Dixmude[1]

Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins



I


I. — VERS GAND

Le 8 octobre au matin, dans l’aube grise du petit jour, deux trains régimentaires se croisaient en gare de Thourout. L’un de ces trains contenait des carabiniers belges ; son vis-à-vis, des fusiliers marins. D’une rame à l’autre on s’interpellait. Les carabiniers agitaient leur petit bonnet de police à liséré jaune et criaient : « Vive la France ! » Les marins ripostaient par des vivats en l’honneur de la Belgique.

— Où allez-vous ? demanda un officier belge.

— À Anvers. Et vous ?

— En France.

Il expliqua que les carabiniers étaient des recrues de la Campine qu’on dirigeait vers nos lignes, pour compléter leur instruction.

— Vous les formerez vite, hein ? dit un marin à l’officier.

Et, montrant le poing à l’horizon :

— Et soyez tranquille, mon lieutenant. On finira bien par les avoir, ces fumiers !…

L’officier belge qui rapporte la scène, M. Edouard de Kayser, avait lui-même quitté Anvers dans la nuit. Il ignorait que la résistance était à bout de souffle, que l’évacuation des troupes avait commencé. Nos marins n’étaient pas mieux renseignés. Le contre-amiral Ronarc’h, qui les commandait, croyait mener sa brigade à Dunkerque : on lui avait donné huit jours pour la former et l’organiser sur le pied de deux régimens (six bataillons et une compagnie de mitrailleuses). Tout était à créer, les cadres, les hommes, les services. Tâche ardue, compliquée par le défaut de cohésion des élémens de la brigade et les changemens continuels de cantonnement (Creil, Amiens, Saint-Denis). Mais l’idée n’était venue qu’assez tard de former des bataillons de marche avec nos marins. L’article 11 de la loi du 8 août 1913 permettait bien de « verser à l’armée de terre les inscrits maritimes en excédent aux besoins de l’armée de mer, » mais les modes d’utilisation de ces contingens n’avaient pas été nettement définis : d’où une certaine prévention contre les bataillons de marche. Le ministre passa outre et fit bien. 70, les glorieuses leçons du Bourget et du Mans, lui avaient appris ce qu’on peut attendre de la coopération des marins avec l’armée de terre. Quelque préparation y était requise assurément. Par définition, une marine est faite pour naviguer, ce qui explique qu’on y néglige un peu l’école de bataillon : les hommes habillés de frais, « capelés, » comme ils disent, à la nouvelle mode, bérets sans pompon[2], vareuses remontantes et sans col, il fallait encore en faire des soldats ; si débrouillards que soient les marins, une certaine roideur de mouvemens, dans les premiers jours, trahissait l’inexpérience de ces oiseaux de mer auxquels on rognait les ailes et qu’on engonçait par surcroît dans de grosses capotes d’infanterie. Presque aussitôt, d’ailleurs, la brigade ralliait le camp retranché de Paris ; elle venait à peine d’y prendre ses cantonnemens que son chef recevait l’ordre de la tenir prête à partir pour Dunkerque où se formait une nouvelle armée. Dunkerque n’était pas encore menacé : la brigade y pourrait achever son organisation. L’ordre portait la date du 4 octobre. Le 1 au matin, la brigade embarquait à Saint-Denis et à Villetaneuse avec ses convois.

« Nous sommes confortablement installés dans des wagons à bestiaux, note sur son carnet le fusilier R… À Creil, nous voyons des maisons brûlées par les Allemands. La nuit arrive ; on cherche à dormir, mais on ne peut pas. Il fait froid. Nous grelottons dans les wagons. » Mais voici un gros paquet de clarté, des feux verts et rouges et la rude haleine du large : Dunkerque. Une surprise y attendait la brigade : les ordres sont changés ; on ne descend pas et les trains de transport vont continuer « vers la Belgique, vers l’ennemi, » vers Anvers pour préciser.

Les hommes trépignent de joie. À la portière des fourgons, leurs grappes se pressent, acclament la terre belge dans une envolée de bérets. L’amiral est parti dans le premier train avec son état-major. En débarquant à Gand, dans l’après-midi du 8, il apprend que la voie est coupée au-dessus de la ville et que les six divisions de l’armée belge qui défendait Anvers ont commencé leur retraite sur Bruges : deux divisions sont échelonnées à l’Ouest du canal de Terneusen, trois à l’Est. Une seule division reste encore à Anvers, avec les 10 000 hommes des forces anglaises ; la cavalerie belge couvre la retraite sur l’Escaut, au Sud de Lokeren. Il n’est plus question d’entrer à Anvers, mais de coopérer à la manœuvre de repli avec les renforts anglais qui sont annoncés et les troupes de la garnison de Gand : l’ennemi, de toute évidence, va essayer de gagner dans l’Ouest pour investir l’armée belge épuisée par deux mois de luttes incessantes et que talonnent le long de la frontière hollandaise d’autres forces venues d’Anvers. Mais, pour que cette manœuvre d’enveloppement réussisse, il faut d’abord qu’il prenne Gand et Bruges où il lui eût été si aisé de s’installer un mois plus tôt et qu’il a volontairement dédaignés, certain qu’il se croyait de les occuper à son heure sans brûler une amorce.

Dès la fin d’août en effet, le corps d’armée du général von Bœhm s’était avancé jusqu’à Melle, à quelques kilomètres de Gand. Bien qu’il n’y eût trouvé aucune résistance, Melle, disait-on, avait été pillée et brûlée en partie ; les Allemands n’y avaient respecté que la distillerie où logeaient leurs troupes et qui appartenait à un Bavarois naturalisé. Pour prévenir une occupation effective de la ville, le bourgmestre de Gand, M. Braun, avait dû s’engager près du général von Bœhm à pourvoir au ravitaillement des troupes allemandes cantonnées à Beleghem. Contribution de guerre assez douce en somme. Mais on était de revue : à la date du 24 août, au lendemain de Charleroi, le Kaiser eût cassé aux gages, comme dûment convaincu d’imbécillité, un général qui se fût permis de penser qu’en octobre et à supposer qu’elle fût encore vivante, la France, dans les soubresauts de son agonie, aurait encore la force de distraire des unités pour les envoyer au secours de la Belgique. Il est certain, quoi qu’il en soit, que c’est à cette erreur de calcul ou à cette folle présomption que l’armée belge a dû son salut.

L’effort qu’il avait dédaigné de faire en août sur Gand et la Flandre occidentale, l’ennemi allait le tenter en octobre, après la chute d’Anvers. Les conditions ne semblaient pas avoir beaucoup changé. Gand, ville ouverte, largement étalée dans une plaine d’alluvions, au confluent de l’Escaut et de la Lys, qui s’y désarticulent en une infinité de canaux, est de tous côtés à la merci d’un coup de main. Pas de forts, pas de remparts : pour arrêter l’ennemi, nous ne devons compter que sur les défenses improvisées. Les troupes de la garnison, sous les ordres du général Clothen, se réduisent à huit escadrons de cavalerie, une brigade mixte, une brigade de volontaires et deux régimens de ligne, et leurs effectifs sont bien amaigris. C’est assez cependant, avec nos 6 000 fusils, pour leur permettre de se déployer dans la boucle de l’Escaut et entre ce fleuve et la Lys, sur le front Sud de la ville, qui semble particulièrement menacé ; si elle débarque à temps, demain, la division anglaise renforcera le front, qu’il est inutile d’étendre davantage pour une défense toute provisoire, puisqu’on nous demande seulement de faire gagner une journée ou deux à l’armée d’Anvers.

Le reste de la brigade a suivi de près l’amiral. Les derniers trains arrivent à Gand dans la soirée du 8. Toute la population est sur pied, acclamant les marins qui traversent la ville pour se rendre au Grand-Théâtre, converti en caserne. Le lendemain, branle-bas à quatre heures et demie. On boit le « jus, » et en route pour Melle où les Belges nous ont préparé des tranchées.


