Boulanger (p. 5-19).



I


Après avoir brillamment servi la France pendant longues années, M. de Morlaines, général de brigade, avait pris sa retraite. C’était un homme de soixante ans, encore vert, doué d’une exquise distinction, rappelant le type de ces anciens gentilshommes dont la parole était sacrée, dont la délicatesse n’admettait ni faux-fuyants ni compromis quand il s’agissait de tenir un engagement.

M. de Morlaines était veuf. C’était même la perte de sa femme Hortense, née des Chaslets, qui l’avait engagé à renoncer à l’état militaire. Sa douloureuse tristesse s’accommodait mal de la vie active : il avait renoncé à toute ambition et était venu s’installer auprès de Paris, à Vitry, dans une petite propriété où il avait trouvé le repos dont il avait besoin, s’adonnant à des travaux de jardinage et satisfaisant des goûts qu’il n’avait pas perdus pendant sa longue carrière de soldat.

Son fils, Georges de Morlaines, âgé de vingt-cinq ans, avait été promu depuis peu, au grade de lieutenant de vaisseau et à l’époque où s’ouvre ce court récit, était engagé dans un grand voyage d’exploration.

Le général s’était trouvé seul, à un âge où plus que jamais l’homme a besoin de sentir auprès de lui une affection toujours en éveil. Le cœur refroidi, glacé par les regrets, éprouve de douloureuses angoisses, quand autour de lui tout est vide et silencieux. Auprès du général vivait une vieille gouvernante, veuve d’un ancien soldat, un peu rêche, un peu grondeuse, heureuse de la domination qu’il lui abandonnait et portant à M. de Morlaines, à son fils et surtout peut-être à la mémoire de la morte une profonde affection, plus instinctive d’ailleurs que raisonnée. Il est ainsi des dévouements quasi brutaux qui s’imposent avec une sorte de violence. Germaine était sans douceur. Les soins qu’elle rendait à son maître étaient pour elle l’exercice d’un droit. Il lui appartenait ; son affection était un joug qu’il lui était enjoint de supporter, si lourd que le fît la bonté massive de cette créature inintelligente. M. de Morlaines subissait d’ailleurs avec passivité cette obsession de complaisances inévitables, quand se produisit un événement qui devait changer singulièrement sa propre situation et celle de Germaine.

Une de ses parentes éloignées mourut ; dans une lettre, écrite au milieu des angoisses suprêmes, elle s’adressait à lui et le suppliait de recueillir auprès de lui sa fille, Marie Deltour, qui allait rester sans fortune et sans appui.

M. de Morlaines n’hésita pas. Sans consulter Germaine, — heureux peut-être d’agir d’après son initiative propre, il répondit aussitôt à la pauvre femme que sa fille était attendue. La diligence qu’il mit à cette bonne action en doubla le prix. Car Madame Deltour, avant de s’éteindre, eut l’ineffable satisfaction de savoir que le sort de sa fille bien-aimée était assuré.

Seulement, dans sa précipitation, le général ne s’était point enquis de ce qu’était celle qui allait venir sous son toit. Aussi fut-ce avec une profonde surprise et une sorte d’effroi que M. de Morlaines vit arriver aux Petites-Tuileries, comme on appelait sa propriété dans le pays, une femme aux allures distinguées, au visage frais et doux, Marie Deltour, en un mot, âgée de vingt-six ans à peine, et charmante sous ses vêtements de deuil.

Germaine, irritée tout d’abord de n’avoir point été appelée à donner son avis, voua à la nouvelle venue une de ces haines d’autant plus âpres que toutes les circonstances en démontrent plus évidemment l’injustice. Marie Deltour, intelligente et modeste à la fois, prouva, dès les premiers temps de son séjour aux Petites-Tuileries, combien elle était reconnaissante au général de la bienveillance qu’il lui témoignait. Elle se montra affable avec Germaine, respectueusement dévouée à M. de Morlaines qui se prit bientôt pour elle d’une affection croissant peut-être moins vite cependant que l’antipathie de Germaine pour « l’usurpatrice. »

