P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 71-74).


LETTRE CXXVI.

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Le Président de Longueil
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous devez être instruite, madame la Duchesse, de la triste nouvelle que j’ai été chargé d’annoncer à un homme que nous aimons tous deux avec une égale tendresse, il ne paraissait pas possible qu’il y eût rien à ajouter au déplorable événement dont je lui ai fait part, mais la barbarie du dix-huitième siècle et du peuple le plus féroce, n’a point de terme où elle s’arrête. Le malheureux comte de St. Alban voyait avec plaisir les progrès d’une maladie qui allait le dérober à la cruauté révolutionnaire ; mais la nature l’avait en vain condamné, la Convention lui a envié sa mort ; que vous dirai-je ? il a été amené à Paris et jugé sans qu’il ait pu entendre son arrêt, vainement prononcé à un homme expirant. Lucain voulant peindre le dernier excès de la barbarie, dit en parlant d’enfans innocens immolés au berceau, sed satis est potuisse mori ; c’est assez d’avoir une vie à perdre. La Convention l’emporte, elle supplicie ceux qui sont sans vie. Le Comte a été traîné sans connaissance à l’échafaud, et avait cessé de vivre avant que la hache l’ait atteint. Je frissonne d’horreur à ce récit, et je l’épargnerais à votre sensibilité, s’il n’était intéressant d’en dérober les affreuses circonstances au fils du malheureux Comte. Tâchez donc, madame la Duchesse, d’éloigner de lui les papiers publics, afin qu’il ignore, s’il est possible, la déplorable destinée de son père ; sa mère a été sa victime des affreux spectacles de la Révolution ; deux de ses proches parens ont été immolés à ses fureurs, et la mort affreuse de son père ajoutée à tant de désastres, fait de notre jeune ami un des hommes les plus infortunés. Je n’ajouterai rien au triste récit que contient cette lettre, car mon esprit éprouve un affreux bouleversement d’idées. Adieu, ma chère et unique amie ; combien il me tarde de vous joindre pour ne jamais vous quitter ! La goutte me retient toujours dans mon lit, mais l’accès est sur sa fin, et j’espère en être délivré d’ici à quelques jours ; ce ne sera jamais assez tôt.

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