P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 84-88).


LETTRE CXXXI.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Mon oncle m’a fait écrire au Marquis sous sa dictée, pour l’engager à venir ici ; n’admirez-vous pas, ma chère amie, comme mes parens conspirent en quelque sorte pour lui, et, le dirai-je, contre moi ; j’ai beau faire, ils déjouent tous mes plans, contrarient mes plus sages résolutions : en vérité, je suis tentée de croire au fatalisme, et de m’abandonner à ma destinée. Le Marquis malgré sa douleur ayant cédé aux instances du Commandeur, est arrivé ici avec la Duchesse. Il est changé comme s’il avait été six semaines malade, son abattement est extrême ; cependant il fait effort pour prendre part à la conversation, et cette contrainte, qui l’empêche de se livrer à ses regrets, lui est salutaire. Sa situation me touche infiniment, j’éprouve moi-même une sorte de terreur, en me trouvant près d’un homme dont le père a eu une fin si affreuse ; sa vue semble me rapprocher de l’événement, et malgré moi mon imagination m’en retrace les horribles circonstances. La Duchesse est occupée de lui, et emploie une extrême adresse pour ne pas favoriser, ni trop contrarier ses mélancoliques dispositions ; elle évite de prendre le rôle de consolatrice, semble souvent ne pas faire attention à lui, et ne le perd jamais de vue ; enfin elle a tous les ménagemens que peut dicter un grand intérêt, joint à une délicatesse exquise de sentimens, et une grande connaissance du cœur humain. Sa douleur, m’a-t-elle dit, ne peut être au fond très-forte, parce qu’il a peu vécu avec son père ; sa perte n’est donc pas pour lui une grande privation, et ses regrets tiennent à des idées de devoir et à la reconnaissance ; c’est le genre de mort, ce sont ses détails affreux qui ravagent son imagination et aliènent presque son esprit. S’il n’en parle pas, dit-elle, s’il s’efforce d’écouter des discours indifférens, s’il n’entend pas parler des affaires de France, les sombres idées qui le dominent s’affaibliront. La douleur qui naît d’un profond sentiment est bien plus difficile à calmer. C’est son esprit qui est malade bien plus que son cœur. Ces raisonnemens me paraissent convaincans, et me font espérer que le Marquis ne sera pas long-temps dans une aussi triste situation. Il montre une extrême sensibilité pour les plus légers témoignages d’interêt que je lui donne. L’abattement de son ame se montre dans les plus petites choses, si je le regarde, avec intérêt, les larmes lui viennent aux yeux, et hier, s’étant empressé de ramasser mon gant, il m’a pris la main en me le rendant, et la sienne tremblait. Venez nous voir, ma chère Émilie, venez contribuer à la guérison d’un malade qui vous est fort attaché ; vous avez conjuré contre lui par amitié pour moi, hélas ! le malheureux n’est pas à craindre à présent. Adieu, ma tendre amie, mon unique amie.

P. S. Je vous renvoie la lettre du cher Baron ; je le conçois bien en vérité, lorsqu’il dit, qu’il craint de devenir poltron par l’attachement qu’il a pour une vie que vous devez embellir.

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