II. — LA BATAILLE DE MELLE

Elle n’a pas autant souffert que nous le craignions, la petite ville dentellière, sœur cadette de Malines et de Bruges : les seuils n’y bruissent plus du froissement des fuseaux ; quelques maisons portent dans leurs orbites creuses, sur leurs façades noircies, les stigmates d’un commencement de martyre. Mais son pouls continue de battre et, autour d’elle, dans cette grande serre à ciel ouvert qu’est la banlieue gantoise, l’automne a rassemblé toutes ses magnificences florales : « Nous traversons des champs de bégonias, superbes, dans lesquels nous allons peut-être mourir, » écrit le fusilier R… Mourir dans les fleurs, comme des jeunes filles, l’étrange aventure pour des marins tels qu’on se les représente d’ordinaire, — en bourlingueurs d’océans aux faces cuites par l’embrun ! Mais la plupart des recrues que voici ressemblent si peu à ce cliché ! Elles ont des yeux clairs dans des visages à peine hâlés ; les Marie-Louise n’étaient pas d’un âge plus tendre. Et comme, avec leur dandinement léger, ce je ne sais quoi de féminin et de coquet dans le précoce épanouissement de la vigueur musculaire, on s’explique le surnom que leur décernera la lourdeur teutonne, troublée comme à l’apparition de Walkyries adolescentes : les demoiselles au pompon rouge[3] !… L’amiral, qui vient d’inspecter le terrain, confère sur place avec ses lieutenans : une fraction du 2e régiment (commandant Varney) ira se poster entre Gontrode et Quadrecht et laissera un bataillon en réserve au Nord de Melle ; une fraction du 1er régiment (commandant Delage) se portera entre Heusden et Goudenhaut et laissera un bataillon en réserve à Destelbergen. Lui-même garde sous la main, en réserve générale, au carrefour de Schelde, où il installe son poste de commandement, le reste de la brigade, soit deux bataillons et la compagnie de mitrailleuses. Les convois, sauf les ambulances sous la direction du médecin en chef Seguin, demeureront à l’arrière, aux portes de Gand. Précaution indispensable pour un repli rapide, mais que l’amiral entend bien n’exécuter qu’après avoir suffisamment étalé le choc de l’ennemi.

Grâce à nos renforts, les troupes belges ont pu donner toute l’extension désirable à leur front en occupant Lemberge et Schelderode. L’artillerie de la 4e brigade mixte, en batterie vers Lendenhock, tient sous son feu les débouchés de la plaine. Aucune troupe ennemie n’est en vue. Mais on sait, par les rapports des cyclistes belges, que les avant-gardes allemandes ont dépassé la Dender. Nous n’avons que le temps d’occuper nos tranchées ; en dernier ressort, s’il faut nous rabattre sur Melle, nous trouverons un épaulement tout organisé dans le talus de la voie ferrée, près du pont de la gare.

Anvers brûle et les heures qu’il lui reste à vivre sont comptées : les forces anglaises et la dernière division belge ont heureusement pu quitter la ville dans la nuit ; elles ont fait sauter les ponts derrière elles et, à marche forcée, se sont portées vers Saint-Nicolas qu’elles ont atteint au petit jour. Elles espèrent gagner Eeclo à la brune. Mais déjà l’ennemi les relance : un parti de cavalerie allemande est signalé à Zele et près de Wetteren où il a traversé l’Escaut sur un pont de péniches ; au hameau de Bastelœre, il s’est heurté aux avant-postes belges, dont l’artillerie l’a provisoirement arrêté ; d’autres forces, plus au Nord, poussent dans le pays de Waës jusqu’à Loochristi, à 10 kilomètres de Gand. Une partie de ces forces viennent d’Alost ; les autres d’Anvers même ; le gros de l’armée ennemie demeure cependant à Anvers : nous ne pouvons qu’en marquer notre satisfaction.

Il est certain qu’un ennemi moins présomptueux ou moins amoureux de l’effet théâtral se fût jeté avec toutes ses disponibilités sur les derrières de la retraite : celui-ci préféra faire une entrée tapageuse dans les rues d’Anvers, à midi, fifres sonnans, enseignes déployées. À la même heure, les troupes qu’il avait détachées d’Alost prenaient leur premier contact avec le deuxième régiment de la brigade. On les attendait et quelques salves bien dirigées suffirent à briser leur élan. Suivant l’expression d’un des fusiliers, les Allemands « tombaient comme des quilles » à chaque décharge. « Ça sifflait aussi autour de nos têtes, » écrit un autre des combattans, qui exprime le regret de n’avoir pu « graisser » à ce moment sa baïonnette « dans le ventre des Boches. » Ce devait être pour plus tard. L’ennemi revenait en force et le commandant Varney crut bon d’appeler sa réserve, remplacée aussitôt à Melle par un bataillon de la réserve générale. « Il y eut là, dit le Dr Caradec, un certain canon qui fut mis en batterie par les Boches à 800 mètres des tranchées : il n’avait pas tiré son quatrième coup qu’on lui démolissait attelage et servans. La pièce ne put être enlevée qu’à la nuit. » En général, du reste, le tir ennemi, sensiblement trop long, nous fit peu de mal au cours de cette bataille : la ville elle-même souffrit peu et trois obus seulement frappèrent l’église. Vers six heures, l’attaque s’arrêta. La nuit tombait ; une brume légère traînait sur les champs et l’ennemi en profitait pour organiser la position ; tout en faisant mine de se replier, il demeurait à proximité, occupant les bois, les maisons, les haies, les « paillers, » tous les obstacles du sol. Signes non équivoques d’une prochaine reprise d’offensive. Le commandant Varney, dont les contingens ont supporté le principal effort de la journée, ne s’y trompe pas et se tient sur ses gardes. Défense aux hommes de bouger : on mangera plus tard. D’ailleurs, on n’a rien à se mettre sous la dent. « Vers minuit seulement, dit le fusilier R…, je peux me procurer un peu de pain ; j’en offre à mon commandant qui accepte avec plaisir. » La brume s’est dissipée, mais on n’y voit pas plus clair. Nuit noire partout, sauf sur Quadrecht, là-bas, où deux torches s’allument, des fermes qui brûlent. L’oreille tendue, on écoute. C’est un quart comme un autre qu’on fait sur terre au lieu de le faire en mer. Mais rien ne remue jusqu’à neuf heures. Brusquement, l’ombre se déchire : des obus à fusées lumineuses éclatent à quelques mètres des tranchées ; l’ennemi a reçu des renforts d’artillerie ; notre position va devenir promptement intenable. « Nous voyons les Boches, à la lueur des obus, qui se faufilent de tous côtés le long des haies et des maisons comme des rats. On tire dans le tas ; on en abat à foison. Ils avancent toujours. Le commandant ne veut pas qu’on s’expose davantage : il donne l’ordre de lâcher Gontrode et de se replier un peu plus loin, sur Melle, derrière le talus du chemin de fer[4]. » Dans le repli, nous perdons quelques hommes. Mais la position est excellente. À 60 mètres des tranchées, nos mitrailleuses ouvrent « un feu d’enfer » sur l’ennemi qu’on a laissé approcher. Une magnifique charge des fusiliers achève sa déroute. Il est quatre heures du matin. À sept heures, nos patrouilles signalent que Gontrode et Quadrecht sont évacués : les Allemands n’ont même pas pris le temps de ramasser leurs blessés.

C’est un soin dont se chargent pour eux les fusiliers, en allant réoccuper Gontrode, et non sans profiter de l’occasion pour faire une rafle de casques boches. La brigade, entre temps, est passée sous les ordres du général Cappers, commandant la division anglaise qui vient de débarquer à Gand où elle a été l’objet des mêmes ovations que nos marins. Les hommes, bien vêtus, solidement charpentés, donnant l’impression d’une race souple et forte, défilaient dans leurs uniformes couleur de terre, le fusil à la bretelle, en sifflant l’air fameux :

It’s a long, long way to Tipperary,
But my heart is right there.

« Il y a loin pour aller à Tipperary, il y a loin. Mais mon cœur sait où il se trouve. » On y arrive sans doute en passant par Gand, car les Tommies n’avaient jamais été plus gais. Ces belles troupes, qui marchaient au feu comme elles se fussent rendues à une partie de football ou de golf, ne faisaient pas seulement l’admiration des Gantois : nos marins eux-mêmes se sentaient pour elles une tendresse inattendue ; l’ennemi héréditaire n’était-il pas devenu le plus solide de nos alliés ? « Ce sont pour nous de véritables frères, » écrira le lendemain à sa famille un marin du Passage-Lanriec.

