L’Émigré/Lettre 114
LETTRE CXIV.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
Le Marquis refuse, ma chère Émilie ;
lisez la lettre de mon oncle que je joins
ici, et tâchez d’excuser auprès de vos
amis, un refus qui ne doit avoir rien
d’étonnant à leurs yeux. Je juge
d’eux par mon oncle qui ne désapprouve
pas le Marquis. Croyez-vous, mon
Émilie, que l’attachement du Marquis
à son nom soit son véritable motif ?
je suis tentée de le désirer, pour n’avoir
pas à me reprocher d’être le
principe de son malheur, si la fortune continue à le maltraiter, mais il a
tant de justesse dans l’esprit, il est tellement
supérieur aux illusions de la
vanité, qu’il est bien difficile de croire
qu’il ait pu mettre dans la balance la
fortune, et quelques syllabes ; au reste
il a des espérances très-fondées d’un
sort passable ; son père vit, ses biens
ne sont pas confisqués, et il doit lui
faire passer des fonds considérables ;
s’il n’a pas la grande fortune qui lui
était assurée sans la Révolution, il aura
de quoi se soutenir honorablement, et
avec son nom, de la valeur, une bonne
conduite, il n’est rien à quoi il ne
puisse prétendre dans un pays on dans
un autre. Puisse-t-il être heureux
autant qu’il le mérite, c’est le vœu
que je forme du plus profond de mon
cœur, et c’est celui de tous ceux qui le
connaissent ; vous en conviendrez, ma
chère Émilie, et l’offre que lui a faite le comte d’Ermenstein en est la
preuve. Que n’ai-je une sœur, mes
parens la lui offriraient, et nous jouirions
tous avec une extrême satisfaction
de sa société. Adieu, ma chère
amie.
P. S. Je rouvre ma lettre pour vous dire que le Marquis est venu ici, il y a une heure, et qu’il n’a parlé de rien. Ma mère a dit quelque chose d’indirect sur la proposition qui lui a été faite. et il a trouvé le moyen d’éluder la réponse, en détournant la conversation ; il a porté sur moi un regard de sensibilité qui m’a touchée et embarrassée.
