Boulanger (p. 20-36).


II


Le comte était connu et aimé de tout le pays. Ceux-là même qui avaient découvert son cadavre avaient eu maintes relations avec lui ; aussi, quoique la sensibilité soit la moindre qualité de nos paysans, ce fut avec une douleur véritable qu’ils reconnurent le maître des Petites-Tuileries.

Le doute était impossible. C’était un suicide. Comment cet homme, qui semblait à l’abri de tous soucis, qui étant riche, avait épousé la femme de son choix, comment avait-il succombé tout à coup à cet accès de désespoir ? Était-ce donc un moment de folie ? Ou bien, existait-il dans la vie de ce bienveillant quelque secret terrible qui eût, à l’heure dite, pesé sur son cœur jusqu’à le briser ?…

L’endroit où le corps avait été trouvé était distant de plus de deux lieues des Petites-Tuileries. C’était sur le territoire de la petite commune de S… Le maire, aussitôt prévenu, s’était rendu sur les lieux ; un médecin parisien en villégiature avait consenti à l’accompagner. Mais les premières constatations ne laissaient ni espoir, ni hésitation sur la cause physique de la mort. Le pistolet dont s’était servi le général était une arme moderne à deux coups. Le canon avait été appuyé sur la tempe, le coup avait éclaté, et la balle avait pénétré dans le cerveau. Il était évident que la mort avait été instantanée. On voyait seulement, sur la peau mate, un petit trou circulaire. Pas une goutte de sang n’avait coulé.

Le général était correctement vêtu de noir. On eût dit que, dans le calme de son implacable résolution, il eût mis un soin particulier à s’habiller. Seulement, détail singulier, on retrouva à quelques pas de lui, la rosette de la Légion d’honneur, comme si, d’un geste désespéré, il l’eut arrachée avant de se frapper.

Une civière fut improvisée et le cadavre y fut étendu. Un drap fut jeté sur le corps, puis le funèbre cortège prit le chemin des Petites-Tuileries. Par respect pour le mort et aussi avec la généreuse pensée d’adoucir l’amertume du coup qui allait frapper Madame de Morlaines, le maire accompagnait les porteurs.

Huit heures du matin sonnaient au moment où le triste convoi déboucha sur la route, en face de la grille des Petites-Tuileries.

À ce moment, Diane, la chienne favorite du général, qui était attachée dans la première cour, poussa un hurlement douloureux, et, obéissant à cet instinct mystérieux que la science tente en vain d’expliquer, elle fit un effort désespéré, brisa sa chaîne, bondit par dessus le mur de clôture et, s’élançant sur la civière, eût sauté sur le cadavre, si on ne l’eût écartée…

La vieille Germaine, de l’intérieur où elle vaquait aux occupations, avait entendu le cri de l’animal, et était sortie vivement, saisie par ces pressentiments qui ont leur racine dans de légendaires superstitions, et que cependant l’événement allait tristement confirmer…

Elle vit le cortège, et plongeant ses mains dans ses cheveux gris, elle s’appuya au mur, terrifiée, incapable de faire un pas, de proférer un mot…

Le maire — qui se nommait Maleret — fit signe aux porteurs de s’arrêter, puis il s’avança vers Germaine. Celle-ci le regardait de ses yeux fixes, dilatés par l’épouvante : le magistrat la connaissait, il savait l’attachement profond, qu’elle portait à son maître.

— Germaine, lui dit-il, du courage ! C’est un grand malheur qui vous arrive !…

Le visage de la pauvre femme se contracta, ses dents claquèrent, et levant le bras, elle désigna la civière :

— Qui donc est là ? demanda-t-elle d’une voix à peine perceptible.

— C’est votre maître, c’est le comte de Morlaines…

— Blessé !…

Le maire baissa la tête.

— Mort ! cria Germaine en se frappant la poitrine d’un coup violent.

Puis, se redressant, elle courut avec une vigueur qu’on n’eût pas devinée en elle, écarta les porteurs, porta la main sur le drap qui cachait le cadavre, découvrit le visage du mort d’un geste brusque, puis, se laissant tomber à genoux, éclata en sanglots…

Cependant, le maire hésitait à aller plus loin. Il était dans le château une autre personne à laquelle il fallait porter ce coup terrible : les plus courageux reculent devant ces sinistres obligations.

On eût dit que Germaine devinât ce sentiment. Car, tout à coup, elle se redressa, passa sur ses yeux ses mains longues et sèches, et se tournant vers les porteurs :

— Suivez-moi, vous autres, dit-elle d’une voix rauque.

Elle revint vers la grille et s’effaça pour laisser passer le cadavre ; maintenant elle avait les yeux secs, elle était livide. Ses cheveux gris dénoués, tombaient en désordre autour de son visage. Elle était effrayante de désespoir concentré, et dans ses regards fixes, passaient des étincelles furieuses.

