L’Émigré/Lettre 102
LETTRE CII.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je cède à votre avis, mon Émilie, et
ne parlerai pas à ma mère, comme je
l’avais en quelque sorte résolu ; je
prendrai un autre parti sur, mais hélas !
bien coûteux à mon cœur, puisqu’il
m’éloignera de vous. Monsieur
de Loewenstein qui compte dans
peu se rendre à une de ses terres en
Westphalie, n’ose pas me proposer de
faire ce voyage, je suis sûre de lui faire un grand plaisir en l’accompagnant ;
eh bien ; ma chère Émilie, je
lui proposerai de le suivre ; ce voyage
servira à me distraire ; je risque de
m’ennuyer, mais je serai calme, tandis
que la vue continuelle d’un homme
qui souffre pour moi, par moi, me met
au supplice. Depuis qu’il m’a fait connaître
son amour, les plus innocentes
marques d’affection de ma part semblent
lui donner de l’espoir ; que veut-il
de moi ? que je l’aime, que je lui
en donne l’assurance, je l’ai mille fois
assuré de ma reconnaissance et de la
plus tendre amitié ; mais un sentiment
si doux pour les cœurs innocens ne lui
suffit pas ; c’est le mot d’amour qu’il
faut prononcer… ah ! ma chère
Émilie, je crois sentir au trouble que
me fait éprouver quelquefois la présence
du Marquis que l’amitié, ce sentiment
si pur, si doux, n’est peut-être pas aussi suffisant pour mon cœur.
Qu’ai-je dit, ma chère Émilie, rassurez-vous
cependant, c’est de ma
part une crainte bien plus qu’une certitude,
mais quelque soit l’état de
mon cœur, et soit que ma raison combatte
des chimères ou des réalités, il
faut fuir sa présence ; je sens que cela
est nécessaire à mon repos, au sien.
Diriez-vous que telle est ma situation,
que le Marquis ne peut se présenter
à moi sous un aspect qui me satisfasse ;
paraît-il content, je suis effrayée, je
repasse avec inquiétude ma conduite
de la veille, et de la journée, et je
me demande si quelque chose dans
mes actions, dans mes discours, dans
mes regards lui a donné de l’espoir ;
paraît-il triste, rêveur, mon cœur est
douloureusement affecté de le voir
malheureux par moi ; il me serait si
doux de faire son bonheur ; combien, ma chère amie, une telle idée, ne
doit-elle pas transporter la femme
qui peut en toute assurance suivre les
sentimens, écouter la voix de son cœur ;
qu’il est flatteur d’avoir un tel empire,
et ce qui est encore plus, qu’il est
doux de pouvoir l’exercer ! Il faut
fuir, ma chère Émilie, voilà, mon refrain ;
il faut que je vous quitte pour
six semaines, deux mois, mon absence
aura apporté quelque changement
dans les habitudes du Marquis, et
votre amie sera plus calme.
Adieu, mon Émilie, que vous êtes heureuse ! tout est chez vous dans le plus parfait accord, sentimens, devoir, bienfaisance ; et ce qui ferait la honte d’une autre, fait la gloire de mon Émilie.