Renforcés par deux de leurs bataillons et les troupes belges du secteur, nous avions ordre de tenir sur nos positions précédentes dans la boucle de l’Escaut. Mais vers midi, après la visite d’un Taube, l’ennemi prononçait une si vive attaque sur Gontrode et Quadrecht qu’à la fin de la journée, il fallait recommencer la manœuvre de la veille et se replier derrière le talus du chemin de fer. Du moins son offensive venait-elle une fois de plus se briser sur le glacis de cette redoute naturelle, défendue avec un remarquable acharnement par les deux bataillons du commandant Varney. Le reste de la nuit ne fut pas troublé ; la relève des tranchées se fit normalement au petit jour, et les hommes qui le désiraient purent assister à l’office. C’était un dimanche. « J’ai été à la messe dans une petite église très jolie, écrit le marin F…, de l’île de Sein. La journée a passé très bien. Le soir, après souper, on se couchait. À peine dans la paille : « Debout, tout le monde ! »

Nous battions en retraite, et il était temps. L’inaction apparente de l’ennemi pendant cette journée du 11 s’expliquait par son désir de tourner la position et de nous cerner avec toutes ses forces dans la boucle de l’Escaut[5]. Sur les deux rives du fleuve, en aval et au Sud, serpentaient de longues files grisâtres. Devait-on s’exposer davantage ? Convenait-il de fournir à l’ennemi un prétexte pour bombarder Gand, ville ouverte, qu’il n’entrait pas dans nos intentions de défendre ? Et l’objectif principal n’était-il pas atteint, puisque notre résistance des jours précédens avait donné plus de quarante-huit heures d’avance à l’armée belge ? Le quartier général reconnaissait que nous avions rempli « sans défaillance » le mandat qu’il nous avait confié. Dès leur premier contact avec l’ennemi, les fusiliers marins s’étaient comportés avec la solidité, l’endurance de troupes éprouvées, en « vieux grognards, » comme disait le fusilier R… À deux reprises, sous leur charge irrésistible, l’infanterie allemande avait plié. Ça promettait pour l’avenir.

Nos pertes étaient assez faibles cependant : une douzaine de tués, dont le lieutenant de vaisseau Le Douget, qui faisait le coup de feu dans la tranchée avec sa compagnie et qu’une balle avait frappé comme il se levait pour observer les positions allemandes, trente-neuf blessés et un disparu, tandis que l’ennemi n’en avait pas été quitte à moins de 7 ou 800 hommes et de 500 prisonniers[6]. Melle ne fut pas une grande bataille, mais c’était une victoire, « notre première victoire, » disaient orgueilleusement les hommes, — le premier chant de leur Iliade. Et les troupes qui avaient remporté cette victoire voyaient pour la première fois le feu. Elles venaient des cinq ports, principalement de la Bretagne, qui fournit à la marine de guerre les quatre cinquièmes de ses effectifs. Et la majorité de leurs élémens, à l’exception de quelques brevetés-fusiliers, étaient des jeunes hommes, des apprentis fusiliers de dix-huit à vingt ans[7], prélevés dans les dépôts avant l’achèvement de leur instruction, mais solidement encadrés par des gradés de la réserve et de l’active. Les officiers eux-mêmes, sauf les commandans des deux régimens (commandant Varney et commandant Delage), qui avaient rang de colonels, et les commandans des bataillons, appartenaient pour une bonne part à la réserve de la flotte. Singulière armée au demeurant, composée presque tout entière de recrues et de brisquards, poils follets et barbes grises. Il s’y voyait jusqu’à des novices de la Compagnie de Jésus, le P. de Blic[8] et le P. Poisson[9], qui servaient comme enseignes. Les barbes grises ne furent pas les moins éprouvées au début de la campagne. On leur en a fait un reproche. Si tant d’officiers sont tombés, ce n’est point par vaine gloriole, encore moins, comme on l’a laissé entendre, par ignorance du métier militaire[10], mais parce que les chefs doivent prêcher d’exemple et qu’il n’y a pas deux manières d’apprendre aux autres à bien mourir. N’oublions pas qu’ils commandaient à des recrues, presque à des enfans. Tels chefs, tels soldats. « Si vous allez ne parlant à personne, triste et pensif, dit Montluc, quand tous vos hommes auraient cœur de lion, vous le leur ferez venir de mouton. » C’était bien l’avis des officiers de la brigade et de celui-là même qui commandait le 2e régiment, le capitaine de vaisseau Varney, « toujours sur la brèche, au rapport d’un témoin, poussant à pied jusqu’aux premières lignes et aux postes avancés, les dépassant même, comme à Melle… Et il est vrai, ajoute ce témoin, qu’il était alors en auto-mitrailleuse, mais… sur le marchepied, complètement découvert, pour donner confiance à ses hommes[11]. » Un des officiers de son régiment, le lieutenant de vaisseau Gouin[12], grièvement blessé dans la même rencontre, refusait de se rendre à l’ambulance, tant que l’ennemi n’avait pas battu en retraite ; l’enseigne de 1re classe Gauthier[13], commandant un groupe de mitrailleuses, laissait arriver à 60 mètres une attaque allemande, « pour apprendre aux servans à ne pas gaspiller leurs munitions, » et, blessé à la tête, disait : « L’essentiel, c’est que mes 502 balles aient toutes porté. »

Aussi bien le chef de ces braves, le contre-amiral Ronarc’h avait-il fait, sur d’autres champs de bataille, ses preuves de manœuvrier : le hasard ni la complaisance n’avaient dicté le choix du ministre.

L’amiral Ronarc’h est Breton : son nom guttural et puissant équivaut à un certificat d’origine. Et l’homme se révèle exactement tel qu’on l’imagine d’après son nom et ce qu’on sait de sa race : physiquement, sur un corps ramassé, trapu, large d’épaules, une tête rude, volontaire, aux plans accusés, très fine cependant, même imperceptiblement ironique, avec ces yeux des Celtes, un peu voilés, qui semblent toujours regarder très loin ou en dedans ; au moral et suivant l’expression d’un de ses officiers, « un ajonc de falaise, une de ces plantes de grand vent et de terre pauvre qui s’incrustent aux fissures du granit et qu’on n’en arrache plus, l’opiniâtreté bretonne dans toute sa force, mais une opiniâtreté calme, réfléchie, extrêmement sobre de manifestations extérieures et qui concentre sur son objectif toutes les ressources d’un esprit merveilleusement apte à tirer parti des élémens les plus ingrats[14]. » Il est assez remarquable que tous les grands chefs de cette guerre soient des méditatifs, des taciturnes : l’opposition ne s’est jamais tant accusée entre l’action et la parole. Par ailleurs, on a fait observer qu’il était peut-être dans la destinée de l’amiral Ronarc’h, — marin « très distingué » pourtant, puisque c’est son commandement des flottilles de la Méditerranée qui lui a valu ses étoiles, — de combattre surtout « comme un soldat de la guerre : » lieutenant de vaisseau et aide de camp de l’amiral Courrejolles, qui commandait la division de l’Extrême-Orient, il fait partie de la colonne Seymour envoyée au secours des légations européennes que les Boxers assiègent dans Pékin. La colonne, trop faible, bien que composée de marins des quatre divisions navales européennes stationnées dans les eaux chinoises, est obligée de se replier en toute hâte vers la côte. C’est presque une déroute, au cours de laquelle les détachemens des divisions alliées perdent un grand nombre d’hommes et toute leur artillerie de débarquement. Seul de la colonne, le détachement français ramena la sienne. Les galons de capitaine de frégate récompensèrent l’auteur de cette belle manœuvre stratégique : il avait trente-sept ans ; promu le 23 mars 1902, il était l’officier le plus jeune de son grade. À quarante-neuf ans, avec sa moustache grisonnante et son « bouc à l’américaine, » c’est aujourd’hui encore le cadet de nos amiraux.