— Il faudrait annoncer cette catastrophe…

— À la Deltour ! dit Germaine avec un accent d’une brutalité presque sauvage. Venez avec moi, Monsieur Maleret, je m’en charge…

Elle montait déjà l’escalier. Le maire la suivait de près : il redoutait que cette femme, que la douleur semblait rendre folle, ne frappât trop violemment la jeune comtesse…

— Il faut prendre des ménagements, murmura-t-il.

Mais la vieille femme ne paraissait ni l’écouter ni l’entendre. Elle avait atteint le premier étage. Elle ouvrit une porte. C’était celle de l’appartement particulier de Madame de Morlaines. Sans frapper, sans prendre aucune précaution, comme si son désespoir la délivrait des devoirs de la domesticité, elle ouvrit une autre porte, celle de la chambre de la comtesse…

La jeune femme était à demi étendue sur un fauteuil, dormant. Son lit n’était pas défait, et sa pâleur semblait indiquer qu’elle avait succombé à la fatigue…

Germaine alla droit à elle, et avant que le maire eût pu prévoir son mouvement, elle avait saisi Marie par le bras… et au moment où celle-ci, tressaillant, ouvrait les yeux :

— Madame la comtesse, cria la vieille femme, le général est en bas… mort… on l’a assassiné.

Madame de Morlaines poussa un cri terrible, se dégagea par un geste violent de l’étreinte de Germaine, vit M. Maleret, et, hagarde, épouvantée :

— Qu’y a-t-il, fit-elle. Mort ! mon mari ! qui a dit cela ?…

— J’ai dit assassiné ! répéta Germaine, en frappant du pied avec violence.

Mais le maire l’interrompant :

— La douleur égare cette pauvre femme, dit-il. Madame, la douleur qui vous frappe est terrible… M. le comte de Morlaines s’est suicidé…

La comtesse semblait foudroyée. Elle chancela et fût tombée à la renverse, si M. Maleret ne l’eût soutenue. Elle s’était affaissée sur son siège, les lèvres frissonnantes, ne trouvant pas la force de pleurer.

Quant à Germaine, il semblait que les dernières paroles du maire l’eussent frappée d’une indicible surprise. Était-ce donc qu’en réalité la pensée d’un meurtre se fût tout d’abord imposée à elle et que cette hypothèse d’un suicide lui parût injustifiable ? Elle se retirait doucement vers la porte, à reculons, tenant ses yeux obstinément fixés sur la comtesse…

Celle-ci revenait à elle.

— Pardonnez-moi, dit-elle au magistrat, mais cette nouvelle est si épouvantable que je puis à peine croire à ce que j’ai entendu…

Sa voix tremblait, on sentait les larmes prêtes à jaillir.

— Il n’est que trop vrai, madame, reprit le maire.

Et en quelques mots il raconta dans quelles circonstances avait été découvert le cadavre.

Marie de Morlaines l’avait écouté sans l’interrompre. Quand il eut achevé, elle secoua plusieurs fois la tête, les yeux à demi fermés, les mains jointes, puis elle dit :

— Conduisez-moi auprès de mon mari.

Elle se leva. Maintenant de grosses larmes coulaient sur ses joues.

Germaine s’était arrêtée immobile, debout, auprès de la porte. Quand Marie passa devant elle, elle fit un geste pour lui tendre la main en murmurant :

— Ma pauvre Germaine !

Mais la servante se recula. Marie descendit, suivie de M. Maleret.

On avait porté la civière devant le perron, et les paysans attendant de nouveaux ordres, la tête découverte, parlaient entre eux à voix basse…

La comtesse parut, accueillie par un murmure de pitié douloureuse.

Elle franchit les marches de pierre, puis s’agenouilla près du cadavre ; elle se pencha sur lui et l’embrassa au front, longuement, saintement…

Au moment où ses lèvres touchèrent le visage du mort, Germaine, qui était restée auprès de M. Maleret, laissa échapper une sorte de grondement rauque et, par un mouvement involontaire, sans doute, sa main se posa sur le bras du maire. Celui-ci la regarda et, voyant son visage décomposé :

— Comment le général a-t-il pu se tuer, lui qui était tant aimé ? dit-il.

Elle lui lâcha brusquement le bras.

Madame de Morlaines se releva, puis elle pria les porteurs de déposer le cadavre dans un salon du rez-de-chaussée. En quelques instants, seule — car Germaine, sombre, restait sur le perron, insensible en apparence à tout ce qui se passait autour d’elle, — la comtesse avait disposé une sorte de chapelle funéraire. Elle pleurait et ne s’interrompait que pour essuyer les larmes qui mouillaient ses joues.

Un des paysans lui dit :

— Voici le pistolet, madame.

Elle le prit, le considéra attentivement, puis le posa sur un meuble. Elle revint vers le cadavre, dont la tête, posée sur un oreiller, se détachait plus pâle que la toile qui lui servait de cadre. La physionomie prenait peu à peu cette rigidité marmoréenne qui est la beauté de la mort. Les traits, fermes, s’accentuaient plus vigoureusement, mais en même temps s’épandait sur eux comme une ombre de douleur et de bonté.

