L’Émigré/Lettre 104
LETTRE CIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Vous êtes bien sûre, ma chère Émilie
de ma soumission à vos sentimens ; je
ne parlerai pas à ma mère, je n’irai
pas en Westphalie, et vous avez par-conséquent
deviné ma réponse ; mais
aussi vous viendrez me voir le plus
souvent que vous pourrez. J’ai attendu
hier toute la soirée mon Émilie,
et mon espoir ne s’est évanoui qu’à
l’arrivée de votre exprès. Je suis
bien persuadée que l’incommodité de votre mère n’aura pas de suite ; mais
si elle continue j’irai à Mayence ; car
il m’en coûte trop d’être long-temps
sans vous voir : dans tous les momens
c’est un plaisir extrême pour moi, à
présent c’est un besoin. Mon cœur
est surchargé et semble ne pouvoir
renfermer tout ce qui l’agite, et l’inquiète.
J’envie quelquefois aux Catholiques
Romains, une pratique dont
nous nous moquons, c’est la confession.
Un homme me disait assez plaisamment,
que le désir d’occuper les autres,
et le besoin de parler de soi, amenaient
la plupart des femmes au confessionnal ;
mais indépendamment des motifs de la
religion, je crois que le cœur a plus
de part aux confessions que l’amour
propre ; notre ame fatiguée de ses
combats, éprouve souvent un besoin
d’appui contre sa faiblesse, et de consolations
dans une situation pénible. On désire s’épancher en liberté, parler
de ses maux, et c’est un soulagement.
Le confesseur devant lequel on est
prosterné n’est qu’un homme ; mais
on voit dans cet homme, un intermédiaire
entre soi et la divinité, il porte
la lumière dans notre esprit incertain.
Je me figure qu’en apprenant à se confier
dans ses forces, il les augmente
véritablement, et il apprend sans doute
aussi à s’en défier. Les sentiers du
cœur doivent lui être connus par
l’expérience, et il doit savoir faire
un-mélange habile de sévérité et d’indulgence,
et employer ce que la religion
a de touchant pour une ame
sensible. Une prière fervente nous
élève à Dieu ; mais la confession devient
un motif pressant de redoubler
de vigilance et de combattre de toute
notre force. Les personnes agitées
d’une grande passion sont sujettes à parler seules et cela prouve le besoin
de l’effusion de l’ame.
Le Marquis paraît depuis quelque temps abattu et mélancolique. Son état me fait de la peine ; un homme à qui je dois la vie, et encore plus, celle de ma mère, ne peut cesser de m’intéresser ; mais quel mélange de profane et de sacré contient ma lettre ; je serais tentée de la déchirer, si je ne prenais pas un sensible plaisir à me faire voir à vos yeux telle que je suis.
Je ne me rappelais pas que le Marquis avait écrit pour être employé à l’armée du prince de Condé, et d’après cela il est à présumer qu’il ne tardera pas à partir. Cette guerre ne finira-t-elle donc pas ? que je plains ceux qui ont à trembler pour leurs parens, pour leurs amis ; heureusement que mon Émilie est à présent sans alarmes ; la commission dont on a chargé le Baron est honorable ; mais sa gloire me touche moins que sa sureté et la tranquillité de ma charmante amie.