III. — LA RETRAITE

Comment allait se faire le « décrochage ? »

L’opération semblait assez délicate. On se sentait épié de tous côtés par l’ennemi. L’ordre du général Cappers portait de se dégager par une marche de nuit et de gagner Aeltre, au croisement des routes de Bruges et de Thielt. Très méthodique, très précis, favorisé par les dispositions que l’amiral avait prises en vue de son exécution, le repli commença : nos convois d’abord ; puis, une demi-heure après, nos troupes, que les unités anglaises remplacèrent momentanément sur leurs positions. En traversant Gand, note le fusilier R…, « nous sommes acclamés de nouveau, d’autant que quelques-uns ont pris des casques prussiens et les montrent. L’enthousiasme est indescriptible ; les dames surtout nous font fête. » La douce Belgique nous avait gagé son cœur : elle ne nous le retire pas, même quand nous semblons l’abandonner. Couverts par la division anglaise, qui nous suit à deux heures de distance, nous franchissons Tronchiennes, Luchten, Méerande, Hansbeke, Bellem : une rude traite de 45 kilomètres, par un clair de lune glacé, avec des haltes de dix minutes à chaque étape. Les autos de la brigade roulaient à vide, tous les officiers, jusqu’aux plus vieux, s’étant imposé de marcher au pas de leurs hommes. Ce ne fut qu’au petit jour levé qu’on parvint à Aeltre. La brigade n’avait pas été inquiétée dans sa retraite : nous n’abandonnions rien, pas un traînard, par une cartouche. Et tous nos morts, pieusement ensevelis par l’aumônier du 2e régiment de la brigade, M. l’abbé Le Helloco, avec l’aide du curé et du bourgmestre, dormaient depuis la veille dans le petit cimetière de Melle.

Le temps d’ « avaler un morceau » et de se déraidir les jambes, on repartait dans la direction de Thielt qu’on touchait à quatre heures de l’après-midi ; la division anglaise y arrivait à six, et l’on prenait aussitôt ses cantonnemens d’alerte : routes barrées, grand’gardes à toutes les issues. 50 000 Allemands galopaient à nos trousses : s’ils ne nous rattrapèrent point à Thielt, on le dut peut-être au maire d’une des localités que nous avions traversées et qui les lança sur une fausse piste. Cet héroïque mensonge lui coûta la vie et valut à nos hommes une nuit franche de repos[15]. Pour la première fois, depuis trois jours, sur la paille des hospitalières fermes belges, ils purent dormir tout leur saoul, « pioncer en double, » comme ils disaient, afin de réparer les fatigues des nuitées précédentes. Un Taube, au matin, troubla la fête ; mais, accueilli par une vigoureuse fusillade, le « sale oiseau » presque tout de suite « donnait de la bande » et allait s’abattre dans les lignes anglaises, à la grande joie de nos hommes. Peu après, nous levions le camp dans la direction de Thourout, que nous atteignions à trois heures de l’après-midi. La division anglaise devait nous quitter là pour marcher sur Roulers et, du même coup, la brigade passait sous les ordres du roi Albert, dont nous avions rejoint les avant-gardes.

L’armée belge, après la retraite d’Anvers, n’avait fait que toucher Bruges et, renonçant à défendre Ostende, elle se repliait à petites marches vers l’Yser. Tous ses convois n’étaient pas encore arrivés. Pour assurer leur transport, elle avait décidé de faire front, malgré son état d’épuisement, sur une ligne ondulée s’étendant de Menin aux marais de Ghistelles ; la part des fusiliers sur ce front devait aller du bois de Vijnendaule à la gare de Cortemark. Le 14, par une pluie battante, la brigade se portait à l’Ouest de Pereboom et prenait formation de rassemblement articulé, face à l’Est. C’était la meilleure position, et elle ne valait pas grand’chose, en raison de son excentricité. L’ennemi, qui avait fini par nous dépister, était signalé se dirigeant en masses profondes sur Cortemark : les 6 000 hommes de la brigade, quelque héroïsme qu’ils déployassent, ne pouvaient espérer résister longtemps à des forces si disproportionnées et sur un terrain aussi difficile a « organiser, » sans défenses naturelles, sans couverture d’aucun côté, même vers l’Ouest, où le mouvement d’extension des troupes françaises n’était pas encore terminé. Il était du devoir de l’amiral d’appeler sur ces défectuosités tactiques l’attention du quartier général belge, qui, après avoir répondu par l’ordre de tenir « coûte que coûte, » trop justifié en la circonstance, revint sur ses instructions et, à minuit, le 15 octobre, fit reprendre la retraite.

Elle ne devait plus s’arrêter qu’à l’Yser.


IV. — SUR L’YSER


Nos colonnes s’ébranlent à quatre heures, en pleine nuit, mais les chaussées sont bonnes encore, malgré la pluie qui tombe sans discontinuer depuis la veille.

L’itinéraire passe par Warken, Zarren, Eessen, avec Dixmude comme point terminus. Le 1er bataillon du 2e régiment et la petite artillerie belge du groupe Pontus ferment la marche. Le mouvement est bien un peu gêné par l’encombrement extrême des routes : c’est l’habituelle caravane des « réfugiés » qui fuient l’invasion, lestés de ballots contenant toute leur fortune. Il n’y a plus que les jambes qui fassent mécaniquement leur office chez ces malheureux. Ils se rangent pour nous laisser défiler ; ils nous regardent d’un œil vide, comme si leur âme était restée là-bas, derrière eux, avec toutes les choses familières et douces qu’ils ont quittées. Nos hommes leur crient au passage : « Espère un peu : on reviendra !… »

Ils ne répondent pas. Il pleut toujours et les capotes ruissellent. Près d’Eessen, nous laissons le commandant de Kerros, avec le 2e bataillon du 1er régiment, pour tenir les routes de Vladsloo, de Clercken et de Roulers ; le 3e bataillon du 2e régiment (commandant Mauros) pousse plus loin dans la direction de Woumen, barrant la route d’Ypres. Un beau front, mais d’une envergure un peu large, au gré de l’amiral, pour les forces dont nous disposons. Les quatre autres bataillons et la compagnie de mitrailleuses entrent à Dixmude vers midi et vont immédiatement se poster derrière l’Yser, après avoir détaché une grand’garde au Nord, près du village de Beerst, sur la route d’Ostende, dont l’accotement porte les rails d’un petit chemin de fer d’intérêt local. L’amiral, qui cherche, sur ce pays désespérément plat, un mouvement de terrain derrière lequel il puisse défiler son artillerie, finit par le rencontrer au Sud de la chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours. Il place lui-même son poste de combat à la chapelle. Toutes ces dispositions ont été prises sur l’heure, et les hommes, à peine dans leurs cantonnemens, ont été chargés de pioches et de pelles et envoyés, avec une compagnie du génie belge, mettre en état de défense les lisières extérieures de la ville. On doit se contenter de pourvoir au plus urgent : l’ennemi nous presse de partout. Il s’insinue autour de Dixmude. Quelques shrapnells tombent déjà sur la ville, dont les habitans ne vont pas tarder à déménager. Cependant, la voie ferrée est intacte et, précisément, on attend à Dixmude les derniers trains de matériel venant d’Anvers. « Coûte que coûte, » — c’est un mot qui reviendra bien souvent dans les ordres de l’état-major et auquel la brigade se pliera sans observation, — il faut protéger la ligne, tenir l’ennemi à distance. Deux, trois trains passent. Les étranges convois ! Jusqu’à la nuit, ils arrivaient, tous feux couverts : les mécaniciens ne sifflaient pas au disque : on n’entendait que le halètement sourd de la machine, pareil au grand soupir de ces plaines dévastées…

Le soir même, nos grand’gardes de la route d’Eessen étaient attaquées par une auto-mitrailleuse allemande venant de Zarren : elles repoussaient l’attaque ; mais nous étions vraiment là trop à découvert, trop « en l’air. » L’amiral estimait peu prudent de garder un front aussi vaste avec des troupes numériquement aussi faibles et dont l’ « écoulement » demanderait un assez long temps. À Dixmude, au contraire, où l’Yser oblique vers la côte et dessine un rentrant tourné vers l’ennemi, la position permettait à notre artillerie un tir concentrique particulièrement favorable à l’attitude défensive qui nous était commandée. Il n’y avait plus lieu d’invoquer les considérations qui nous avaient obligés à étendre notre front : tous les transports venant d’Anvers avaient pu s’opérer en temps opportun. Désormais le sort de l’armée belge était assuré ; son matériel avait rejoint, et elle-même, sauf quelques effectifs faits prisonniers à la sortie d’Anvers ou rejetés en Hollande et les divisions qui nous prolongeaient jusqu’à la mer du Nord, se trouvait à l’abri derrière l’Yser, en liaison avec le corps anglais et l’armée du général d’Urbal : la brigade pouvait donc, sans inconvénient, resserrer sa défense autour de Dixmude.

