L’Émigré/Lettre 098
LETTRE XCVIII.

à la
Duchesse de Montjustin.
Vous savez, madame la Duchesse, avec
quel empressement je me suis occupée
d’obtenir le pardon du Marquis, et de
rétablir le calme dans son esprit ; il
s’agit aujourd’hui du repos de la Comtesse,
de son bonheur peut-être, et
j’espère vous trouver aussi zélée pour
ses intérêts que je l’ai été pour ceux
de votre cher cousin. Des circonstances
dont je vous rendrai compte,
dans le cours de cette lettre, écrite dans le trouble, déterminent ma démarche
auprès de vous. Il y a déjà
long-temps que j’ai pensé que la vivacité
des sentimens du Marquis, et
pour parler nettement son amour, peut
devenir fatal au repos de mon amie.
Rien n’est en général plus facile à
une femme, que de se dérober aux empressemens
d’un homme, et d’opposer
la froideur et la sévérité à ses ardeurs
indiscrettes ; la singulière position où
se trouve la Comtesse ne lui permet
pas, non-seulement d’éloigner le Marquis,
mais même de le traiter froidement ;
la reconnaissance lui fait un
devoir de le traiter en toute occasion
d’une manière distinguée et amicale,
et elle semblerait ne pas chérir tendrement
sa mère, si elle ne prodiguait
pas les témoignages d’affection
à un homme qui lui a sauvé la vie :
combien cependant ces innocentes marques d’une amitié si naturelle ne
sont-elles pas dangereuses ! elles attisent
sans cesse dans le cœur de votre
parent, un feu dont il n’est pas toujours
le maître d’empêcher l’explosion :
le Comte de Loewenstein est
porté naturellement à la jalousie, et
s’il n’a pas vu sans inquiétude les
empressemens de nos bons Germains,
jugez de celle que doit lui faire éprouver
un jeune homme, qui joignant un
esprit agréable à toutes les grâces extérieures,
a su acquérir si jeune encore
une réputation de talent militaire, et
de valeur éprouvée, si propre à faire un
grand effet sur nous autres femmes
qu’on dit être sensibles à l’éclat et à la
célébrité. La jalousie du Comte est contenue
par ses égards intéressés pour
le Commandeur, il n’ose témoigner
son aversion pour un homme qui lui
est cher ; mais la Comtesse s’aperçoit quelquefois du déplaisir qu’il éprouve
lorsqu’on parle avec éloge de la personne
du Marquis ; lorsque sa mère
et le Commandeur s’entretiennent de
l’obligation qu’ils ont à son courage.
La Comtesse est donc forcée sans cesse,
Madame la Duchesse, de s’observer
afin d’éviter de donner de l’aliment
à l’amour de l’un, et à la jalousie
de l’autre. Si l’on supposait
que le cœur de la Comtesse n’est pas
demeuré tout à fait insensible au mérite
et aux agrémens du Marquis, si
elle avait à contenir ses propres sentimens…
vous sentez que sa situation
serait encore plus embarrassante.
Je ne dirai pas qu’elle puisse avoir des
combats à se livrer ; l’empire de la
vertu est trop bien affermi dans son
ame ; mais elle peut être inquiète,
elle peut craindre qu’un commerce
intime avec un homme aimable ne lui fasse faire trop de progrès dans son
cœur. Je parle à une femme d’esprit,
à une femme sensible et honnête, je
n’en dirai donc pas davantage, et je
suis persuadée qu’elle pense comme
moi, qu’il serait à désirer que le Marquis
s’éloignât pour quelque temps.
J’ai commencé ma lettre en disant que des circonstances particulières me déterminaient âme hâter de vous consulter, les voici, madame la Duchesse, et vous jugerez de leur importance. Hier nous avons eu à dîner la vieille comtesse de Lindorf, dont les aventures galantes ne vous sont pas tout à fait inconnues ; c’est une femme qui, par l’ascendant de l’esprit, par de bonnes œuvres multipliées, et par la considération que donne une grande naissance et la richesse, a su faire oublier sa conduite passée. La comtesse de Loewenstein s’est mise après dîner à son ouvrage, et madame de Lindorf a fait la conversation avec le Commandeur ; ils se sont entretenus de leur vieux temps et le Commandeur lui ayant dit : vous souvenez-vous d’une certaine dame qui disparut un beau jour avec son amant ; la famille voulut faire croire qu’elle avait été aux eaux ; mais on n’en fut pas la dupe. C’était une femme déterminée, que celle-là, et qui s’embarrassait peu du qu’en dira-t-on. La comtesse de Lindorf l’interrompit : paix, paix monsieur le Commandeur, lui dit-elle, cette femme n’a jamais eu qu’une grande passion qui a causé tous ses malheurs ; au lieu de la déchirer disons comme dans l’évangile : beaucoup de péchés lui seront pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé. À ces mots le comte de Loewenstein a fait une mine très-expressive, en regardant sa femme qui ne l’a pas vu ; mais elle ne m’est pas échappée. Le soir il m’a dit à la promenade, après une courte rêverie et à propos de rien : vous avez entendu la vieille Comtesse, sa morale n’est pas sévère, et pour peu qu’une femme aime bien, elle peut faire toutes les sottises qu’elle veut. Je me suis mise à rire pour éviter une plus ample dissertation. Le chagrin et l’inquiétude étaient dans mon cœur, pendant qu’un rire forcé était sur mes lèvres ; mais, madame la Duchesse, il faut tout vous dire, l’humeur de la Comtesse est changée depuis quelque temps ; on voit qu’elle s’efforce pour prendre part à la conversation, et deux fois je l’ai surprise dans son oratoire à des heures qu’il ne lui est pas ordinaire d’employer à la prière ; je l’ai surprise les yeux en larmes et je suis convaincue que fatiguée de sa position, elle s’adresse à Dieu pour en obtenir des consolations, et que sais-je, peut-être pour lui demander des forces. Vous savez combien cette femme estimable est attachée à ses devoirs, et quel empire a sur elle la religion ; voilà, bien des motifs qui doivent la rassurer ; mais en général, son système est de fuir le danger. Elle m’a annoncé qu’elle désirait faire un voyage en Westphalie avec son mari, pour se dérober aux empressemens du Marquis ; n’est-il pas plus naturel que ce soit lui qui s’éloigne. Il a fait des démarches pour être employé à l’armée de Condé. Mais il pourrait en attendant aller voir son ami le Président : donnez-lui de grâce ce conseil, avec tous les ménagemens que la circonstance exige ; il serait bien imprudent de faire connaître à la plupart des hommes qu’ils peuvent être dangereux ; mais le Marquis est trop honnête pour qu’on puisse avoir cette crainte avec lui. Adieu, madame la Duchesse, cette lettre ne vous apprendra rien peut-être, et si cela est, son effet n’en sera que plus décisif, parce que vous verrez que les choses que vous a fait prévoir votre pénétration, frappent à présent les yeux des autres, et qu’il est instant d’y apporter remède. Je vous recommande les intérêts de notre adorable amie, et vous assure d’une reconnoissance qui égalera, c’est tout dire, mon tendre attachement.
