de leurs terriers pour ajouter à la confusion. On connaîtra quelque jour peut-être l’explication du mystère. De tous les côtés, hors ville, en ville, sur l’Yser, nous étions dans le feu. C’était « la guerre des rues, avec ses surprises et ses embuscades, » dit le lieutenant de vaisseau A… Qu’étaient devenues nos compagnies de couverture, celles du cimetière et celles de la route de Beerst ? De la compagnie du commandant Rabot, tué avec les trois quarts de sa section dans la tranchée qu’il occupait sur le flanc Nord de la défense, il ne reste que quelques hommes ralliés autour du lieutenant de vaisseau Sérieyx et qui luttent avec lui jusqu’ « au dernier fusil. » Blessé, désarmé, Sérieyx est joint à quelques autres éclopés dont la colonne attaquante se fait un pare-balles pour arriver jusqu’à l’Yser. « Spectacle abominable, dit le lieutenant de vaisseau A…, de prisonniers français obligés de marcher en avant des Boches qui, à genoux derrière eux, tiraient entre leurs jambes ! » Nos hommes, de l’autre côté de l’Yser, n’osaient riposter.

— Criez-leur de se rendre, ordonne le major à Sérieyx.

— Comment pouvez-vous penser qu’ils se rendront ? répond avec une sublime impudence le nouveau Regulus. Ils sont dix mille et vous n’êtes qu’une poignée !

Au même instant une vive fusillade éclate sur la droite de l’ennemi et détourne son attention : faisant signe aux siens, Sérieyx se jette dans l’Yser, le traverse à la nage, malgré son bras cassé, et court rendre compte de ce qui se passe à l’amiral.

C’est une contre-attaque lancée par le commandant de la défense et menée par le lieutenant de vaisseau d’Albia qui l’a dégagé. Une autre compagnie, avec le commandant Mauros, parvient à se retrancher derrière la barricade du passage à niveau de la route d’Eessen ; sur toutes les voies aboutissant à l’Yser et spécialement au Haut-Pont, à la passerelle et au pont du chemin de fer, des sections s’établissent fortement ou consolident les sections qui les occupent déjà. Ces dispositions, prises à la hâte par le commandant Delage, réussiront-elles à sauver Dixmude ? Tout au plus permettront-elles de prolonger un peu son agonie. Les minutes, désormais, lui sont comptées. Après avoir traversé à la baïonnette la colonne ennemie qui s’était aventurée jusqu’au Haut-Pont, la section du lieutenant d’Albia se heurtait à d’autres colonnes débouchant par la Grand’Place et les rues avoisinantes ; la barricade de la route d’Eessen était emportée. Allemands et Français ne formaient plus qu’une grande mêlée hurlante qui tourbillonnait en ville et sur le bord de l’Yser. On se fusillait à bout portant ; on s’égorgeait à la baïonnette, au couteau, à coups de crosse, et, quand les crosses étaient rompues à force de cogner, on avait encore ses pieds, ses poings, sa tête, ses dents. À trois heures de l’après-midi, la moitié de nos hommes étaient hors de combat, tués, blessés ou prisonniers, et les colonnes allemandes, par la brèche ouverte dans la défense, continuaient à tomber dans Dixmude. Elles nous refoulaient vers les ponts que nous tenions toujours, que nous tiendrons jusqu’au bout. L’ennemi pourra prendre Dixmude, — le petit matelot a raison, — il ne passera pas l’Yser. Une dernière fois, pour dégager la compagnie Mauros qui se replie sous un feu terrible, les débris des sections se reforment, officiers en tête. Et c’est de nouveau la charge, la mêlée tourbillonnante par les rues, le choc effroyable de deux électricités rivales. Ecumant, la face pourpre, un marin, qui a vu tomber son frère, jure qu’il aura la peau de vingt Boches. Il les compte à mesure que sa baïonnette plonge : « Et d’un ! Et de deux ! Et de trois ! Et de quatre !… » Ainsi jusqu’à vingt-deux. Quand il n’a plus de ventre boche à crever, il se retourne contre ses compagnons : il était fou…

Mais que peut l’héroïsme individuel contre le pullulement de ces masses d’hommes qui sortent du pavé à mesure qu’on les écrase ? « C’est des punaises ! » dit un quartier-maître dont les bras n’en peuvent plus d’avoir frappé. Et la nuit tombe. Dixmude a cessé de panteler. Il y a six heures qu’on se bat sur ce cadavre en miettes. Plus un pignon, plus un mur n’est debout, à l’exception de la minoterie. Un banc de galets, voilà, Dixmude. La conservation de ce « tas de cailloux, » qui se complique d’un foyer de pestilence, ne vaut pas le petit doigt d’un de nos hommes. À cinq heures du soir, après avoir fait sauter les ponts et la minoterie, l’amiral se replie de l’autre côté de l’Yser.