Le commandement belge, passé entre les mains du général Michel, se rendit sans peine à ces raisons, et l’opération fut décidée pour le lendemain. « Les Boches étaient là vingt-quatre heures après nous, dit une lettre de marin. Nous les espérions à huit kilomètres de la ville. Tout le monde était éreinté, mais solide au poste. » L’évacuation de ces avancées dangereuses, sur un terrain plat, découvert, où quelques fermes, des mulons de paille et des peupliers en bordure de route ne nous offraient que des abris intermittens, s’exécuta malgré tout sans pertes sensibles et, tout de suite, la résistance s’organisa autour de Dixmude.

« L’amiral a mouillé ici, écrit le 18 octobre un marin de Servel. M’est avis que nous ne démarrerons pas de sitôt. »

Rien de plus exact. Dixmude, jusqu’à un certain point et surtout quand les eaux noieront sa banlieue orientale, est un peu comme un navire embossé à l’entrée d’une mer intérieure. Mais ce navire n’avait ni cuirasse, ni bastingages, ni sabords. Les tranchées creusées à la hâte autour de la ville n’auraient pu résister à une solide attaque d’infanterie : la première lame de fond les eût emportées. Tout était à faire pour l’organisation de la défense et tout devait être fait en quelques jours, presque en quelques heures, sous le feu même de l’ennemi. C’est l’honneur de l’amiral de l’avoir tenté et de s’être cramponné à Dixmude comme il se fût cramponné à son bord. Dès l’instant qu’il a reconnu l’importance de la position, il met tout en œuvre pour accroître sa valeur défensive : il ne se laisse pas égarer par les feintes de l’adversaire et les tentations de déploiement qu’il lui offre ; ramassé sur l’Yser, la tête vers l’ennemi, il ne sortira de ses lignes que trois fois, pour soutenir une attaque de la cavalerie française sur Thourout, pour ramener l’ennemi qui porte ailleurs son effort et qu’on inquiétera sur Woumen, et enfin pour coopérer à la reprise de Pervyse et de Ramscappelle. Mais toujours, même quand il détache ainsi des unités assez loin de sa base, il maintient tout ou partie de ses réserves à Dixmude, il s’accroche à son rentrant, il monte le quart sur l’Yser.


V. — DIXMUDE


À la date du 16 octobre 1914, Dixmude (en flamand Diksmuiden) comptait quelque 4 000 âmes. Les guides l’appellent une « jolie petite ville : » ce n’était qu’un gros bourg. « Imagine-toi Pont-Labbé, » écrit un de nos marins, mais un Pont-Labbé flamand, tout briques et tuiles, fleuri d’estaminets et de béguinages, propre, mystique, sensuel et charmant, surtout quand la pluie faisait trêve et que, sous un ciel lavé, ses coquettes maisons roses riaient aux eaux de son canal. Des quatre aires de l’horizon, de longues files de peupliers s’acheminaient en procession vers la vieille église qui lui sonnait les heures et qui était placée sous le vocable de saint Nicolas. C’était la merveille du lieu. On louait fort son élégante abside du XVe siècle ; mais, après qu’on en avait fait le tour, on pouvait encore, sans déception, pénétrer à l’intérieur où se voyaient un beau Jouvenet, l’Adoration des Mages de Jordaens, des fonts baptismaux d’une sobre ordonnance et l’un des plus magnifiques jubés de la Flandre occidentale, contemporain et rival de ceux du Folgoët et de Saint-Étienne-du-Mont.

Cette riche église, la délicieuse grande place de l’Hôtel-de-Ville, deux ou trois « demeurances » du vieux temps, aux pignons en escalier, ne suffisaient peut-être pas à dériver vers Dixmude le courant de la badauderie cosmopolite : les touristes la négligeaient ; l’histoire l’ignorait. Chef-lieu d’arrondissement d’une contrée essentiellement agricole, au confluent de deux cultures et comme à cheval sur l’infini des betteraves et l’infini des prairies, dont l’Yser forme la ligne de démarcation, Dixmude ne s’animait un peu qu’aux jours de foire : elle apparaissait bien alors comme la capitale de ce grand pays plat, zébré de canaux, plus aquatique que terrestre, où paissaient, sous la garde des bergers classiques à houppelande grise, d’innombrables troupeaux de vaches et de moutons ; les prés-salés de Dixmude, presque autant que son beurre, qui s’exportait jusqu’en Angleterre, étaient célèbres. Une population pacifique, un peu lourde, de chair rose et de parler rauque, traînant, appuyé, menait dans les fermes éparses autour de la ville une existence tramée de rude labeur, de pratiques dévotieuses et d’honnêtes beuveries. Les pays de plaine ne portent pas au rêve. Quand ils sont, comme celui-ci, des pays amphibies, moitié terre, moitié eau, ils n’exaltent pas non plus la fibre guerrière : trop de soucis domestiques absorbent l’habitant, qui doit batailler à la fois, pour son gagne-pain, contre deux élémens rivaux.

Seule lutte qu’il connaisse : jamais invasion ne s’est risquée par là. Et comment l’eût-elle fait ? Tout le pays, entre les collines de Cassel, Dixmude et le bourrelet de dunes du littoral, n’est qu’un immense schoore, un vaste polder conquis sur la mer et presque partout en contre-bas d’elle, à cause du tassement des tangues après leur assèchement. Jusqu’au XIe siècle, c’était encore un golfe où pouvaient s’aventurer les drakkars des pirates Scandinaves : si Dixmude, comme Penmarc’h et Pont-Labbé, avait conservé sa physionomie d’autrefois, on aurait retrouvé, aux murs des maisons riveraines, les organaux rouillés qui servaient à l’amarrage des barques. Pour s’assurer la possession de cette terre incertaine, lentement annexée par l’effort des générations, conquise, mais non soumise et toujours nostalgique de son premier état, il ne suffisait pas de refouler la mer, qui l’eût remplie deux fois le jour de ses remontées régulières : il fallait encore évacuer les eaux douces qui s’y déversent de l’Ouest et du Sud et principalement des collines glaiseuses du Houtland, stagnent sur un sol imperméable, noient les prairies, coupent les chemins, battent les villages. La lutte est de toutes les heures. Un tel pays, menacé sur tous ses fronts, n’est habitable que moyennant des précautions et une surveillance incessantes : contre la mer, on a Nieuport et son formidable outillage de pertuis, de jeux d’écluses, de vannes et de crics ; contre l’eau douce, qui suinte de partout, dont les flaques, dès l’automne et longtemps encore après l’hiver, diamantent la robe grise de la glèbe, on n’a que le drainage méthodique, continuel, dirigé, sous le contrôle de l’État, par des associations de fermiers et de propriétaires (les gardes wateringues). De là les innombrables fossés d’écoulemens (watergands) qui longent les haies, les milliers de canaux collecteurs qui quadrillent le sol, les digues de plusieurs mètres de haut qui surplombent les rivières, l’Yser, l’Yserlée, le Kemmel, vingt autres ruisseaux înnomés et d’allure débonnaire qui, brusquement, aux guilées d’automne, s’enflent, bouillonnent et dévalent torrentiellement dans l’ancien schoore de Dixmude. Les routes, sur ce pays déprimé, cette palude illimitée, dont quelques bouquets d’arbres, des toits de fermes basses rompent seuls la monotonie, doivent être fortement surélevées. Elles sont peu nombreuses. Juste ce qu’il faut pour assurer les communications. Encore exigent-elles un entretien permanent ; ravinées par les obus, défoncées par les « marmites » allemandes, les « gros noirs, » comme les appellent les marins, nos compagnies de cantonniers françaises et belges, pendant toute la durée des opérations qui vont commencer, seront occupées nuit et jour à les remettre en état.

