L’Émigré/Lettre 103
LETTRE CIII.

à
La Cesse de Loewenstein.
Vous ne partirez pas, ma chère amie,
c’est moi qui vous le dis, et c’est le
trouble où vous êtes qui vous inspire
cette pensée et vous fait oublier que
le Marquis ne peut encore rester long-temps
auprès de nous ; rappelez-vous
donc qu’il a écrit au prince de Condé
pour lui offrir ses services, aussitôt
qu’il a eu l’espoir de son rétablissement.
Je suis en outre instruite par
madame de Montjustin, qu’il doit
faire incessamment un voyage pour voir son ami le Président. Prenez donc
patience, ma chère Victorine ; personne
ne sent mieux que moi la délicatesse
des circonstances où vous êtes ;
la crainte d’être compromise par des
empressemens indiscrets, l’embarras
de nuancer ses expressions, de mettre
dans ses regards, dans ses manières
une mesure qui écarte la jalousie, ne
donne point de prise à la malignité ;
je sens que tout cela n’est pas sans
difficulté, envers un homme aimable,
qui a des droits à votre reconnaissance,
et que l’amitié de toute votre
famille pour lui, vous invite à aimer
et à voir sans cesse ; mais aussi quelle
femme plus éclairée que vous, plus
habituée à la réserve, plus faite enfin
pour triompher d’elle-même et en imposer
aux autres ! Je lis dans votre
cœur, ma chère amie, j’y lis…
quoi ? tout ce qu’il renferme… rassurez-vous, je lis aussi dans l’avenir
vos triomphes ; les anciens représentaient
la vertu sous la forme
d’une belle femme armée, ce qui
prouve qu’elle ne se signale que par les
combats. Point de confidence à votre
mère, et point de projet de départ,
ma chère amie ; j’irai d’ici à deux jours
causer avec vous à fond de tout ce qui
vous intéresse. Je vous quitte pour
écrire une longue lettre au Baron qui
me charge de le mettre à vos pieds ; je
quitte, comme disent les dévots, dieu
pour dieu quand je vais de ma chère
victorine au Baron.
