Boulanger (p. 46-58).


IV


À la première heure, une dépêche avait été apportée aux Petites-Tuileries. Georges de Morlaines suppliait qu’on retardât la cérémonie mortuaire. Il arriverait à Vitry dans l’après-midi. Le trajet est long de Brest à Paris, et de plus, sur la plus grande partie du parcours il n’existe point de trains express.

Sur la prière de madame de Morlaines, on avait accédé à la demande de Georges. La maison était tendue de noir ; le corps placé dans le cercueil était encore à découvert, et le visage du cadavre n’avait rien perdu de sa sérénité. Au contraire, la mort avait posé sur ce masque cette patine mate qui est la marque de la sédation suprême. Douleur ou terreur, tout s’était effacé. Restait la quiétude sévère de l’oubli ; peut-être du pardon.

Germaine n’avait point reparu. Sans doute pour se livrer toute entière à sa douleur, ou plutôt, ce que nul ne savait, pour méditer je ne sais quelle vengeance dont la pensée lui poignait le cœur, elle s’était enfermée dans sa chambre…

Madame de Morlaines, infatigable, soutenue par la fièvre des grandes douleurs, suffisait avec M. le commandant de Samereuil, aux soins multiples nécessités par la funèbre cérémonie qui se préparait.

Le général n’avait point de parents ; nulles convoitises ne venaient jeter leur note discordante dans cette harmonie de sincérités désolées. À tout instant, des voitures s’arrêtaient devant la grille, et l’on voyait des officiers, les uns en bourgeois, les autres en grande tenue, apporter à leur vieux camarade le dernier tribut de leur affectueux respect. Avis avait pu être donné à la place de Paris en temps opportun, et le peloton qui devait accompagner les restes du général à sa dernière demeure arriva à trois heures. La cour était pleine de monde, et cependant pas une voix ne s’élevait. La singularité de cette fin subite et tragique mettait à toutes les poitrines une douloureuse étreinte.

On s’interrogeait à voix basse. M. de Samereuil passait dans les rangs pressés, donnant de brèves explications, attribuant à un accès de fièvre chaude, à un désordre cérébral cette résolution que nulle autre circonstance ne pouvait justifier.

Tout à coup, il se fit un grand silence. On entendit sur la route le galop d’un cheval. L’animal, poussé avec une violence presque imprudente, faillit s’abattre devant la porte.

Tous se découvrirent. C’était Georges de Morlaines, c’était le fils.

M. de Samereuil s’élança à sa rencontre et le reçut dans ses bras. Le jeune homme, dont les traits respiraient, sous leur teinte bronzée, cette énergie que donne l’habitude du danger, s’appuya sur l’épaule du vieil ami de son père et, ne doutant plus, frappé en plein cœur par la foudroyante réalité que jetait à ses derniers doutes l’évidence des préparatifs funèbres, se mit à sangloter comme un enfant.

— Du courage, enfant, du courage ! murmurait le commandant.

Est-ce que le courage était possible !… il y avait trois ans que Georges avait dit adieu à son père, et depuis ces trois années, pas un jour ne s’était passé sans qu’il songeât au retour. Il semblait qu’il y eût entre ces deux hommes un lien autre que celui du sang : c’était comme une fraternelle amitié qui leur faisait communes les joies, les douleurs, les espérances et les désillusions.

Lorsque Georges avait appris les projets du général, il n’avait pas hésité, on s’en souvient, à les approuver : pas un instant la jalousie, la crainte d’être moins aimé n’avait effleuré son cœur. Il s’était souvent préoccupé de cette solitude à laquelle ses devoirs de marin l’avaient contraint de condamner son père : il connaissait mieux que personne ce caractère qui, à toutes les énergies du soldat, joignait les faiblesses de l’homme ; il l’avait vu brisé par la mort de sa mère. Il savait qu’en perdant une compagne longtemps aimée, le général était resté comme un voyageur qui a perdu son chemin, se tourne inquiet aux quatre coins de l’horizon, ne sachant plus de quel côté il doit aller en avant, et quelquefois se laisse tomber sur la terre, découragé et abattu.

Bien que la force morale de M. de Morlaines eût triomphé de cette première crise, pourtant il était à redouter que l’ennui, le désœuvrement ne le minassent peu à peu. Marie Deltour était apparue tout à coup dans sa vie, lui tendant la main pour mieux l’aider à vivre. Sans la connaître autrement que par les lettres quelque peu passionnées du général, Georges avait deviné cependant que cette femme jeune, jolie, se résignait, par une de ces charités délicates dont les grands cœurs ont le secret, à une œuvre de salut, de résurrection. Et du fond de sa conscience, Georges lui avait voué un respect reconnaissant dont l’expression, fréquemment renouvelée dans ses lettres, était douce au cœur du général.

Lorsque celui-ci répondait à son fils, c’était pour lui détailler, avec la complaisance de l’homme heureux, les bonheurs sans cesse renouvelés de cette existence placide, tout ensoleillée du jeune sourire de sa femme. Georges avait annoncé son retour prochain. Depuis cette époque, aucune lettre de son père n’était arrivée jusqu’à lui : il avait hâte de mettre le pied sur le sol de France, il était prêt à demander un congé de quelques mois qu’il passerait au milieu de ces heureux auxquels il allait demander une part de leur bonheur.

Et voici que sur ces espoirs si longtemps caressés, qui avaient grandi, qui avaient pris possession de tout son être, était tombée, lourde, brutale, cette dépêche de M. de Samereuil : — Le général de Morlaines s’est suicidé ! Si vous le voulez revoir encore, hâtez-vous ! — Le suicide !… Ce mot avait frappé son crâne comme un coup de massue. Quel horrible mystère de douleur, de désespoir s’était donc tout à coup révélé ?