Des autres routes qui rampent sur la plaine, il ne faut pas parler. Ce ne sont que des pistes, dont la plupart s’effacent, l’automne venu, sous l’afflux des eaux souterraines. L’eau est ici partout : dans l’air, sur terre et sous terre, où elle apparaît à moins d’un mètre de profondeur, dès qu’on crève la croute d’argile molle qu’elle soulève comme une ampoule. Il pleut trois jours sur quatre dans cette région. Les vents de noroît eux-mêmes, qui étêtent les maigres arbres, les couchent dans une attitude de panique, y charrient les lourds nuages de pluie froide formés au large, dans les zones hyperborées. Et, quand la pluie cesse, la brume monte du sol, une brume blanche, presque consistante, où hommes et choses prennent un aspect fantomal. Il arrive bien que le schoore s’éclaire entre deux ondées, comme un visage en pleurs qui s’essaie à sourire. Ces bonnes fortunes sont rares. C’est ici le pays de l’humidité, le royaume de l’eau, — l’eau douce, la bête noire de nos marins. Et c’est ici que la destinée les appelle à combattre, à fournir leur plus gigantesque effort. Pendant près de quatre semaines, du 16 octobre au 10 novembre (date de la prise de Dixmude), à l’entrée de ce delta de marécages, veillé par de vieux moulins aux ailes disloquées, un contre six, sans caleçons, sans chaussettes, sous la pluie, dans la vase plus cruelle que les obus, ils vont, avec l’amiral, s’accrocher désespérément à leur radeau de misère pour barrer la route de Dunkerque, sauver l’armée belge d’abord, puis permettre à nos armées du Nord de se masser derrière l’Yser et d’étaler le choc ennemi. « Au début d’octobre, dit le Bulletin des armées du 25 novembre, qui résume exactement la situation, l’armée belge sortait d’Anvers trop éprouvée pour participer à une manœuvre[16] ; les Anglais quittaient l’Aisne pour le Nord ; l’armée du général de Castelnau ne dépassait pas le Sud d’Arras ; celle du général de Maudhuy se défendait du Sud d’Arras au Sud de Lille. Plus loin, nous avions de la cavalerie, des territoriaux, des fusiliers marins. » Pour le moment, à Dixmude, au point le plus exposé et sauf quelques détachemens belges, qui se raidissaient, dans un suprême effort, pour coopérer à la défense, nous n’avions que les fusiliers.

L’amiral leur avait dit : « Le rôle qu’on vous donne est dangereux et solennel : on a besoin de vos courages. Pour sauver tout à fait notre aile gauche jusqu’à l’arrivée des renforts, sacrifiez-vous. Tâchez de tenir au moins quatre jours[17]. »

Au bout de quinze jours les renforts n’étaient pas encore arrivés et les fusiliers continuaient de « tenir[18]. » Ces hommes n’avaient aucune illusion sur le sort qui les attendait. Ils se savaient perdus, mais ils embrassaient toute la grandeur de leur sacrifice. « C’est à nous, les marins, écrira de Dixmude à la date du 5 novembre le fusilier P…, d’Audierne, qu’on avait confié le poste d’honneur, c’est-à-dire que dans ce coin-là il fallait tenir coûte que coûte : plutôt mourir tous que de capituler ! Et je t’assure que nous avons tenu bon, quoique nous n’étions qu’une poignée d’hommes contre une force six fois supérieure en nombre avec de l’artillerie. » Exactement 6 000 marins et 5 000 Belges, sous les ordres du général Meyser, contre trois corps d’armée allemands[19]. Une artillerie insuffisante, au moins dans les débuts[20]. Pas de pièces lourdes, pas d’avions non plus[21], rien pour nous éclairer que les rapports des cyclistes belges et les évaluations approximatives des vigies.

— Combien étiez-vous donc ? demandera au lendemain de la prise de Dixmude un major prussien fait prisonnier. 40 000 au moins, n’est-ce pas ?

Et, quand il apprendra que les marins n’étaient que 6 000, il ne pourra retenir un cri de rage :

— Ah ! si nous avions su !
VI. — LA PRISE DE BEERST

Sauf un maigre faubourg qu’elle pousse au-delà de ses ponts, Dixmude est tout entière étalée sur la rive droite de l’Yser. Cependant notre front de défense générale, à la date du 16 octobre, en amont et en aval de la ville, déborde sensiblement le tracé du fleuve : de Saint-Jacques-Cappelle à la mer du Nord, par Beerst, Keyem, Leke, Saint-Pierre, etc., petites agglomérations rurales, hier inconnues, endormies dans la douce paix flamande et qui vont s’éveiller au coup de tonnerre de l’invasion, l’arc de cercle qu’il décrit suit à peu près sur tout son parcours, jusqu’à Stype, l’accotement du chemin de fer routier d’Ypres à Ostende. Les fusiliers marins flanquent ce front, de Saint-Jacques à Dixmude. Les 1re, 2e, 4e et 5e divisions belges occupent le reste du fer à cheval, mais les effectifs de ces divisions étiques n’ont pas été complétés ; certains régimens sont tombés de 6 à 2 000 hommes ; des compagnies entières ont fondu. Ces débris continuent de faire tête avec un beau courage. Jusques à quand ? Comme à nos fusiliers, on leur a demandé de tenir quatre jours, et c’est le 23 octobre seulement, au bout de neuf jours, qu’arriveront les renforts du général Grossetti[22].

L’amiral avait partagé la défense de Dixmude en deux secteurs, coupés par la route de Caeskerke : le secteur Nord, confié au 1er régiment (commandant Delage) et le secteur Sud, confié au 2e régiment (commandant Varney). Il avait placé son poste de commandement à la gare de Caeskerke au point de jonction des lignes de Furnes et de Nieuport, ne gardant, à sa disposition qu’un bataillon du 2e régiment. Des deux batteries du groupe belge, l’une s’était défilée au Sud du deuxième passage à niveau de la voie ferrée de Furnes, l’autre au Nord de Caeskerke. Une ligne téléphonique les reliait à la grande minoterie de Dixmude située à l’entrée du Haut-Pont et dont la plate-forme en ciment armé nous offrait un excellent observatoire. L’épaisseur de ce massif de béton, aussi coûteux que disproportionné à l’importance de l’établissement, mais très propre à recevoir de l’artillerie lourde qui battrait de là toute la vallée de l’Yser, ne laissait pas d’inspirer certaines réflexions : c’est peut-être une des rares occasions où les préparatifs de l’ « avant-guerre » auront tourné contre leurs auteurs. La compagnie des mitrailleuses se tenait à la croisée des routes de Pervyse et d’Oudecappelle ; dans les tranchées de l’Yser nous avions surtout des troupes belges ; au Sud enfin, un corps de cavalerie française[23], parti de la forêt d’Houthulst, lançait une pointe hardie sur Clercken et nous soulageait un peu de ce côté, sans parvenir à enrayer l’offensive allemande qui se déployait en force à quatre heures de l’après-midi.

Suivant son habitude, l’ennemi avait commencé par préparer le terrain à l’aide de son artillerie, qui, du plissement où elle s’était défilée, aux abords d’Eessen, à l’Est de Dixmude, nous couvrait des projectiles de ses canons de 10 et de 15 centimètres. À peine les derniers flocons des batteries allemandes s’étaient-ils dissipés que l’infanterie attaqua : l’action fut assez chaude et se prolongea pendant toute la nuit et la matinée du 17, avec des alternatives violentes d’avance et de recul. L’ennemi, désireux d’en finir d’un coup, se présentait en masses compactes dans lesquelles nos mitrailleuses et nos feux de salve ouvraient des brèches sanglantes. Ces bastions mouvans oscillaient pendant quelques secondes, rebouchaient leurs brèches et revenaient en formations aussi serrées qu’avant. Aucun réseau de fils barbelés ne protégeait les abords de nos tranchées ; la plupart n’avaient ni toit, ni créneaux. Dans ces installations de fortune, le succès de la résistance dépendait uniquement de l’intrépidité des hommes et de l’adresse du commandement. Quelques « élémens » furent perdus, repris, perdus et repris encore. Mais, dans l’ensemble, notre ligne se maintint : l’ennemi ne put pénétrer dans la défense. Au petit jour, découragé, il suspendit l’attaque ; mais, comme un chien qui s’éloigne en grondant, il n’arrêta de nous canonner qu’à onze heures du matin. « Après, note le fusilier R…, tout bruit cesse. Dixmude a peu souffert ; les dégâts causés par les obus sont insignifians. » Mais il est vrai que l’ennemi n’avait pas reçu encore son artillerie lourde.

