P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 193-199).
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LETTRE CVI.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


Madame la Comtesse,

Vous ferez étonnée de recevoir une lettre d’un malheureux à qui vous permettez avec tant de peine de vous voir quelquefois, et le désespoir seul pouvait me donner la hardiesse de vous écrire. Ma cousine m’engage à fuir loin de vous ; c’est votre intérêt, dit-elle, qui l’anime, qui la force à me donner ce rigoureux conseil. Il m’est donné trop subitement, et avec trop d’instance de m’y conformer, pour qu’il ne me soit pas évident que ma cousine n’a fait que remplir vos désirs. Quoi ! Madame, il ne vous suffit pas de ne pas répondre à mes sentimens ; il ne vous suffit pas que je sois sans espoir, il faut pour vous satisfaire que je sois loin de vous. Ma cousine me reproche de troubler votre repos ; et comment peut-il être troublé par un homme qui vous est indifférent ? Parmi les hommes qui vous font leur cour, trois ou quatre sont soupçonnés d’avoir pour vous des sentimens passionnés, et vous n’usez pas envers eux de la même rigueur. Si je connaissais moins votre ame généreuse, je dirais qu’on traite les malheureux avec moins de ménagement, et qu’on n’y regarde pas de si près lorsqu’on est importuné par un homme sans fortune et sans asile, par un malheureux étranger, à qui il doit être indifférent de vivre dans un lieu ou dans un autre. Depuis le moment où mon cœur oppressé n’a pu contenir l’explosion de ses sentimens, avez-vous eu, madame la Comtesse, à vous plaindre de moi ?… Que j’étais éloigné de la vérité !… je croyais que depuis ce temps vous me saviez gré de mes efforts pour cacher, non-seulement aux autres, mais à vous-même mes tourmens. Que vous traitez cruellement un homme à qui vous avez donné le nom de frère, et à qui vous n’avez à reprocher que de vous aimer plus que tous les frères n’ont jamais aimé ! Pourquoi combler la mesure d’un malheur que je dévorais en secret : votre rigueur me fait rompre le silence ; condamné sans retour je puis avouer tous mes crimes ; oui, Madame, cette passion, cet amour, dont je ne vous ai entretenue que quelques momens, me domine tout entier ; dans le désespoir où vos ordres me réduisent, prêt à vous perdre pour jamais, c’est une espèce de consolation pour moi de ne plus rien ménager, et, vous parlant pour la dernière fois, de vous dire que je vous adore… J’en profiterai pour vous le répéter mille fois. Depuis le premier instant que je vous ai vue, il ne s’en est pas écoulé un seul sans que vous fussiez présente à ma pensée, et j’ai perdu dès-lors jusqu’à l’idée des malheurs qui m’accablent : patrie, fortune, gloire, tout ce qui n’est pas vous n’a plus de prise sur mon esprit. Je croyais renaître, me trouver dans un autre monde, pendant le court espace de temps que j’ai passé à Loewenstein ; consolé par vous, soigné par vous, tout ce qui m’était arrivé jusque-là n’était plus qu’un songe fugitif : c’est auprès de vous seule que j’ai vécu, et pendant quelques jours j’ai vécu pour le bonheur : ce sera désormais pour le malheur ; mais ce sera par vous que je l’éprouverai et pour vous, si j’en crois ma cousine : m’envierez-vous encore la douceur que j’éprouve au milieu de mes maux par l’idée qu’ils viennent de vous ; ah ! puissiez-vous véritablement avoir besoin de mon absence ! avec quel empressement je vous obéirais, si j’avais à fuir une femme qui m’aime, si je me disais, elle prend des précautions contre elle-même, et si elle ne m’aimait pas elle me souffrirait auprès d’elle ! Ne croyez pas, au reste, Madame, que je me fasse une telle illusion ; non, non, je n’emporterai aucune consolation en vous quittant ; je ne me croirai jamais qu’importun et non dangereux.

Vous aviez bien peu de temps à attendre pour être délivrée de moi ; dans quinze jours, un mois au plus, je vous quittais pour me rendre à l’armée ; je vous aurais quittée pour un devoir sacré, et non forcé par la plus étrange rigueur ; loin d’avoir eu aucun reproche à vous faire, je serais parti dans la douce illusion d’être regretté de vous ; j’aurais été jusqu’à croire que vous m’aviez plaint quelquefois. Je partirai puisque vous le voulez ; mais que je sache au moins que vous le voulez. Que j’entende mon arrêt de votre bouche : me refuserez-vous encore cette grâce ? Je pourrai bien dire si vous me l’accordez, comme le maréchal de Biron lorsqu’on lui annonça que le roi permettait qu’il fût exécuté dans l’intérieur de la Bastille, quelle grâce !… mais n’importe, que je sache, Madame, par vous, qu’en partant je vous obéis, et que vous me savez gré de ma soumission ; je partirai aussitôt après. Qui m’eût dit, il y a peu de mois, que les malheurs de la plus affreuse révolution n’avaient pas épuisé toute ma sensibilité, et qu’il me restait encore des maux à craindre. Adieu, madame la Comtesse, j’attends vos derniers ordres, et vous offre l’hommage de mon profond respect.

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