Marie Deltour était blonde : ses traits fins, attristés par la douleur que lui avait causée la mort de sa mère, respiraient une placidité qui n’était point sans noblesse. Elle avait ce grand mérite d’être active sans brusquerie, toujours occupée sans excès de mouvement. À son arrivée, Germaine lui avait soudainement cédé sa place auprès du général, comme si c’eût été punir celui-ci de sa dissimulation que de le priver des soins ou plutôt des exigences de sa despotique gouvernante. Le général se sentit entouré d’une atmosphère toute nouvelle. Cette robuste nature, un peu sauvage, comme tout ce qui s’enveloppe forcément de la rudesse militaire, s’amollissait, se civilisait au contact de cette affabilité toujours égale, indulgente aux caprices et souriante aux colères involontaires. Et comme le cœur était jeune, comme il y avait déjà quatre ans que madame de Morlaines était morte, le général, un beau soir d’automne, alors que Marie soutenait résolûment contre lui une lutte de trictrac, M. de Morlaines posa nettement son cornet sur la table, se renversa en arrière sur son fauteuil, joignit ses deux mains, croisa les doigts, fit craquer les jointures, brouma trois ou quatre fois, puis, devenant, ma foi, rouge jusqu’aux oreilles :

— Mademoiselle Marie, dit-il, voulez-vous que nous causions ?…

— Pourquoi non ? fit la jeune fille. Le trictrac vous fatigue ?

— Me fatiguer… moi !… mais sapr… ! je suis solide… me fatiguer ! par exemple.

Il paraît que cette hypothèse lui tenait fort à cœur en ce moment spécial, car il se leva brusquement et fit quelques pas, affirmant par le redressement de sa taille et la netteté du coup de jarret la vigueur qui lui restait…

— Je n’ai pas voulu vous blesser, dit Marie.

— Je le sais bien, chère enfant… n’êtes-vous pas la bonté vivante ?…

— Causons donc, puisque vous le voulez…

— Ah ! c’est vrai ! j’ai dit que nous allions causer… Eh bien !… Allons !

Il répéta plusieurs fois ce mot : Allons ! Mais il ne disait rien de plus. Marie le regardait en souriant, non sans quelque malice.

Mais l’homme qui avait galopé en plein feu ne pouvait hésiter plus longtemps ; il reprit :

— Pardonnez-moi cette question à brûle-pourpoint… mais comment se fait-il que, jeune et jolie et bonne comme vous l’êtes, vous ne songiez pas à vous marier ?

Marie baissa la tête et pâlit légèrement. Quand elle regarda de nouveau le général, il vit que ses yeux étaient humides.

— Je vais vous répondre, lui dit-elle de sa voix qui tremblait un peu. Aussi bien je ne sais pas mentir et je veux vous dire toute la vérité. J’ai aimé et j’ai été aimée une fois dans ma vie, j’avais vingt ans. Mais celui que j’avais choisi et en qui j’avais mis toute l’espérance de ma vie, m’a oubliée et en a épousé une autre…

— Ah ! c’est mal ! s’écria M. de Morlaines. C’est presque un crime…

— Il faut être indulgent, reprit plus doucement encore Marie Deltour dont le visage s’éclaira d’une expression de charité radieuse. J’étais pauvre… il était riche. Il était ambitieux, son intelligence lui donnait ce droit… son père combattit son penchant. Il résista longtemps, puis il comprit ou crut comprendre que nous n’étions pas nés l’un pour l’autre… Un jour il m’a dit adieu en me suppliant de lui rendre ma parole, me déclarant, d’ailleurs, que si je l’exigeais, il tiendrait ses serments… Je mis ma main dans la sienne, et, le regardant bien en face, je lui dis : « Obéissez à votre père ! » Il partit, et je ne l’ai plus revu depuis…

M. de Morlaines mordait ses moustaches avec colère. Cette simplicité dans le sacrifice l’enthousiasmait et l’encolérait à la fois.

— Voici tout mon pauvre roman, reprit Marie. Je ne me marierai pas… ma résolution est prise… et bien prise, je vous assure.

Il y eut un moment de silence.

M. de Morlaines s’était assis de nouveau, enveloppant de son regard franc et honnête la tête charmante de cette enfant qui lui semblait héroïque… puis ses lèvres s’agitèrent, mais il n’en sortit aucun son.