Georges se sentait devenir fou, et il ne s’interrogeait pas encore. Ce voyage rapide s’était accompli dans la fièvre. Ces horribles surprises mettent au cerveau une sorte d’ivresse qui engourdit la pensée.

Il avait dans la tête ce bruissement sinistre que la tempête jette aux oreilles du marin. Il ne doutait pas et il ne croyait pas non plus. En réalité, il était des instants où il oubliait pourquoi il souffrait. Le souvenir ne s’était réveillé, terrible, poignant que lorsqu’il avait atteint Paris. Il avait couru chez un de ses amis, avait pris un cheval, puis au galop, éperonnant la bête au sang, il s’était élancé, continuant son rêve vertigineux… et maintenant tout à coup, cœur et corps brisé, il pleurait…

Sut-il seulement comment il franchissait le perron, comment il marchait à travers cette large pièce, éclairée par un pâle rayon qui filtrait à travers les rideaux à demi fermés ? Il vit la bière ouverte, il vit le visage livide et immobile… désolé, ébranlé jusqu’aux plus profondes assises de son être, il ne pensait pas à l’embrasser. Il fallut que M. de Samereuil le poussât, le couchât pour ainsi dire sur ce cadavre. Alors il resta plusieurs minutes — souffrant un siècle de désespoir — les lèvres appuyées à un front de marbre… Enfin il se releva et regarda autour de lui, madame de Morlaines se tenait à l’écart, enveloppée d’ombre, drapée dans son deuil. Il la considéra un instant, curieusement… Elle vint à lui, la main tendue et à ce simple geste, il devina qui était cette femme, il se rappela combien son père l’aimait, et sans voir sa jeunesse il s’agenouilla devant elle, en lui disant :

— Ma mère ! ma mère !…

Elle avait, elle aussi, de grosses larmes roulant sur son visage et dans son regard fixé sur ce fils passait un rayon hagard et désespéré… il lui serrait les mains et répétait avec une joie âpre cette appellation filiale…

M. de Samereuil avait presque peur. Ces douleurs confinaient à la folie. Elles étaient trop silencieuses et trop intimes. Il fit un signe aux hommes qui attendaient, et posant la main sur l’épaule de Georges :

— C’est l’heure, dit-il ; adressez un dernier adieu à votre père…

Georges se redressa, debout, tout d’une pièce. Une pensée subite venait d’éclairer son cerveau :

— Non ! non ! cria-t-il. Pas encore ! Je veux lui parler, seul ! Laissez-moi quelques instants avec lui…

Et d’un geste superbe, despotique, il chassa tous ceux qui l’entouraient…

Madame de Morlaines comprit. Cette concession était nécessaire. Il fallait que ce désespoir s’émoussât par l’action, si insensée qu’elle fût. Elle prit doucement la main de M. de Samereuil et l’entraîna. Tous, silencieux, obéirent à cet ordre muet… La porte se referma…

Georges se tenait auprès du cercueil ouvert :

— Père, dit-il d’une voix sourde, je suis ton fils… réponds-moi… ils disent que tu t’es donné la mort… pourquoi ? je veux te venger… il faut tout me dire…

Il se pencha sur le cadavre, si près que son visage effleurait la face marmoréenne ; sur les paupières qui laissaient filtrer le regard terne des morts, il glissait, lui, son regard vivant qui interrogeait en fouillant jusqu’au fond de ce cerveau inerte.

— Dis-moi… quel spectre s’est tout à coup dressé devant toi ? de quelle horrible vision as-tu donc eu cette peur soudaine et mortelle ?… Je te connais… tu avais le courage des âmes fortes… et pour t’abattre, la fatalité a dû frapper ses coups les plus durs… qu’as-tu vu face à face ? Un crime… qui l’a commis ? de quelle infamie t’es-tu donc senti tout à coup enveloppé, que tu aies voulu l’arracher avec les lambeaux de ta chair et de ta vie ? Père ! père ! tu t’es puni de la faute d’un autre… quel est cet autre que je l’écrase à mon tour ! Il frissonna tout entier, et posant sa main sur cette poitrine où le cœur ne battait plus :

— Sur mon honneur de marin, sur le souvenir de ma mère, je te jure, père bien-aimé, que je braverai tout obstacle pour arriver à l’ennemi qui t’a frappé, à l’infâme qui a mis en ta main l’arme de mort… Mon père, je jure de punir… je jure de tuer qui t’a tué !…

Puis, avec désespoir, il crispa ses ongles dans ses cheveux, en criant :

— Mais qui donc ? qui donc ?

Alors, au fond de la pièce sombre, une tenture se souleva, et une femme, rigide comme un fantôme, la bouche tordue d’une ironie furieuse, glissa jusqu’à Georges de Morlaines… Il la reconnut ; c’était la vieille compagne de son père, c’était l’amie des temps passés, la servante qui l’avait bercé dans ses bras de nourrice… Il tendit les mains vers elle…

Et Germaine, un doigt sur ses lèvres, se pencha vers Georges de Morlaines, et lui dit d’une voix à peine perceptible :

— Aie patience, mon fils. Aie patience ! ce soir, tu sauras tout…

Il la regardait, épouvanté de ce mystère qui surgissait en réponse immédiate à la question posée au cadavre…

— Quoi ! Germaine ! tu sais…

— Tout !…

— Et tu me désigneras le coupable ?

— Et tu le puniras ?

— J’ai juré…

— Va pleurer sur la tombe de ton père, dit-elle encore, et ce soir… quand tous se seront endormis, je veillerai… moi…

M. de Samereuil ouvrit discrètement la porte. Germaine avait disparu. Georges était plus blanc que le cadavre…