P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 155-163).


LETTRE XCVIII.

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Melle Émilie
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous savez, madame la Duchesse, avec quel empressement je me suis occupée d’obtenir le pardon du Marquis, et de rétablir le calme dans son esprit ; il s’agit aujourd’hui du repos de la Comtesse, de son bonheur peut-être, et j’espère vous trouver aussi zélée pour ses intérêts que je l’ai été pour ceux de votre cher cousin. Des circonstances dont je vous rendrai compte, dans le cours de cette lettre, écrite dans le trouble, déterminent ma démarche auprès de vous. Il y a déjà long-temps que j’ai pensé que la vivacité des sentimens du Marquis, et pour parler nettement son amour, peut devenir fatal au repos de mon amie. Rien n’est en général plus facile à une femme, que de se dérober aux empressemens d’un homme, et d’opposer la froideur et la sévérité à ses ardeurs indiscrettes ; la singulière position où se trouve la Comtesse ne lui permet pas, non-seulement d’éloigner le Marquis, mais même de le traiter froidement ; la reconnaissance lui fait un devoir de le traiter en toute occasion d’une manière distinguée et amicale, et elle semblerait ne pas chérir tendrement sa mère, si elle ne prodiguait pas les témoignages d’affection à un homme qui lui a sauvé la vie : combien cependant ces innocentes marques d’une amitié si naturelle ne sont-elles pas dangereuses ! elles attisent sans cesse dans le cœur de votre parent, un feu dont il n’est pas toujours le maître d’empêcher l’explosion : le Comte de Loewenstein est porté naturellement à la jalousie, et s’il n’a pas vu sans inquiétude les empressemens de nos bons Germains, jugez de celle que doit lui faire éprouver un jeune homme, qui joignant un esprit agréable à toutes les grâces extérieures, a su acquérir si jeune encore une réputation de talent militaire, et de valeur éprouvée, si propre à faire un grand effet sur nous autres femmes qu’on dit être sensibles à l’éclat et à la célébrité. La jalousie du Comte est contenue par ses égards intéressés pour le Commandeur, il n’ose témoigner son aversion pour un homme qui lui est cher ; mais la Comtesse s’aperçoit quelquefois du déplaisir qu’il éprouve lorsqu’on parle avec éloge de la personne du Marquis ; lorsque sa mère et le Commandeur s’entretiennent de l’obligation qu’ils ont à son courage. La Comtesse est donc forcée sans cesse, Madame la Duchesse, de s’observer afin d’éviter de donner de l’aliment à l’amour de l’un, et à la jalousie de l’autre. Si l’on supposait que le cœur de la Comtesse n’est pas demeuré tout à fait insensible au mérite et aux agrémens du Marquis, si elle avait à contenir ses propres sentimens… vous sentez que sa situation serait encore plus embarrassante. Je ne dirai pas qu’elle puisse avoir des combats à se livrer ; l’empire de la vertu est trop bien affermi dans son ame ; mais elle peut être inquiète, elle peut craindre qu’un commerce intime avec un homme aimable ne lui fasse faire trop de progrès dans son cœur. Je parle à une femme d’esprit, à une femme sensible et honnête, je n’en dirai donc pas davantage, et je suis persuadée qu’elle pense comme moi, qu’il serait à désirer que le Marquis s’éloignât pour quelque temps.

J’ai commencé ma lettre en disant que des circonstances particulières me déterminaient âme hâter de vous consulter, les voici, madame la Duchesse, et vous jugerez de leur importance. Hier nous avons eu à dîner la vieille comtesse de Lindorf, dont les aventures galantes ne vous sont pas tout à fait inconnues ; c’est une femme qui, par l’ascendant de l’esprit, par de bonnes œuvres multipliées, et par la considération que donne une grande naissance et la richesse, a su faire oublier sa conduite passée. La comtesse de Loewenstein s’est mise après dîner à son ouvrage, et madame de Lindorf a fait la conversation avec le Commandeur ; ils se sont entretenus de leur vieux temps et le Commandeur lui ayant dit : vous souvenez-vous d’une certaine dame qui disparut un beau jour avec son amant ; la famille voulut faire croire qu’elle avait été aux eaux ; mais on n’en fut pas la dupe. C’était une femme déterminée, que celle-là, et qui s’embarrassait peu du qu’en dira-t-on. La comtesse de Lindorf l’interrompit : paix, paix monsieur le Commandeur, lui dit-elle, cette femme n’a jamais eu qu’une grande passion qui a causé tous ses malheurs ; au lieu de la déchirer disons comme dans l’évangile : beaucoup de péchés lui seront pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé. À ces mots le comte de Loewenstein a fait une mine très-expressive, en regardant sa femme qui ne l’a pas vu ; mais elle ne m’est pas échappée. Le soir il m’a dit à la promenade, après une courte rêverie et à propos de rien : vous avez entendu la vieille Comtesse, sa morale n’est pas sévère, et pour peu qu’une femme aime bien, elle peut faire toutes les sottises qu’elle veut. Je me suis mise à rire pour éviter une plus ample dissertation. Le chagrin et l’inquiétude étaient dans mon cœur, pendant qu’un rire forcé était sur mes lèvres ; mais, madame la Duchesse, il faut tout vous dire, l’humeur de la Comtesse est changée depuis quelque temps ; on voit qu’elle s’efforce pour prendre part à la conversation, et deux fois je l’ai surprise dans son oratoire à des heures qu’il ne lui est pas ordinaire d’employer à la prière ; je l’ai surprise les yeux en larmes et je suis convaincue que fatiguée de sa position, elle s’adresse à Dieu pour en obtenir des consolations, et que sais-je, peut-être pour lui demander des forces. Vous savez combien cette femme estimable est attachée à ses devoirs, et quel empire a sur elle la religion ; voilà, bien des motifs qui doivent la rassurer ; mais en général, son système est de fuir le danger. Elle m’a annoncé qu’elle désirait faire un voyage en Westphalie avec son mari, pour se dérober aux empressemens du Marquis ; n’est-il pas plus naturel que ce soit lui qui s’éloigne. Il a fait des démarches pour être employé à l’armée de Condé. Mais il pourrait en attendant aller voir son ami le Président : donnez-lui de grâce ce conseil, avec tous les ménagemens que la circonstance exige ; il serait bien imprudent de faire connaître à la plupart des hommes qu’ils peuvent être dangereux ; mais le Marquis est trop honnête pour qu’on puisse avoir cette crainte avec lui. Adieu, madame la Duchesse, cette lettre ne vous apprendra rien peut-être, et si cela est, son effet n’en sera que plus décisif, parce que vous verrez que les choses que vous a fait prévoir votre pénétration, frappent à présent les yeux des autres, et qu’il est instant d’y apporter remède. Je vous recommande les intérêts de notre adorable amie, et vous assure d’une reconnoissance qui égalera, c’est tout dire, mon tendre attachement.

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