L’Émigré/Lettre 108
LETTRE CVIII.

à la
Duchesse de Montjustin.
Je me hâte de vous prévenir, madame
la Duchesse, que je suis obligé
de faire un voyage à Ham, qui durera
une quinzaine de jours ; je ne pourrai
donc point d’ici à mon retour,
recevoir notre ami, et c’est pour moi
une peine sensible. J’aurais eu beaucoup
de plaisir à le voir et j’aurais
tenté de rétablir quelque calme dans
son cœur agité par la première des
passions. Le chemin qui y mène m’est connu, et il est habitué à m’entendre
parler le langage de la raison. Ce
retard, au reste, n’est pas considérable,
et votre amitié pour lui et la
comtesse de Loewenstein vous suggérera
des moyens de le distraire, de
rendre moins fréquentes ses visites au
château. Pourquoi ne le feriez-vous
pas engager par l’amie de la Comtesse
à aller passer quelques jours à
Mayence ? il aurait le plaisir de s’entretenir
avec elle, si ce n’est de sa passion,
au moins de la personne qui en
est l’objet ; c’est quelque chose en
amour. Mais à propos d’amour il
faut que je vous parle d’une aventure
qui a quelque rapport avec ce sentiment.
Mon hôtesse qui est fort officieuse, lorsqu’il ne lui en coûte rien, m’a dit hier qu’il y avait dans la maison voisine une Française qui avait grand besoin de secours, et elle m’a engagé à aller la voir ; je l’ai suivie dans un misérable galetas où j’ai trouvé couchée sur un méchant lit, une jeune femme fort souffrante : mon hôtesse s’est empressée de lui annoncer qu’elle m’avait engagé à venir lui offrir mes services ; je lui ai demandé son nom et son état, et elle m’a ingénuement répondu qu’elle avait été danseuse d’un petit spectacle des Boulevards, qu’elle avait fait d’ailleurs un métier qui n’était pas fort honnête, et dont elle se repentait. Sur sa table était un petit crucifix assez bien travaillé auquel était attaché quelque chose qui était enveloppé de satin. Je considérai le crucifix et lui demandai, si ce qui y était attaché était quelque relique. Non, dit-elle, et ayant ôté le satin, elle me fit voir en s’attendrissant un petit portrait de Louis XVI. C’est bien le cas de dire avec Molière où la vertu va-t-elle se nicher ?
Si le spectacle de l’émigration déchire le cœur, il est aussi une source de réflexions profondes. On y voit souvent l’homme rendu en quelque sorte à son état primitif, et réduit à vivre de son industrie ; on voit développer un grand courage à des gens qu’on croyait faibles et pusillanimes ; mais on apprend aussi que les malheurs généraux, loin d’adoucir les hommes et de resserrer les liens de l’humanité, les mettent dans un état de rivalité qui dégénère bientôt en hostilité. Combien de fois depuis mon émigration, je me suis rappelé ces vers.
« Je crois voir des forçats dans un cachot funèbre
« Pouvant se secourir, l’un sur l’autre acharnés,
« Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés. »
Adieu, madame la Duchesse, je vous écrirai à mon retour ; prévenez notre ami de mon voyage et agréez mon fidelle et respectueux attachement.
