P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 200-203).


LETTRE CVII.

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Le Président de Longueil
à la
Duchesse de Montjustin.


Il y a déjà quelque temps, Madame, que je me suis aperçu des sentimens de notre jeune ami ; la chaleur avec laquelle il me parle de sa reconnaissance pour madame de Loewenstein, et les peintures qu’il m’en fait m’ont mis dans sa confidence. Ce qui vous étonnera, peut-être, c’est que malgré la vivacité de la passion qui le domine, et sans connaître celle qui l’a fait naître, je suis assuré qu’il n’exagère pas. Ses traits sont en quelque forte présens à mon esprit, par la connaissance que j’ai des objets propres à faire effet sur mon ami. La beauté est moins pour la plupart des hommes une harmonie sublime de proportions, qu’une réunion de traits qui leur présagent la volupté qu’ils cherchent. Plus on a cédé à l’empire de ses sens, et plus ils offrent à l’imagination, sans qu’on s’en rende compte, le genre de formes qui les flatte le plus ; mais celui qui a su résister à leur impétueuse ardeur, est différemment affecté ; la beauté se présente à lui sous des traits sublimes, qui peignent la beauté de l’ame et pénétrent la sienne d’un sentiment qui semble n’avoir rien de matériel ; les déesses chez les uns prennent des formes humaines pour se livrer aux dérèglemens des sensations, et chez les autres les mortelles semblent revêtir des formes célestes. Le Marquis, par son application a su échapper au désordre où vivent les gens de son état ; le repos des sens n’a donné que plus d’énergie à son ame, et j’ai toujours pensé qu’il ne pouvait être épris de la plupart des femmes que l’on trouve belles ou jolies, et qui n’inspirent que des désirs, qu’on prend si facilement pour de l’amour ; mais l’idée avantageuse, que je me fais de la comtesse de Loewenstein et le tendre intérêt que je prends au Marquis, me font regretter vivement, pour le bonheur de tous deux, que le fort les ait fait se connaître ; car ils ne peuvent se connaître sans s’aimer.

Il serait digne de la vertu et du courage du Marquis de s’absenter ; vous n’avez pas la figure et l’âge de Mentor ; mais la sagesse a quelquefois paru sous les formes séduisantes qui vous distinguent : eh bien ! Madame, arrachez Télémaque de l’île enchantée, qu’il vienne passer quelque temps auprès de son ami, en attendant que, monsieur le prince de Condé accepte ses services : vos représentations auront plus d’effet que mes lettres, parce que vous êtes bien plus à portée que moi de juger des circonstances ; mais vous pouvez, madame la Duchesse, vous appuyer, s’il est nécessaire de mon avis. Faites-lui connaître que le bonheur de la Comtesse y est intéressé, que c’est pour elle qu’il s’immole ; un tel motif doit être puissant sur lui ; il donnerait sa vie pour elle, qu’il fasse plus, qu’il la quitte et qu’il vive.

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