Boulanger (p. 37-45).


III


Le suicide de M. de Morlaines restait inexplicable. C’était un homme de caractère facile, de relations agréables, montrant une gaieté douce ; les paysans disaient de lui : « Il semble tout heureux de vivre. » En réalité, la mort de sa première femme avait été la seule douleur réelle de cette existence partagée tout entière entre les devoirs de sa carrière et les affections de famille.

Ses amis, — et il pouvait appeler de ce nom tous ceux qui l’avaient connu, — étaient accourus aux Petites-Tuileries, à la première nouvelle de la catastrophe. L’un d’eux, un vieillard, son ancien compagnon d’armes, le commandant de Samereuil, pleurait, comme un enfant.

— C’est un acte de folie ! s’écria-t-il. Il y a trois jours à peine, de Morlaines me parlait encore de son bonheur, il avait joie à m’expliquer, — avec la chaleur d’un amoureux de vingt ans — quelles nouvelles perfections de caractère, de cœur et d’intelligence il découvrait chaque jour en celle qui portait son nom.

Madame de Morlaines était, de la part de ces sincères désolés, l’objet d’une profonde estime, d’une affection quasi-paternelle. Car, au milieu de ces têtes grises, elle semblait une enfant. Chacun, avec sa rude franchise, s’efforçait de lui donner quelques consolations.

Elle, pâle, les lèvres serrées, ayant aux yeux une sorte d’affolement, répétait :

— Il était si bon… si bon !

Mais à toutes les questions qui lui étaient adressées sur les circonstances qui avaient précédé le suicide, elle ne pouvait que répéter ses premières réponses. Elle ignorait tout, elle n’avait pas entendu le général quitter sa chambre.

— Ainsi, pas un mot, pas un signe n’a pu vous faire prévoir cette résolution insensée…

— Rien ! répondait-elle.

On la pressait de rappeler ses souvenirs les plus insignifiants. Car, à moins de supposer que, dans un accès subit de délire, le général eût perdu tout à coup la notion des choses réelles, il était impossible que, fût-ce dans l’acte le mieux dissimulé, une femme aussi dévouée, aussi attentive que la comtesse n’eût point remarqué quelque singularité à laquelle sans doute elle n’eût pas attaché d’importance au moment même où elle se produisait, mais dont l’évocation jetterait quelque jour sur cet irritant mystère.

La comtesse secouait la tête et disait :

— Je ne sais rien.

Quoique, par égard pour madame de Morlaines et aussi en raison du prompt retour de l’héritier direct du général — auquel M. Maleret avait envoyé une dépêche pour hâter son arrivée — le juge de paix se fût abstenu de procéder à la formalité légale de la pose des scellés, il avait pénétré, accompagné du maire et de madame la comtesse, dans la chambre du mort.

C’était une grande pièce, éclairée par de larges fenêtres, à travers lesquelles entrait joyeusement le grand soleil. Peu de meubles. Le général avait coutume de dire : « Ceci est ma tente ; j’ai mon nid, la chambre de ma femme. »

Cette chambre, d’une simplicité toute militaire, était garnie d’armes de toutes sortes, et il fut facile de voir la place de celle que le suicidé avait détachée d’une panoplie. De la poudre et des balles se trouvaient sur une console. Il était évident que le pistolet avait été chargé délibérément, soigneusement. Du reste, aucun désordre. Sur le bureau de M. de Morlaines, point de lettre. Rien n’indiquait qu’il eût songé à prendre quelques dispositions suprêmes.

Seulement on remarqua que, dans le foyer, des papiers — des lettres sans doute — avaient été récemment brûlées. Le feu avait été attisé de telle sorte qu’elles ne formaient plus qu’une petite masse noirâtre, tombant en poussière.

Le général ne s’était pas couché, ce qui concordait avec le récit de sa femme, qu’il avait retenue auprès de lui assez tard dans la nuit.

Quel avait été le sujet de leur entretien ?

Madame de Morlaines ne pouvait fournir que des indications vagues : ils avaient effleuré toutes sortes de sujets, sans qu’aucun lui eût paru intéresser plus particulièrement son mari. Les bougies des candélabres avaient été brûlées jusqu’à la dernière goutte de cire. M. de Morlaines était évidemment sorti sans songer à les éteindre ; ou plutôt il avait voulu que la lumière, vue du dehors, par sa femme, dont la chambre, située dans une aile en retour, faisait presque face à la sienne, laissât supposer qu’il ne sortait pas.

Comme tout le domestique de la maison se composait de la vieille Germaine, qui occupait une chambre sous les combles et d’un jardinier, faisant office de palefrenier, qui dormait dans l’écurie, il était aisé de comprendre comment le général avait pu franchir la porte du jardin sans être vu.

En résumé, ces observations — si minutieuses qu’elles fussent — ne pouvaient fournir aucune indication. L’énigme paraissait impénétrable.

La vieille Germaine apparaissait de temps à autre, au seuil des portes, silencieuse, les traits étirés. Elle suivait, sans y prendre part, les péripéties de l’enquête. Seulement elle consultait sans cesse une grosse montre d’argent, serrée dans sa ceinture, et il lui arrivait de demander à voix basse s’il y avait bien loin de Brest à Paris.

Elle attendait Georges.

Les autres songeaient aussi à ce fils qui avait touché le sol français plein de joie et d’espérance et que la douleur attendait au seuil de la maison paternelle. Ce qui semblait étrange à tous, c’est que le général n’eût point laissé pour lui ni pour sa compagne quelques lignes de suprême adieu. M. de Samereuil remarqua que le portrait de Georges, qui était accroché auprès du lit de son père, s’était détaché de la muraille et était tombé à terre. Dans sa chute, le verre s’était brisé. Était-ce donc là un de ces bizarres symptômes dont la superstition attribue aux choses inertes les prophétiques manifestations ?

La journée passa lentement. Les paysans venaient un à un saluer le mort ; chacun trouvait dans son cœur une parole de sympathique regret. Cet homme avait su conquérir l’affection de tous, il y avait deuil vrai.

La nuit vint. La comtesse désira rester seule auprès de celui qu’elle avait aimé. M. de Samereuil obtint cependant l’autorisation de passer la nuit dans la maison. Il connaissait Georges et voulait se trouver là, au moment même de son arrivée.

Germaine n’avait pas insisté pour rendre à son maître ces derniers témoignages d’affection. On lui savait gré de sa douleur muette.

— La pauvre femme ne lui survivra pas, pensait-on.

Il semblait en réalité que la mort eût déjà posé sa griffe sinistre sur ce visage livide, où ne vivaient plus que deux yeux enfiévrés qui, par intervalles, jetaient des éclairs sombres.

Bien longues et bien tristes sont ces nuits de veillées funèbres.

La comtesse, restée seule, s’agenouilla auprès du cadavre, et appuyant son front brûlant sur sa main glacée, elle pleura longtemps. Puis elle se releva, et, dans la plénitude de sa douleur et de ses regrets, elle l’embrassa au front. Elle avait aux yeux une lueur d’amour immense et qui l’aurait épiée dans cette solitude aurait vu qu’elle étendait la main vers le mort, murmurant des paroles insaisissables, comme si elle eût proféré un serment.