« Chère mère, écrira quelques jours plus tard le fusilier E. J…, d’Audierne, je vous dirai que, le 10 de ce mois, je ne chantais pas la gloire à Dixmude, car, sur ma compagnie, on est retourné une trentaine. Ce jour-là, je croyais y rester : mais, comme le courage m’a emporté, j’ai pu me retirer avec beaucoup de misère. Et il y en a beaucoup qui étaient forcés de se f… à la nage pour se sauver. »

Sans doute les prisonniers qui, avec l’héroïque Sérieyx, s’étaient jetés dans l’Yser. On ignorait encore que le lieutenant de vaisseau Cantener, qui avait pris le commandement après la mort de son chef, s’était maintenu jusqu’à la nuit dans les tranchées de la route de Beerst avec trois compagnies de fusiliers. Dans l’ombre, par les fossés pleins d’eau, il aura la joie, — et la gloire, — de ramener une partie de ses hommes dans nos lignes ; ils sont 450, épuisés, sans armes, sans équipement, vrais blocs de boue, qui, en rampant dans la vase avec laquelle ils se confondent, ont pu échapper à l’ennemi.

Trop des nôtres encore demeuraient entre ses mains ou sous les ruines de Dixmude[29]. Leur sacrifice n’avait pas été inutile cependant, puisque, Dixmude tombée, l’ennemi nous retrouvait en face de lui, sur l’autre rive de l’Yser, nos anciennes lignes de repli devenues notre front de défense, mais un front inexpugnable, bien garni d’artillerie lourde et derrière lequel, exacte au rendez-vous, l’inondation maintenant tendait son inflexible réseau.

Tout le bassin de l’Yser ne faisait plus qu’un lac, une mer morte, sur laquelle Dixmude, avec ses alignemens de pierres noircies, s’avançait comme un cap qui s’effrite, un Quiberon désagrégé. La prise de ce « tas de cailloux » avait coûté aux Allemands 40 000 hommes ; 4 000 blessés étaient transportés le lendemain à Liège, d’après les Nieuws van den Dag. Et l’on ne comptait pas ceux qui râlaient dans les ambulances du front. En prenant Dixmude, les Allemands s’étaient simplement rendus maîtres de deux têtes de pont. Encore est-ce trop dire, car, de la berge septentrionale de l’Yser, nous continuions à commander Dixmude qu’ils tentaient vainement d’ « organiser » et où les foudroyait l’artillerie du colonel Coffec. Tandis que là-bas, entre l’Yser et la digue du chemin de fer de Nieuport, des milliers d’Allemands, devant Ramscappelle et Pervyse, sur les petits tertres où ils avaient hissé leurs mitrailleuses et leurs mortiers, voyaient avec épouvante monter heure par heure autour d’eux le flot impitoyable de l’inondation, dans la région même de Dixmude, où l’amiral avait fait procéder, avec l’aide du génie belge, à l’explosion de l’éclusette Sud de la borne 16, une colonne allemande de 1 500 hommes, cernée par les eaux, s’enlizait misérablement avec l’îlot qui la portait ; une nouvelle inondation s’ajoutait à la précédente ; l’ancien schoore de Dixmude était définitivement reconstitué : ni aujourd’hui, ni jamais, l’ennemi ne pouvait plus passer.

