P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 149-154).


LETTRE XCVII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’y ai bien réfléchi, ma chère Émilie, et je persiste dans le parti dont je vous ai fait part, tout extraordinaire qu’il soit ; il ne m’est pas possible d’interdire au Marquis de venir chez ma mère ; car je n’ai aucune raison de fermer sa maison à personne, et quand je l’aurais, ma famille n’aurait-elle pas lieu d’être surprise du changement de ma conduite envers un homme qui a sauvé la vie à ma mère. Vous me demanderez ce que je crains, et vous répondrez, direz-vous, de votre Victorine. J’ose croire que vous n’auriez rien à risquer ; mais si je ne redoute pas de me livrer à une honteuse faiblesse, et d’être précipitée dans le crime, je désire d’éviter la présence du Marquis sans faire aucun éclat, sans que mon oncle, mon père, mon mari s’en aperçoivent ; je désire d’éloigner toute occasion d’être seule avec lui ; enfin je veux avoir un confident sévère et indulgent tout à la fois, qui m’éclaire de ses conseils, qui me mette en garde contre, mon propre cœur, dont la présence m’en impose, qui surveille mon maintien, mes regards, qui m’avertisse de la familiarité de mes manières qui peut enhardir l’un ou éclairer les autres : voilà, ma chère Émilie, tout ce que je trouverai dans ma mère ; je la ferai lire dans mon cœur, et ne lui apprendrai peut-être rien. Que sais-je si je n’ai pas fait des imprudences qui m’ont compromise ! la réputation d’une femme tient à si peu de chose ; la malignité est si habile à pénétrer, si prompte à publier ses découvertes, si disposée à les exagérer ! Ma mère pourra changer le cours des conversations, surveillera les regards des autres comme les miens, et bientôt le Marquis se verra forcé à concentrer une passion qui s’éteindra enfin par un manque absolu d’alimens. Si j’avais le bonheur de vivre avec vous, mon Émilie, je ne hasarderais pas une telle confidence, vous suffiriez pour me préserver de tout danger ; mais dans la situation où je me trouve, je la crois nécessaire ; à chaque instant mon oncle, ma mère pressent le Marquis de venir ici, et font naître les occasions de me rapprocher de lui ; souvent ma mère s’absente, et m’expose au danger d’un tête à tête, enfin c’est elle, c’est mon oncle qui m’ont valu une déclaration : elle cessera de conspirer en quelque sorte contre moi, quand elle sera instruite sur ses sentimens et sur ma faiblesse. Vous avez tort de me comparer à la Princesse de Clèves qui se confie à son mari ; elle ne pouvait que le rendre malheureux par cette imprudente confidence, et devait craindre de trouver en lui au lieu d’un témoin éclairé et impartial, un argus inquiet dont la jalousie troublerait la vue. N’allez pas croire cependant, ma chère Émilie, que la violence de la passion me surmonte, et qu’une dernière étincelle de raison me fait avoir recours à un remède aussi extraordinaire ; mon esprit est facile à s’alarmer pour tout ce qui concerne ma réputation et mes devoirs, comme mon cœur pour les objets qui l’intéressent, et ils changent souvent tous deux, des chimères en réalités. Cette disposition craintive, jointe à mon entière confiance en ma mère m’ont suggéré cette idée. Je me reproche, quelqu’en soit l’objet, qu’il y ait, comme vous vous exprimez quelquefois, une case dans mon esprit ou mon cœur qui lui soit fermée. Ce n’est pas en sondant mon cœur que j’ai formé cette résolution ; mais d’après les empressemens de ma mère à voir le Marquis, à favoriser nos entretiens ensemble. Elle a de moi une trop haute idée, et rendant justice au Marquis, elle s’empresse de faire naître des occasions pour moi de causer avec lui, comme on se plaît à faire voir à un connaisseur un beau tableau qu’on est fier de posséder. Elle croit aussi qu’il y a beaucoup à profiter pour moi dans la conversation d’un homme, qui joint à un esprit supérieur, à une expérience qu’on n’acquiert qu’avec l’âge, la vivacité d’imagination de la jeunesse, et la chaleur que donne à l’ame la sensibilité ; et quant à cette dernière opinion, vous conviendrez je pense, avec moi, qu’elle ne se trompe pas. J’attendrai votre réponse avant de parler à ma mère ; j’y suis déterminée ; mais je me suis toujours si bien trouvée de vos conseils, que ce n’est pas sans répugnance que je me refuse à les suivre. Peut-être me présenterez-vous ma démarche sous des aspects qui ne m’ont pas frappée, et la combattrez-vous avec de nouvelles et plus fortes raisons.

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