Ainsi le masque semblait refléter l’empreinte des désespoirs inconnus qui avaient mis l’arme de mort aux mains de cet honnête homme.

Tout à coup la comtesse s’écria, portant les mains à son front :

— Mon Dieu !… et son fils !…

Nul n’y avait encore songé. Ce mot résonna comme un glas de désolation. C’est qu’en effet tous savaient l’amour profond qui unissait ces deux hommes : chaque fois que le général passait à travers le village et qu’il causait avec quelque paysan, deux noms revenaient sans cesse sur ses lèvres : celui de sa femme et celui de Georges, « mon bel officier ! » comme il l’appelait en souriant.

Et voici que tous n’avaient pas encore été frappés. Il restait encore un cœur à briser ; et comme si elle eût reçu d’avance le contre-coup de ce désespoir, la comtesse sanglotait, moins forte peut-être à soutenir la douleur d’autrui que la sienne propre.

Au même instant, et comme si le cri poussé par Marie eût été un signal attendu par la fatalité, le facteur rural parut sur le seuil de la porte ; il vit cette scène de mort et s’arrêta interdit. Un paysan lui dit quelques mots à voix basse ; alors l’homme retira sa casquette, puis dans sa sacoche il prit une lettre et la tendit à M. Maleret :

— C’était pour le général, dit-il.

La comtesse avait jeté les yeux sur l’enveloppe.

— C’est de lui, s’écria-t-elle, c’est de M. Georges…

— Et datée de Brest ! fit le maire en frissonnant.

— De Brest !… mais alors il est de retour… il sera ici demain… aujourd’hui peut-être…

Et elle frissonnait comme si elle eût été saisie par un froid glacial. M. Maleret cherchait en vain des formules de consolation qui lui faisaient défaut.

— Pourquoi madame ne lit-elle pas ? fit une voix rauque.

C’était celle de Germaine qui, entendant le nom de Georges, s’était rapprochée.

— Mais… ai-je le droit ? demanda timidement madame de Morlaines en interrogeant le magistrat du regard.

— Oui… n’étiez-vous pas la compagne, la confidente de notre pauvre ami…

La comtesse prit la lettre, et, de ses doigts qui tremblaient, elle déchira l’enveloppe… puis, quand elle eut jeté les yeux sur son contenu, elle dit tristement :

— Demain… M. Georges sera ici…

Elle rendit la lettre au maire qui la lut à son tour. Elle contenait à peine quelques lignes. C’était avec un élan de joie presque enfantine que l’officier annonçait son retour. Si son service ne l’eût retenu, il fût parti sans perdre une minute, tant il lui tardait d’embrasser son père et, disait-il, son amie, belle et bonne mère…

— C’est bien demain qu’il arrive, n’est-ce pas ? demanda Germaine.

— Demain… M. Georges l’affirme…

Et elle ajouta, mais si bas que personne ne l’entendit :

— J’attendrai…

Il fallut que madame de Morlaines répondît aux questions qui lui furent adressées par les magistrats, accourus à la première nouvelle de la catastrophe.

Le point important était de savoir quelles avaient été les dispositions apparentes du général, avant la nuit fatale ; ses paroles, quelques-uns de ses actes avaient-ils pu faire prévoir cette funeste résolution ?

La comtesse répondit simplement, avec une évidente franchise.

Jusqu’à cette sinistre explosion, elle savait, elle pouvait affirmer que le général n’était en proie à aucun chagrin. Cependant, elle ajoutait que, dans la soirée précédente, il avait tenu à causer longtemps avec elle… ils étaient restés ensemble jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. M. de Morlaines semblait triste, préoccupé. Il parlait de son fils, de son avenir.

Quand la comtesse était rentrée dans sa chambre, trois heures sonnaient. Elle était épuisée de fatigue et s’était endormie dans un fauteuil, à la place même où on l’avait trouvée le matin.

— Mais, sur ma conscience, ajoutait madame de Morlaines, j’affirme que le général n’avait pas prononcé un seul mot qui pût me faire prévoir cette horrible catastrophe. N’eût-il dit qu’une seule parole, s’écria-t-elle encore avec un accent désespéré, est-ce que je l’aurais quitté un seul instant, lui qui était plus que mon mari, qui était à la fois mon bienfaiteur et mon père…

— C’est une énigme, dit un des magistrats en se retirant…

Ce que nul ne vit, c’est que, à ce moment, comme si son cœur eût été prêt à éclater, Germaine s’enfuit jusqu’à sa chambre, et, là, seule, prise d’une sorte de fureur folle, elle tendit le poing comme si à travers la muraille elle eût voulu frapper quelqu’un, en s’écriant :

— Misérable femme ! c’est le fils qui vengera son père !…