On profita du répit qu’il nous accordait pour refaire les tranchées des lisières extérieures, quelque peu endommagées, et commencer l’organisation des autres ; le travail, d’ailleurs, était repris à chaque accalmie, mais il s’exécutait surtout la nuit et le matin, de cinq à neuf heures, jusqu’au lever de la brume. À cette heure-là, généralement, avec la clarté, la canonnade reprenait : nos pièces étaient trop faibles et en trop petit nombre pour répliquer efficacement à l’ennemi. Aussi la brigade accueillit-elle avec un vrai soulagement le renfort qui lui arriva dans la journée du 17 : cinq batteries du 3e régiment d’artillerie belge (colonel Wleschoumes) qui, ajoutées au groupe Ponthus, allaient donner à la défense de Dixmude un total respectable de soixante-douze bouches à feu, sans grande portée malheureusement et d’un métal trop peu résistant pour nos obus de 75. Telles quelles, réparties de Caeskerke à Saint-Jacques-Cappelle, notre front s’en trouva singulièrement amélioré. L’amiral, qui voulait s’en réserver l’emploi, fit relier téléphoniquement cette artillerie à son poste de commandement : une bataille se dirige aujourd’hui du fond d’un cabinet. Néanmoins il autorisa d’une façon permanente les batteries à « ouvrir instantanément le feu de jour comme de nuit sur les abords de Dixmude, toutes les fois que la fusillade et particulièrement le bruit des mitrailleuses indiquerait qu’une attaque d’infanterie était dirigée contre nos tranchées. »

Son échec du 16 octobre avait-il induit notre adversaire à plus de circonspection ? Comme il nous avait laissé respirer dans l’après-midi du 17, il nous donna campos toute la journée du dimanche 18. On ne signala que deux ou trois patrouilles de cavalerie vers Dixmude et qui furent rapidement dissipées par quelques volées d’artillerie. Ce jour-là encore, nos fusiliers eurent une heureuse surprise : un officier de haute taille, silencieux, aux yeux graves, sanglé dans son dolman noir, vint visiter avec l’amiral les tranchées de l’Yser. Son inspection avait dû le satisfaire. Il serra la main de l’amiral : c’était le roi des Belges[24].

D’autres nouvelles arrivaient du front, qui étaient de nature à nous inspirer confiance. Malgré la chute de Lille, nos armées du Nord avaient pris l’offensive de Roye à la Lys, avec un succès marqué : du quartier général anglais ordre était donné au premier corps de se concentrer à Ypres, d’où il essaierait de se porter dans la direction de Bruges[25]. Ce mouvement stratégique avait même reçu un commencement d’exécution et la cavalerie française qui venait d’enlever Clercken pouvait être considérée comme l’avant-garde du corps de sir Douglas Haig. Elle demandait à l’amiral de la faire appuyer en flanc pour continuer sur Zarren et Thourout. L’amiral détacha immédiatement vers Eessen le commandant Mauros avec un bataillon du 2e régiment et deux auto-mitrailleuses belges. La route était libre, jonchée de cadavres de chevaux, même de soldats, comme après une retraite précipitée[26]. L’ennemi semblait s’être volatilisé. Mais, à Eessen, l’église, dont il avait fait son écurie, comme il fera de l’église de Vladsloo une sentine, par vieux goût huguenot du sacrilège, gardait les traces toutes fraîches de son passage[27]. Ces fumées de la bête ne nous renseignaient pas sur la direction qu’elle avait prise. Plusieurs routes s’ouvraient devant elle. Le plus vraisemblable est qu’averti du mouvement de la cavalerie française l’ennemi se retirait sur Bruges par Wercken ou Vladsloo. À tout hasard, le commandant Mauros s’était installé en halte gardée à Eessen pour y attendre le jour, cependant que deux régimens de goumiers, qui avaient été mis pour la circonstance à la disposition de l’amiral et qui assuraient sa liaison avec le gros du corps opérant sur Thourout, partaient en fourrageurs vers Bovekerke et les bois de Couckelaere. On atteignit ainsi la matinée, et l’exécution du plan français semblait devoir se poursuivre normalement, quand un terrible coup de boutoir de l’ennemi, sur un point où on ne l’attendait pas, vint brusquement tout compromettre.

En réalité, les Allemands n’avaient pas battu en retraite. Ou plutôt ils ne s’étaient repliés que pour reprendre le contact plus loin et dans des conditions plus favorables. Renseignés sur le genre d’accueil qui les attendait à Dixmude, ils voulaient tâter un autre point du front, dans l’espoir que les « petits Belges » se montreraient de meilleure composition que les « demoiselles au pompon rouge. » Vers neuf heures, dans la matinée du 19, en trois bonds simultanés, ils se jetaient, à Leke, à Keyem et à Beerst, sur la mince ligne belge qui chancelait sous le choc. Pourrons-nous la soutenir à temps ? Qu’elle soit enfoncée, et c’est la route ouverte vers l’Yser, l’Yser emporté peut-être, Dixmude prise à revers. L’amiral n’hésite pas : toute la brigade donnera, s’il le faut. Il pousse à marche forcée deux des bataillons de sa réserve sur la route d’Ostende, un autre (commandant Mauros) en flanc sur Vladsloo et Hoograde. L’artillerie appuie le mouvement, qui commence à dix heures. Mais il est impossible de savoir si Keyem et Beerst sont aux mains des Belges ou des Allemands et, dans le doute, l’artillerie n’ose les fouiller. Les deux villages s’enveloppent d’un silence de mauvais augure. Le commandant Jeanniot, qui marche sur Beerst avec l’un des bataillons, prend ses dispositions en conséquence : aux approches du village, il est accueilli par une salve de mitraille ; les Allemands sont retranchés dans les maisons et l’église, d’où ils dirigent un feu nourri sur nos troupes. L’attaque de la position est rendue singulièrement difficile par la nature du terrain, complètement plat, coupé de fossés d’irrigation d’où l’eau déborde et sans autre abri que quelques haies défeuillées ; on ne peut s’en approcher qu’en rampant. Nous perdons pas mal d’hommes dans cette manœuvre de déploiement, si peu conforme à la nature impulsive des marins : toute tête qui émerge est une cible ; le lieutenant de vaisseau de Maussion de Candé, qui s’est mis debout, pour inspecter la position ennemie, tombe foudroyé. À chaque instant, quelqu’un des nôtres roule dans les betteraves. La charge ne sonnera donc pas ? Elle sonnera. Mais trop tôt encore. Le lieutenant de vaisseau Pertus culbute le premier, la jambe broyée, au moment où il enlevait sa compagnie ; le lieutenant de Blois est frappé à quelques secondes d’intervalle en esquissant le même geste. Nos pertes sont si fortes qu’il faut appeler le bataillon de soutien Pugliesi-Conti et ramener en arrière le bataillon Jeanniot, qui a laissé 1 100 des siens sur le carreau. Ces troupes neuves, fanatisées de vengeance et par l’exemple de leurs officiers, se feront hacher plutôt que de céder le terrain. Derrière le « colonel » du 2e régiment, redevenu le commandant Varney, tout le bataillon se rue. Mais, une maison enlevée, il faut prendre d’assaut la suivante. Cependant l’attaque progresse. L’amiral, pour lui conserver son souffle, la fait soutenir par un nouveau bataillon de sa réserve (commandant de Kerros), que le bataillon Jeanniot, trop éprouvé, ira remplacer à Dixmude. Le bataillon Mauros débouche dans le même temps de Vladsloo d’où il a délogé l’ennemi avec l’aide des auto-mitrailleuses de la brigade belge[28] ; la 5e division alliée prolonge le front de combat à droite et en arrière. Et, tout de suite, on voit les effets de cette heureuse disposition tactique : l’ennemi, qui a mis en action son artillerie, tâtonne à la recherche de nos pièces défilées au Nord de Dixmude ; à cinq heures de l’après-midi, nous sommes maîtres de Beerst. Les baïonnettes peuvent se reposer : elles ont fait du « bon travail ; » dans les rues, les cours des fermes, on marche sur une litière de cadavres. Mais la nuit tombe ; l’amiral, qui s’est porté sur la ligne de feu, ordonne au commandant Varney d’organiser immédiatement les abords du village en prévision d’un retour offensif de l’ennemi. Nos hommes s’y mettent allègrement ; ils sont encore dans tout l’enivrement de leur coûteuse victoire. À peine la pioche en main, un contre-ordre : du quartier général belge, on nous commande de nous replier sur nos anciennes positions. La brigade rentre à onze heures du soir dans ses cantonnemens de Caeskerke et de Saint-Jacques-Cappelle. Derrière elle, l’horizon flambe : c’est Vladsloo que l’ennemi a réoccupé et qui dresse le « coq rouge » sur ses toits.


