L’Émigré/Lettre 127
LETTRE CXXVII.
au
Président de Longueil.
Le coup était porté, mon cher Président,
au moment de l’arrivée de votre
dernière lettre, le Marquis avait été
le matin au cabinet littéraire de
Francfort, et là il avait lu les détails
affreux des derniers momens de son père ; il est revenu chez moi comme
égaré, et pouvant à peine parler ; j’ai
envain essayé de calmer son désespoir,
en lui représentant que la mort lui
avait dérobé le spectacle des horreurs
que la barbarie avait exercées sur un
être inanimé ; mais cette circonstance
semble au contraire ajouter à sa douleur,
par l’idée que l’a mort même
n’a pu sauver son père de la rage révolutionnaire.
Je vous avoue que
j’éprouve aussi le même effet ; on est
habitué à un certain respect pour les
morts, et les indignités qu’on exerce
sur leurs restes inanimés, nous inspirent
une horreur extrême. J’ai voulu
engager notre malheureux ami à rester
avec moi, et à habiter pendant quelques
jours une petite chambre de mon
humble demeure ; il a voulu partir absolument,
pour retourner à son hermitage ;
mais je ne souffrirai pas qu’il reste seul abandonné à sa douleur, et
je me rendrai demain auprès de lui.
La cruauté semble chaque jour prendre
en France de nouvelles forces, il
n’est point de villes qui n’ait l’abominable
ambition d’imiter les fureurs
de la Capitale. Je tremble pour ma
grand’mère qui est demeurée à Paris ;
vous connaissez mon respect pour elle,
et mon tendre attachement ; ses quatre-vingts
ans ne seront pas un motif d’indulgence
pour les tigres de la France.
La mort du comte de St. Alban renouvelle
et augmente toutes mes terreurs
pour elle, ainsi que pour quelques
autres personnes qui me sont chères.
Adieu, mon cher Président, je vous
donnerai des nouvelles de notre ami,
que je quitterai le moins qu’il me sera
possible : vous connaissez les sentimens
d’estime et le tendre attachement que
je vous ai voués pour jamais.