L’Émigré/Lettre 107
LETTRE CVII.

à la
Duchesse de Montjustin.
Il y a déjà quelque temps, Madame,
que je me suis aperçu des sentimens
de notre jeune ami ; la chaleur avec
laquelle il me parle de sa reconnaissance
pour madame de Loewenstein,
et les peintures qu’il m’en fait m’ont
mis dans sa confidence. Ce qui vous
étonnera, peut-être, c’est que malgré
la vivacité de la passion qui le
domine, et sans connaître celle qui
l’a fait naître, je suis assuré qu’il n’exagère pas. Ses traits sont en
quelque forte présens à mon esprit,
par la connaissance que j’ai des objets
propres à faire effet sur mon ami. La
beauté est moins pour la plupart des
hommes une harmonie sublime de proportions,
qu’une réunion de traits qui
leur présagent la volupté qu’ils cherchent.
Plus on a cédé à l’empire de
ses sens, et plus ils offrent à l’imagination,
sans qu’on s’en rende compte,
le genre de formes qui les flatte le
plus ; mais celui qui a su résister à leur
impétueuse ardeur, est différemment
affecté ; la beauté se présente à lui
sous des traits sublimes, qui peignent
la beauté de l’ame et pénétrent la sienne
d’un sentiment qui semble n’avoir rien
de matériel ; les déesses chez les uns
prennent des formes humaines pour
se livrer aux dérèglemens des sensations,
et chez les autres les mortelles semblent revêtir des formes célestes.
Le Marquis, par son application a su
échapper au désordre où vivent les
gens de son état ; le repos des sens
n’a donné que plus d’énergie à son
ame, et j’ai toujours pensé qu’il ne
pouvait être épris de la plupart des
femmes que l’on trouve belles ou jolies,
et qui n’inspirent que des désirs,
qu’on prend si facilement pour de l’amour ;
mais l’idée avantageuse, que
je me fais de la comtesse de Loewenstein
et le tendre intérêt que je
prends au Marquis, me font regretter
vivement, pour le bonheur de tous
deux, que le fort les ait fait se connaître ;
car ils ne peuvent se connaître
sans s’aimer.
Il serait digne de la vertu et du courage du Marquis de s’absenter ; vous n’avez pas la figure et l’âge de Mentor ; mais la sagesse a quelquefois paru sous les formes séduisantes qui vous distinguent : eh bien ! Madame, arrachez Télémaque de l’île enchantée, qu’il vienne passer quelque temps auprès de son ami, en attendant que, monsieur le prince de Condé accepte ses services : vos représentations auront plus d’effet que mes lettres, parce que vous êtes bien plus à portée que moi de juger des circonstances ; mais vous pouvez, madame la Duchesse, vous appuyer, s’il est nécessaire de mon avis. Faites-lui connaître que le bonheur de la Comtesse y est intéressé, que c’est pour elle qu’il s’immole ; un tel motif doit être puissant sur lui ; il donnerait sa vie pour elle, qu’il fasse plus, qu’il la quitte et qu’il vive.