Charles Le Goffic.
  1. Les sources auxquelles nous avons recouru pour l’établissement de cette relation sont de diverses sortes : communiqués officiels, rapports français et étrangers, etc. Mais la majeure partie de nos renseignemens nous viennent de correspondances privées, rassemblées par M. de Thézac, le modeste et zélé fondateur des Abris du marin, de carnets de route obligeamment prêtés par leurs auteurs, d’enquêtes verbales près des survivans de Melle et de Dixmude. Le plus souvent que nous l’avons pu, nous avons cédé la parole à nos correspondans, avec le regret de ne pouvoir soulever l’anonymat que leur impose une consigne rigoureuse, mais, espérons-le, toute provisoire.
  2. On rétablit par la suite les pompons, jugés d’abord trop voyans : des confusions regrettables s’étaient produites et les bérets de nos hommes ressemblaient trop, à distance, aux « calots » des troupes allemandes.
  3. « Ah ! les bandits ! Nous leur inspirons une terreur sans pareille. Aussi nous ont-ils surnommés « les oiseaux noirs, » les » tirailleurs bleus » et puis « les demoiselles au pompon rouge. » Va pour les demoiselles au pompon rouge ! En tout cas, ils ont senti nos coups de crosse. » (Lettre du fusilier A. C…, du Palais.)
  4. Fusilier Y. M. J…, Corresp. Voir aussi la lettre du marin P. L. G…, d’Audierne : «… Alors là, voyant qu’ils venaient sur nous en nombre (ils étaient un régiment contre nous une compagnie), nous avons été forcés de nous replier 400 mètres en arrière, car nous ne pouvions plus les tenir. J’ai vu le capitaine d’armes tomber mortellement blessé et quatre hommes blessés quand nous revenions sur la voie du chemin de fer. Là, nous sommes restés pendant le jour et la nuit leur tenir tête, faisant des coups de salve quand on les voyait s’approcher de nous, chargeant à la baïonnette. C’était beau de les voir tomber sur la plaine à chaque salve. Le feu cessa le 10, vers 4 heures du matin. »
  5. « Les Allemands arrivaient à quatre régimens. Nous étions obligés de battre en retraite, car nous étions en ce moment 6 000 contre 45 000 Allemands, » (Lettre du fusilier P. L. G…, d’Audierne.)
  6. « À la bataille précédente, ils avaient 800 morts et 700 blessés ou prisonniers : c’était beau pour le premier combat des marins. » (Lettre du fusilier P. L. G…, d’Audierne.) Les évaluations officielles sont un peu différentes pour le chiffre des prisonniers, mais semblent trop faibles pour celui des morts et des blessés (200 à 300).
  7. Même de seize, comme, ce jeune Yves Lebouc, de l’École des mousses, parti au front sur sa demande et blessé en relevant son capitaine.
  8. Tué à Dixmude. Décoré de la Légion d’honneur.
  9. Blessé à Dixmude. Décoré de la Légion d’honneur.
  10. Cf. Dr Caradec. (La brigade des fusiliers marins de l’Yser. — Dépêche de Brest du 19 janvier 1915.)
  11. L’abbé Le H…, Corresp. Le 2e régiment fut seul engagé pendant les journées des 9 et 10 octobre.
  12. Tué à Dixmude.
  13. Tué à Dixmude.
  14. Dr L…, Corresp.
  15. Dr Caradec, op. cit.
  16. Quatre de ses divisions allaient cependant défendre seules, jusqu’au 23 octobre, la route d’Ypres à Ostende, entre Dixmude et Stype, puis la ligne de l’Yser, de Dixmude à Nieuport. (Voyez plus loin.)
  17. Pierre Loti, Illustration du 12 décembre 1914.
  18. Jusqu’au 4 novembre exactement, où les renforts arrivèrent, mais pour nous quitter presque aussitôt.
  19. « Un autre jour, le capitaine nous lit un ordre de l’amiral : il nous dit, qu’il y avait trois corps d’armée allemands contre nous et qu’il fallait les tenir à toute force en attendant les renforts. » (Lettre du fusilier M. R…, de Tudy.)
  20. « Sans doute nos braves petits canons belges donnaient de la voix. Mais que pouvaient ces roquets contre les molosses teutons ? » (Cité par le Dr Caradec.)
  21. Mais ceci n’est pas imputable à un défaut d’organisation. Il faut se rappeler que la brigade était dirigée sur Anvers et que ce sont les circonstances qui en ont fait un corps détaché, opérant loin de nos bases.
  22. Les effectifs belges qui vont coopérer avec nous à la défense de Dixmude ne se montreront pas inférieurs à ceux du bas et moyen Yser et si, au lieu d’un historique de la brigade, nous avions fait ici un exposé général des opérations, la plus simple équité nous eût commandé de restituer à ces troupes la part qui leur revient dans la défense. Elle fut assez belle pour que le général en chef des armées chargeât le général Foch d’aller porter au général Meyser, dont la brigade s’était particulièrement distinguée à Dixmude, la cravate de commandeur de la Légion d’honneur et pour que deux des drapeaux de cette même brigade, le 11e et le 12e, fussent décorés par le Roi et autorisés à inscrire dans leurs plis le nom de la glorieuse cité. Nous n’avons pas davantage insisté, et pour les mêmes raisons, sur l’actif et brillant concours que nous prêtèrent les quelques centaines de Sénégalais qui, vers la fin, furent adjoints aux fusiliers.
  23. C’est ce corps qui gardait la route de Fumes et l’Yser entre Loo et Nieucappelle, où il fut remplacé, peu après l’affaire de Beerst, par le 87e territorial. Avec une magnifique audace, le général d’Urbal, avant même d’être en possession de toutes ses forces, le lançait dans de grands raids qui troublaient l’ennemi.
  24. « Celui-là est un roi modèle. Je l’ai vu parcourir les tranchées ; ça, c’est un homme. » (Lettre du marin A. C…, 30 octobre.)
  25. Cf. Rapport du maréchal French. On sait que ce mouvement, prononcé le 21 octobre, fut arrêté sur la ligne Zonnebeke-Saint-Julien-Langermack-Bischoote.
  26. « Sur notre route plusieurs chevaux abattus et quelques morts jonchaient le sol. » (Lettre du fusilier F. L. F…, du Passage-Lanriec.)
  27. Communication de M. l’abbé Le H…
  28. Cette opération, qui fut très brillante et valut au capitaine de frégate Mauros son inscription au tableau d’avancement, semble s’être faite d’assez bonne heure et peut-être dans la nuit même. « En arrivant à Eessen, à une heure du matin, note le fusilier R…, une compagnie, envoyée en reconnaissance au village de Vladsloo, est accueillie à coups de fusil : les Allemands n’ont pas encore abandonné ce village ; nous les délogeons, aidés par des auto-mitrailleuses belge et par l’artillerie belge. Nous réussissons à nous emparer de Vladsloo et devons faire notre jonction avec le reste du régiment à Beerst. »