Charles Le Goffic.
  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Cf. Dr Caradec, op. cit.
  3. Cf. rotations diverses, et notamment Ct de Civrieux (République Française du 10 février).
  4. Voyez la lettre de la p. 375. Cf. aussi ce passage de la lettre du fusilier F. A…, d’Audierne : « Nous avons fait des prisonniers tout jeunes, d’à peine 16 ans et qui s’étaient engagés soi-disant pour faire la police à Paris. Voyez comme ces gosses sont trompés ! » D’un autre, le fusilier C…, du Palais : « Trois jeunots d’Allemands, d’environ seize ans, se trouvaient à trois ou quatre mètres de moi… »
  5. Vingt rangs, selon d’autres ; en colonnes par 8, suivant une troisième version.
  6. « On voit les animaux courir partout sur les routes, dans les champs, personne ne s’occupe d’eux. » (Lettre du fusilier E. T…) Voyez aussi, plus loin, de Nanteuil.
  7. Cf. Dr Caradec, op. cit.
  8. La note qui me fournit ce renseignement sur l’héroïque conduite du lieutenant Cayrol ajoute : « Reçoit une balle en plein front. Rapporté par ses hommes au poste de secours où il nous rend compte de l’événement et de la bravoure de ses hommes. Ne se laisse évacuer qu’après avoir reçu l’assurance que ses mitrailleuses sont sauvées. — Revenu au front. »
  9. Lettre du fusilier X…, citée par l’Éclair.
  10. Lettre du deuxième maître de manœuvre A…
  11. Courrier de l’Armée belge. La pression, dit cet officiel, était très forte depuis le 20. Ce jour-là, « une furieuse canonnade de pièces de tous calibres » avait été « dirigée contre les lignes belges. Une ferme comprise dans le front de la deuxième division fut prise par les Allemands, reprise par les Belges et reperdue à nouveau… » Le 21, une attaque sur Schoorbaekke, combinée avec l’attaque sur Dixmude, échoua devant l’héroïsme de nos alliés. « Mais les Belges s’épuisaient… »
  12. Correspondance particulière.
  13. « Il n’y a plus aucune église intacte dans le doyenné, déclarait le 28 février M. l’abbé Vanryckeghem, vicaire de Dixmude. Près de quarante églises, de Nieuport vers Ypres, sont détruites. »
  14. Cf. Charles Tardieu : Impressions d’un caporal.
  15. « Homme de devoir et d’une haute compétence professionnelle, le dévouement et l’abnégation mêmes, » m’écrit du Dr Duguet un correspondant. On ne saurait dire assez, du reste, combien le corps de santé de la brigade, depuis son chef le Dr Seguir, jusqu’aux derniers des médecins de 3e classe, sortis la veille de l’École de Bordeaux, montra d’admirables qualités au cours de la campagne. Le corps de santé fut aussi éprouvé que celui des officiers.
  16. Correspondance particulière.
  17. Dr  Caradec, op. cit.
  18. Martin des Pallières était le neveu de l’amiral commandant la brigade des fusiliers en 1870. « Homme d’une bravoure très simple et très gaie, anéanti par un gros obus au milieu de son groupe de mitrailleuses qu’il maintenait sous un feu d’enfer, » m’écrit un correspondant. Le Dr  Caradec fait remarquer que cette nuit du 26 octobre fut particulièrement tragique. Et il rapporte à l’appui cet épisode emprunté au récit du matelot mécanicien Le L…, et qui est d’une assez belle horreur, en effet :
    « Les Allemands ayant pris les tranchées françaises, les obus pleuvaient dans nos rangs. Tout à coup, quelques-uns des nôtres furent engloutis sous les décombres. L’un de mes amis se trouvant à moitié enfoui dans la terre, nous partîmes à deux pour lui porter secours. Mais un obus le frappa, et moi, à mon tour, je fus enfoui jusqu’au cou. La nuit venait à grands pas. J’ai passé dans cette position quatorze heures d’angoisse. La bataille faisait rage. Près de moi se trouvaient deux amis qui poussaient des soupirs. Le plus proche me suppliait de le délivrer, mais, hélas ! j’étais serré comme dans un étau. J’assistais à sa dernière agonie… Mes forces s’épuisaient. Je perdis connaissance, quelques heures après mon ensevelissement. Ce qui me faisait le plus souffrir, c’était de distinguer les Allemands à quelques mètres de moi. J’assistais à tous leurs actes, à leurs préparatifs de mort. Dans la nuit, les tirailleurs sénégalais, ayant repris nos tranchées perdues, se mirent à débarrasser les décombres et découvrirent mes deux amis morts près de moi. Un des Sénégalais marcha sur ma tête. Sentant quelque chose d’irrégulier, il se pencha et m’aperçut. On me retira des décombres et on me transporta à la première ambulance. Au bout de quelques heures, je revins à moi. Quelle joie de me retrouver près de mes amis ! Je me faisais l’effet d’un ressuscité. »