Qu’avait-il donc à dire qui fût si pénible pour sa timidité ?… Quelques minutes se passèrent ainsi. Puis, comme prenant une résolution soudaine, M. de Morlaines plongea sa main dans sa poche, en tira son portefeuille qu’il ouvrit, y prit une lettre, et, la tendant toute dépliée à Marie Deltour :

— Lisez, je vous en prie… je n’ose parler… je suis un enfant !… mais promettez-moi de me répondre en toute franchise…

Marie était redevenue calme. De sa main passée sur son front elle avait écarté la douloureuse vision évoquée tout à l’heure. Elle prit la lettre…

— Si vous vouliez lire tout haut, dit le général, il me semble que j’aurais plus de courage…

Elle le regarda curieuse, un peu effrayée peut-être. Puis elle reporta ses yeux sur la lettre et se mit à lire.


« Mon cher et bien aimé père, était-il écrit, vous me comblez de joie en me consultant sur des projets qui sont pour vous d’un intérêt si grave et si touchant à la fois… vous pouviez agir sans me rien demander, et certes vous connaissez trop bien le respect et l’amour que je vous ai voués pour supposer que je ne me fusse pas incliné devant la décision prise. Mais puisque vous m’appelez à l’honneur de vous adresser mes humbles et affectueux avis, je vous répondrai avec toute la franchise que vous réclamez de moi…

« Je ne vous cacherai pas qu’au premier moment j’ai éprouvé une impression de pieux chagrin en songeant qu’à ce foyer où se tient l’ombre de ma mère chérie, une autre pourrait s’asseoir à son tour… mais lorsque connaissant toute la hauteur de votre conscience, toute la noblesse de votre cœur, j’ai relu, avec une respectueuse attention, le tableau que vous me présentez de votre solitude passée et de votre bonheur présent, j’ai apprécié que celle-là seule était digne de remplacer, auprès de vous, ma chère et vénérée mère, qui avait su vous inspirer, par son dévouement, par sa tendresse quasi-filiale, l’attachement profond dont vous m’envoyez l’expression noble et franche…

« Vous craignez, dites-vous, que ce mot de belle-mère ne m’effraie… si vous y consentez, j’y substituerai celui d’amie. Je vous veux heureux, et en ceci, vous êtes le meilleur et le plus sincère des juges… Elle est bien jeune, dites-vous ? Votre cœur a vingt ans, mon père, et vous êtes de ceux dont les années grandissent le caractère et affirment la bonté. Je vous le dis donc en toute sécurité, demandez à celle que vous aimez si elle consent à devenir et votre compagne et… mon amie. Elle n’aura point de fils plus affectueux que celui qui lui devra le bonheur de votre existence… Et pour terminer, mon père, puisque vous me demandez, en souriant, mon consentement à votre mariage, je vous le donne et vous supplie de remercier et de bénir, au nom de votre fils, celle qui a su réveiller en vous ces aspirations de bonheur et de tendresse. »


Cette lettre était datée de Shang-Haï et signée Georges de Morlaines.

Marie Deltour, tremblante, laissait glisser le papier entre ses doigts…

Le général, penché en avant, lui dit :

— Marie, voulez-vous vous appeler Madame de Morlaines…

La jeune fille résista. Elle le devait. N’était-elle pas pauvre, isolée ?… Ne l’accuserait-on pas de captation morale ? Elle songeait à Germaine dont le regard dur pesait parfois sur elle comme une menace.

Mais le général sut triompher de ses scrupules, de ses inquiétudes… Marie se rendit enfin, et deux mois s’étaient à peine écoulés que dans la modeste église de Vitry, M. le comte de Morlaines épousait Marie Deltour…

Près d’une année se passa, année de calme et de bonheur…

Quand, un jour, des cultivateurs passant sur la route virent appuyé, contre la muraille d’un jardin, un homme immobile… Le jour venait de se lever… Ils s’arrêtèrent surpris, puis se décidèrent à sapprocher… L’un d’eux toucha l’homme qui tomba lourdement à terre, tandis qu’un pistolet s’échappait de sa main crispée…

Cet homme avait le crâne traversé d’une balle. C’était le comte de Morlaines… mort !