P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 214-221).
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LETTRE CXI.

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Melle Émilie
à
La Cesse de Loewenstein.


Je suis chargée, ma chère Comtesse, d’une singulière commission, dont le succès peut mettre fin à vos embarras ; ce qui m’empêche d’entrer dans aucun détail sur votre dernière lettre. Le destin vient à votre secours, à celui du Marquis, il arrange tout pour le mieux et de la manière la plus imprévue ; écoutez-moi, ma chère Comtesse, et vous verrez si j’ai tort. Nous avons été invités hier à dîner chez le comte d’Ermenstein, frère du respectable Prévôt du chapitre, et contre l’ordinaire il n’y avait que deux ou trois personnes ; après le dîner le Prévôt a été faire sa méridienne, ma mère a fait une partie avec le Comte et son aimable petite-fille, la partie finie, elles sont sorties, le Prévôt s’est réveillé et est venu nous joindre ; alors le Comte a dit : qu’on ne laisse entrer personne ; j’ai à vous parler nous a-t-il dit aussitôt, et je compte, ainsi que mon frère, et sur vos avis et sur vos bons offices. Vous savez combien j’aime ma petite-fille, elle est aimée de mademoiselle Émilie, et c’est ce que je puis dire de mieux en sa faveur : inclination modeste de ma part à ce flatteur compliment, sourire reconnaissant de ma mère, et se Prévôt a levé la main avec vivacité en signe d’approbation, s’écriant d’un ton affirmatif : oh ! cela est très-vrai. Le Comte a continué : ma petite-fille jouit d’une grande fortune, nous souhaitons qu’elle se remarie et je vous avouerai que nous voudrions faire son bonheur, et nous procurer dans l’époux qu’elle prendra une société agréable ; nous avons eu occasion de voir plusieurs fois chez vous, et chez l’aimable amie de mademoiselle Émilie, le Marquis de St. Alban, et il nous a inspiré un grand intérêt. À ces mots j’ai prévu sans faire un grand effort de pénétration la conclusion du discours et mon attention a redoublé : la naissance, l’esprit, la valeur, une figure avantageuse, des manières nobles et polies, tout cela se trouve dans le Marquis ; il est sans bien pour le moment, par l’effet d’un incroyable bouleversement, mais ce qu’il possède est plus rare, et plus distingué mille fois que la fortune, et il y a tout lieu de croire aussi qu’il rentrera quelque jour dans ses biens ; ces considérations m’ont fait naître l’idée d’engager ma petite-fille à lui donner sa main. Ici ma mère a levé les yeux au ciel, avec l’expression d’une extrême satisfaction, et je n’ai point paru moins contente. Si mon Émilie, était libre, a-t-elle dit, j’aurais pour elle la même idée. Eh bien ! a répondu le Comte, je suis enchanté d’avoir votre approbation, mettons les choses au pis, et supposons que le Marquis sera à jamais privé des biens qu’il possède en France ; ma petite-fille jouit aujourd’hui de vingt mille florins de rente, et après notre mort elle en aura autant au moins ; ce revenu n’est-il pas suffisant ? Je ne demanderai au Marquis que de prendre le nom d’Ermenstein, je crois que cette condition n’aura rien pour lui de désagréable, sur-tout dans un temps où la noblesse Française a perdu en quelque sorte son existence. Mais, a-t-il ajouté, vous me demanderez si je suis sûr que notre enfant approuvera ces dispositions, et elle y est trop intéressée pour que nous voulions la contraindre. Eh bien ! Mesdames, je crois être assuré de son consentement, et qu’il ne lui sera pas arraché ; je lui ai parlé plusieurs fois du Marquis sans affectation, et il m’a semblé qu’elle mettait quelque chaleur dans les éloges qu’elle en faisait ; mon frère a été plus loin, et lui a dit un jour, qu’on avait parlé du Marquis très-avantageusement en sa présence ; voilà comme je voudrais un parti pour ma chère nièce, ne pensez-vous pas qu’il serait propre à faire le bonheur d’une femme, si la fortune était jointe à tous les avantages qu’il possède ? Je pense a-t-elle dit que le défaut de fortune ne doit être un obstacle que pour la femme qui en serait également privée. Il a applaudi à sa façon de penser et a cru voir un rayon de joie briller dans ses yeux. Nous avons été de l’avis de la jeune Comtesse, et félicité le père et l’oncle des nobles sentimens qui leur avaient inspiré cette idée ; ils m’ont ensuite priée d’en conférer avec vous, et d’engager Madame votre mère et monsieur le Commandeur, à sonder les intentions du Marquis et à lui parler de ce mariage, comme d’une chose qui leur est venue en pensée d’après l’envie que le Comte d’Ermenstein a témoignée de voir sa petite-fille se remarier. Je me suis chargée avec un grand plaisir de la commission ; mais je leur ai dit que je croyais que l’affaire devait être entamée par le Commandeur, qui pourra se concerter avec la Duchesse. C’est à vous de l’engager à traiter cette grande affaire et cela ne sera pas difficile ; il aime le Marquis, désire de le voir heureux, et l’établissement dont il s’agit ne lui laisse rien à désirer. J’admire que de manière ou d’autre le destin vous force d’influer sur la vie du Marquis, et dans la circonstance présente ce serait pour y répandre le calme ; en considérant les choses sous un aspect ordinaire, je ne vois rien qui s’oppose au succès des vues du comte d’Ermenstein ; mais il est un aspect qui ne me laisse aucun espoir, et qui me fait craindre que la proposition même n’entraîne des inconvéniens… vous m’entendez, ma chère Victorine… un refus en effet de la part du Marquis paraîtra bien extraordinaire, comment imaginer qu’un homme affaibli par le besoin, et qui n’a que les plus vagues espérances pour le rétablissement de sa fortune, refuse une alliance qui lui procure au moment plus de vingt mille florins de rente, et la possession d’une jeune femme d’une figure agréable, d’un esprit doux et aimable, et d’un caractère qui la fait chérir de tous ceux qui la connaissent : quelle fortune pour un Émigré ! Il n’en est pas un qui ne l’envie ; quelle raison pourra donner le Marquis de la rejeter. On cherchera la véritable raison, voilà ce que je crains, et voilà ce que la Duchesse pourrait lui faire entrevoir. Adieu, ma chère Victorine, je suis entre la crainte et l’espoir ; avec quel plaisir j’apprendrais que le Marquis consent à n’être plus malheureux !

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