L’Émigré/Lettre 112
LETTRE CXII.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’ai fait part, ma chère Émilie, à ma
mère et à mon oncle de votre lettre,
et ils ont applaudi à la généreuse résolution
du comte d’Ermenstein : je
lui envie, a dit mon oncle, la satisfaction
de faire la fortune d’un aussi
brave homme, et j’ai regretté plus
d’une fois de n’avoir pas une fille ou
une nièce à marier. Mon oncle va à
Francfort et il parlera à la Duchesse.
Ma mère et lui n’ont pas élevé le plus
petit doute sur le consentement du Marquis, et ils se livrent à la joie de
le voir heureux et à l’agréable idée de
vivre avec lui. Pour moi je vous avoue
que j’ai craint quelquefois de n’avoir
pas l’air aussi satisfaite, et alors je
faisais effort pour me monter à leur
ton ; la crainte d’un refus, et les commentaires,
qui en seront la suite affectaient
mon esprit. Mon mari est entré
à la fin de la conversation, on lui a
fait part du sujet que l’on traitait, et
la satisfaction qu’il a montrée est une
preuve que nos conjectures sont fondées ;
car il n’aime pas assez le Marquis
pour être sensible à ce qui lui arrive
d’heureux. C’est demain, pas plus
tard, que mon oncle parlera à la
Duchesse, et dans trois ou quatre jours
nous saurons la décision du Marquis ;
les craintes que vous avez de son refus
me troublent ; mais en y réfléchissant
elles se dissipent un peu ; les avantages qu’on lui offre sont si grands,
sur-tout dans sa position ; il a vu la
jeune Comtesse et m’en a parlé avec
éloge ; une passion quelque violente
qu’elle soit, lorsqu’elle est privée de tout espoir, peut-elle aveugler
au point de se refuser au sort le plus
heureux ; et si je consulte la raison, si
je lui accorde quelque empire, elle
doit arrêter sur le bord du précipice
celui que la passion entraîne. Cependant,
vous le dirai-je, ma chère amie,
hier au soir en m’occupant de cette
affaire, je me supposais en pareille circonstance,
je me voyais pauvre et délaissée,
mon cœur en même temps dominé
par la plus violente passion, et
je sentais que les plus grands avantages
me seraient vainement offerts, s’il
fallait les acheter par un mariage ;
mon consentement me paraîtrait une
véritable infidélité, et chacune des familiarités que le mariage autorise
autant d’outrages à l’amour. Comment
le cœur tout rempli d’un autre, peut-on
sans fausseté se permettre les plus petits
témoignages d’affection, que les
liens du mariage changent pour celui
qui les reçoit en preuves d’amour ?
Comment, me disais-je, se résoudre
à la nécessité de tromper, ou à celle
de rendre quelqu’un malheureux ?
Enfin si mon amour est connu de la
personne qui l’inspire, n’est-elle pas
en droit de regarder tout ce que je lui
ai dit comme des mensonges ; mes regards
passionnés, mes gestes, mes manières,
comme le produit d’un habile
artifice. Mais laissons ma façon de penser
et de sentir, lorsqu’il est question
des hommes ; ils ne sont pas capables
des mêmes délicatesses, croyez que le
Marquis, et je le souhaite bien vivement,
acceptera les brillantes et flatteuses proportions de mon oncle ;
ce n’est pas que je le croie faux ; mais
les hommes le sont tous en quelque
sorte, par cette habitude de galanterie
qui est l’imitation et le jargon de
l’amour, et le goût du plaisir est leur
suprême loi. Il n’en est pas ainsi de
la femme honnête ; elle ne sépare jamais
le plaisir d’avec l’amour. Je cherche,
hélas ! en quelque sorte, querelle
aux hommes pour y envelopper
le Marquis, mais je crains bien qu’il
ne soit que trop à distinguer parmi
eux ; je crains, que ses sentimens ne
se rapprochent trop des miens ; alors il
refuserait, et quel serait mon chagrin,
ma chère amie, de voir que dans tous
les sens je suis entraînée à le rendre
malheureux ? Il aurait sans moi accepté
ce que lui offre la fortune : sans
moi les malheurs de son pays seraient
sans effet pour lui, et le plus grand qu’il aurait éprouvé serait donc de
m’avoir connue. Cette idée me trouble
à l’excès, et je ne sais en vérité ce
que je dois craindre et désirer. Après
demain le Commandeur nous rendra
compte de sa négociation ; vous en serez
instruite aussitôt. Adieu, mon Émilie,
vous avez moins besoin que jamais,
en ce moment, de votre pénétration
pour lire dans un cœur qui s’ouvre
à vous entièrement, ma tendre amie.
