L’Émigré/Lettre 128
LETTRE CXXVIII.
à la
Cesse de Loewenstein.
Vous désirez, madame la Comtesse, que je vous donne des nouvelles de mon malheureux cousin, il est d’un abattement extrême, et sans cesse son esprit est assiégé des plus sinistres idées. J’ai beau vouloir ne pas le quitter, il s’échappe et s’enfonce dans la forêt, d’où il ne revient que bien tard, et les plus noirs pressentimens s’emparent de moi, lorsque son absence se prolonge. Monsieur le Commandeur est venu le voir deux fois, et mon cousin a paru très sensible aux marques sincères de son amitié. Monsieur se Commandeur lui a proposé d’aller passer quelques jours à Lœwenstein, et la crainte de le désobliger à empêché le Marquis de le refuser, mais il aura de la peine à se déterminer : il me répète sans cesse que l’aspect de la douleur ne peut qu’être importun. Madame la Baronne de *** est venue aussi nous voir, et a fortement pressé le Marquis de venir passer quelques jours chez elle ; il y a toujours assez de monde, et c’est une raison de plus pour me faire désirer qu’il cède à ses instances : il est bon je crois, quand on est dominé par un chagrin violent, de se trouver avec des personnes qu’on considère, et en la présence desquelles on est forcé de se contraindre un peu. Le Marquis ne se gêne pas avec moi ;
il m’interrompt et me quitte sans façon,
il est enfin comme s’il était
seul ; mais avec d’autres personnes il
s’efforcerait par politesse d’écouter la
conversation, et finirait par y prendre
part ; enfin il n’aurait pas la liberté
de manger à la hâte, de quitter la
table, et de s’abandonner si facilement
à ses tristes réflexions. On ne
peut attaquer de front les sentimens
profonds, il faut user de ruse, et
opérer le plus naturellement possible
des distractions. Vous êtes heureuse,
madame la Comtesse, au milieu d’une
famille qui vous chérit, et je me reprocherais
de noircir votre imagination
par cette triste lettre, si je ne savais
que la sensibilité a besoin de s’exercer,
et préfère à une indifférence apathique
les objets même qui lui procurent de
douloureuses affections. Je continuerai à vous donner des nouvelles du Marquis,
et ce sera toujours pour moi un grand
plaisir que de vous renouveler l’assurance
de mon très-tendre attachement.