  19. Lettre du fusilier J. F…
  20. Journal de Paimpol du 24 janvier 1913. François Alain, « un enfant de Bréhat de dix-neuf ans, engagé de février 1914 », a été décoré de la médaille militaire par les mains mêmes du général Foch. L’Officiel relate ainsi son fait d’armes : « Alain, fusilier breveté ; entouré, avec un groupe de ses camarades, par un fort parti d’ennemis, n’a pas voulu se rendre, s’est caché dans une meule de foin, y est resté quatre jours à observer l’ennemi et a réussi à regagner nos lignes en rapportant des renseignemens précieux, »
  21. Lettre du fusilier P. M…
  22. Déclaration de M. l’abbé Vanryckeghem, au dire de qui les curés de Saint-Georges, de Mannekensverke et de Vladsloo auraient été aussi exécutés.
  23. D’après un correspondant de la Liberté, « ils n’eurent pas le temps de se replier, tant l’attaque des mathurins fut soudaine et menée avec fougue. Entraînés par leur élan, les fusiliers marias ne s’aperçurent pas de la présence des Allemands en cet endroit. Ce n’est que trois heures plus tard qu’un sous-officier prussien sortit sans armes du pavillon et offrit au premier officier qu’il rencontra de se rendre avec tous ses camarades. »
  24. À Dixmude même, les journées du 4 et du 5 s’étaient passées dans une tranquillité relative. « Il pleut, écrit le 4 Alfred de Nanteuil. Cinq heures de station sur la route, sac au dos. Boue affreuse. Traversé Dixmude. Vision d’horreur. Désert. Lueurs de pillards. Charognes. Ruines sans nom… La nuit dans une petite ferme abandonnée, pleine de charognes, saccagée d’une façon affreuse. Tout y décèle les habitudes propres, pieuses, rangées, des honnêtes cultivateurs flamands. Nuit assez calme. Six heures de sommeil dans nos vêtemens mouillés. Impossible de se changer. » Le 5 : « Aujourd’hui temps exquis ; du soleil ; tout est calme. Les canaux reflètent les célèbres paysages des maîtres flamands, enveloppés de ouates légères. Les bestiaux qui ont échappé au bombardement ruminent sur les digues. Enfin on respire. On respire !… On est tout heureux de vivre. Je commence à croire que nous sommes ici pour longtemps. »
  25. Aux officiers dont nous avons donné les noms plus haut, joignons, à la date du 6 novembre, les lieutenans de vaisseau Payer, Cherdel, Fefeu, Lanes, Richard, les enseignes Carrelet, Sérieyx, Rousset, Le Coq, Vigoureux, les officiers des équipages Hervé, Fossey, tués ou morts des suites de leurs blessures.
  26. Souvenons-nous que les Belges se battaient depuis trois mois et que, jusqu’au 23 octobre, ils avaient été à peu près seuls contre les forces allemandes.
  27. Cité par le Dr Caradec, op. cit.
  28. Cf. Dr Caradec, op. cit.
  29. D’après M. Pierre Loti, les fusiliers marins auraient perdu devant Dixmude « la moitié de leur effectif et quatre-vingts pour cent de leurs officiers. » L’estimation n’est pas trop forte, si l’on y fait entrer les blessés et les disparus. Furent tués au cours de la journée du 10 novembre ou moururent des suites de leurs blessures le capitaine de frégate Rabot, les lieutenans de vaisseau Baudry, Kirsch, d’Albia, les enseignes de Montgolfier, de Lorgeril, de Nanteuil, le médecin principal Lecœur ; blessés, le capitaine de vaisseau Varney, le lieutenant de vaisseau Sérieyx, les enseignes Melchior, Kez-Lombardie, de Saizieu, Thépot, les officiers des équipages Paul et Charrier ; portés comme disparus, les lieutenans de vaisseau Lucas, Gouin, Modet, l’enseigne Aldebert, le médecin de 1re classe Guillet, le médecin auxiliaire Chastang, l’élève de l’École navale Verdat.