L’Émigré/Lettre 097
LETTRE XCVII.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
J’y ai bien réfléchi, ma chère Émilie,
et je persiste dans le parti dont je
vous ai fait part, tout extraordinaire
qu’il soit ; il ne m’est pas possible
d’interdire au Marquis de venir chez
ma mère ; car je n’ai aucune raison
de fermer sa maison à personne, et
quand je l’aurais, ma famille n’aurait-elle
pas lieu d’être surprise du changement de ma conduite envers
un homme qui a sauvé la vie à ma
mère. Vous me demanderez ce que
je crains, et vous répondrez, direz-vous,
de votre Victorine. J’ose croire
que vous n’auriez rien à risquer ; mais
si je ne redoute pas de me livrer à
une honteuse faiblesse, et d’être précipitée
dans le crime, je désire d’éviter
la présence du Marquis sans
faire aucun éclat, sans que mon oncle,
mon père, mon mari s’en aperçoivent ;
je désire d’éloigner toute occasion d’être
seule avec lui ; enfin je veux avoir un
confident sévère et indulgent tout à
la fois, qui m’éclaire de ses conseils,
qui me mette en garde contre, mon
propre cœur, dont la présence m’en
impose, qui surveille mon maintien,
mes regards, qui m’avertisse de la
familiarité de mes manières qui
peut enhardir l’un ou éclairer les autres : voilà, ma chère Émilie, tout
ce que je trouverai dans ma mère ;
je la ferai lire dans mon cœur, et ne
lui apprendrai peut-être rien. Que
sais-je si je n’ai pas fait des imprudences
qui m’ont compromise ! la réputation
d’une femme tient à si peu
de chose ; la malignité est si habile à
pénétrer, si prompte à publier ses découvertes,
si disposée à les exagérer !
Ma mère pourra changer le cours des
conversations, surveillera les regards
des autres comme les miens, et bientôt
le Marquis se verra forcé à concentrer
une passion qui s’éteindra enfin
par un manque absolu d’alimens.
Si j’avais le bonheur de vivre avec
vous, mon Émilie, je ne hasarderais
pas une telle confidence, vous suffiriez
pour me préserver de tout danger ;
mais dans la situation où je me
trouve, je la crois nécessaire ; à chaque instant mon oncle, ma mère pressent
le Marquis de venir ici, et font naître
les occasions de me rapprocher de lui ;
souvent ma mère s’absente, et m’expose
au danger d’un tête à tête, enfin
c’est elle, c’est mon oncle qui m’ont
valu une déclaration : elle cessera de
conspirer en quelque sorte contre moi,
quand elle sera instruite sur ses sentimens
et sur ma faiblesse. Vous avez
tort de me comparer à la Princesse de
Clèves qui se confie à son mari ; elle
ne pouvait que le rendre malheureux
par cette imprudente confidence, et
devait craindre de trouver en lui au
lieu d’un témoin éclairé et impartial,
un argus inquiet dont la jalousie troublerait
la vue. N’allez pas croire
cependant, ma chère Émilie, que la
violence de la passion me surmonte,
et qu’une dernière étincelle de raison
me fait avoir recours à un remède aussi extraordinaire ; mon esprit est
facile à s’alarmer pour tout ce qui
concerne ma réputation et mes devoirs,
comme mon cœur pour les objets
qui l’intéressent, et ils changent
souvent tous deux, des chimères en
réalités. Cette disposition craintive,
jointe à mon entière confiance en ma
mère m’ont suggéré cette idée. Je
me reproche, quelqu’en soit l’objet,
qu’il y ait, comme vous vous exprimez
quelquefois, une case dans mon
esprit ou mon cœur qui lui soit fermée.
Ce n’est pas en sondant mon
cœur que j’ai formé cette résolution ;
mais d’après les empressemens de ma
mère à voir le Marquis, à favoriser
nos entretiens ensemble. Elle a de
moi une trop haute idée, et rendant
justice au Marquis, elle s’empresse de
faire naître des occasions pour moi
de causer avec lui, comme on se plaît à faire voir à un connaisseur un beau
tableau qu’on est fier de posséder.
Elle croit aussi qu’il y a beaucoup à
profiter pour moi dans la conversation
d’un homme, qui joint à un esprit
supérieur, à une expérience qu’on n’acquiert
qu’avec l’âge, la vivacité d’imagination
de la jeunesse, et la chaleur
que donne à l’ame la sensibilité ; et
quant à cette dernière opinion, vous
conviendrez je pense, avec moi, qu’elle
ne se trompe pas. J’attendrai votre réponse
avant de parler à ma mère ; j’y
suis déterminée ; mais je me suis toujours
si bien trouvée de vos conseils,
que ce n’est pas sans répugnance que
je me refuse à les suivre. Peut-être
me présenterez-vous ma démarche
sous des aspects qui ne m’ont pas
frappée, et la combattrez-vous avec
de nouvelles et plus fortes raisons.
