L’Émigré/Lettre 115
LETTRE CXV.
au
Président de Longueil.
Vous recevrez par le courrier, Monsieur,
une lettre de mon cousin, qui
vous apprendra tout ce que la fortune
a voulu faire en sa faveur. Il n’a tenu
qu’à lui de retrouver en terre étrangère
une partie des avantages qu’il
a perdus, et il en fait le sacrifice à
une passion qui n’est soutenue d’aucun
espoir et le domine entièrement ; la
condition qui lui a été imposée de
prendre le nom d’Ermenstein n’est certainement pas le motif qui a dicté
son refus ; il aime, il adore la comtesse
de Loewenstein, il lui serait
impossible de rendre des soins à une
autre femme, et le serment du mariage
lui paraîtrait un parjure envers
l’amour. L’estime infinie que j’ai pour
la Comtesse, objet de sa malheureuse
passion, m’a fait craindre quelques
momens qu’elle ne fût compromise
par le refus du Marquis, dont on
chercherait à pénétrer les causes ;
mais les préjugés de la noblesse Allemande,
son entêtement des titres,
et des noms antiques, ont détourné
l’attention du véritable motif, et l’on
approuve également et le comte d’Ermenstein
qui prétend qu’on anéantisse
en quelque sorte un nom pour
faire vivre le sien, et le Marquis,
dont le noble orgueil préfère l’indigence
au sacrifice de son nom. Tous deux ont raison aux yeux qui s’extasient
devant des arbres généalogiques,
et cette aveugle manie dérobe la Comtesse
à la malignité : je crois qu’elle
n’est pas la dupe de la raison que le
Marquis allègue, et qu’au fond de
son cœur elle jouit d’une satisfaction
qu’elle s’efforcera d’y renfermer ; mais
aussi quelles doivent être ses inquiétudes
en songeant à la situation du
Marquis, aux privations, à la misère
même qui le menacent ; l’amour peut
dédommager de tout, et changer les
chaumières en palais ; mais c’est l’amour
heureux, et la vertu interdit
à la Comtesse d’accorder la plus faible
consolation. Je plains le Marquis,
Monsieur, et ne lui ai point fait de
reproches, il est aussi inutile de lui
dire de modérer sa passion, qu’à un
homme qui a la fièvre d’en réprimer
les ardeurs. Ce sont des remèdes qu’il faut chercher, et je n’en vois
pas de meilleur que de l’éloigner
de la Comtesse, et de l’arracher à
la domination d’une aussi vive passion
par l’empire de quelqu’autre profond
sentiment ; vous connaissez son attachement
à la monarchie, son dévouement
à l’infortuné rejeton de tant
de Rois ; eh bien ! Monsieur, il en
faut profiter, et pour son bien et pour
celui de cette grande cause qui a
besoin de fidelles et ardens défenseurs.
Pressez le Vicomte de…
votre ami de lui procurer de l’emploi
dans l’armée de Condé ; le Marquis
malgré son amour volera auprès du
digne descendant du grand Condé,
et le désir de la gloire, les fatigues,
les dangers serviront de contre-poids
à la passion qui le domine ; voilà,
Monsieur, suivant moi le remède le
plus efficace à employer pour notre ami, et je vous conjure de vous en
occuper promptement. Adieu, Monsieur,
c’est toujours pour moi un
grand plaisir que de vous renouveler
l’assurance de mon tendre, ancien et
éternel attachement.