L’Émigré/Lettre 099
LETTRE XCIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je suis en peine, Mademoiselle, de
la santé de votre amie. Sans qu’il y
paraisse aucun dérangement sensible
à d’autres yeux, peut-être, qu’à
ceux d’une mère ; je vois dans son
visage l’altération d’une mauvaise nuit,
le nuage de la plus légère contradiction,
enfin je suis réellement plutôt
instruite qu’elle-même du plus petit
changement qu’elle éprouve. Depuis
que vous l’avez vue elle semble livrée
à une profonde mélancolie que votre présence avait paru suspendre, et
qu’elle cherche, à ce qu’il semble, à
vaincre. On voit que ses nerfs sont
en souffrance ; le bruit d’une porte la
fait tressailiir, et elle est souvent prête
à pleurer. J’ai tâché plusieurs fois
de l’engager à s’occuper de sa santé ;
mais elle me répond qu’elle ne sent
rien. Je lui ai demandé, si elle avait
quelque chagrin, et elle me dit que
non, et a peine en le disant à retenir
ses larmes. Son mari vieillit et devient
d’une humeur fâcheuse et contrariante,
il est peut-être en partie
cause de son chagrin. Hélas ! ce n’est
point le mari qui convenait à ma Victorine,
et j’ai appelé la raison à mon
secours pour me déterminer à faire
ce mariage : vingt-huit ans de plus
c’est une furieuse disproportion…
Le ciel jusqu’ici ne répond pas aux
vœux de la famille, qui a tout sacrifié au désir de se perpétuer. Quand je
vois un jeune homme qui a du mérite,
et dont l’âge se rapporte à celui
de ma fille, je ne puis m’empêcher
de faire un triste retour sur le passé,
et de songer que ma fille jouirait d’un
sort plus heureux. La nature a ses
lois et ses convenances, que l’on ne
contrarie jamais impunément. Le
marquis de St. Alban m’a donné
occasion de faire bien souvent ces réflexions,
et même pour mon propre
intérêt ; j’aurais dans un jeune homme
comme lui un fils tout à la fois, avec
un gendre. Je ne me flatte pas au
reste d’avoir pu trouver un homme
de ce mérite, ils sont rares dans tous
les pays ; mais j’en ai connu qui à
son âge avaient une partie de ses
qualités estimables. Ma fille a un
cœur fait pour éprouver tous les
sentimens que la nature inspire, croyez-vous qu’il ne sente pas le
besoin d’un tendre attachement ? J’ai
été pendant quinze années uniquement
occupée de mon mari qui est
plus sensible qu’il ne le paraît, et ce
sentiment répandait sur ma vie un
charme inexprimable ; il embellissait
mon habitation telle qu’elle fût ; j’étais
sûre de me trouver heureuse en rentrant
chez moi. Monsieur de Loewenstein
avait les mêmes goûts que
moi ; il aimait la danse, les spectacles,
c’était toujours ensemble que
nous goûtions ces plaisirs. Pour moi,
je crois Mademoiselle, que la vie pour
être heureuse doit être, suivant les
âges, remplie des sentimens dont la
nature a déposé le germe dans nos
cœurs. L’amitié dans le mien a succédé
à une affection plus vive, et
tout ce que mon cœur pouvait éprouver
de passionné, l’amour maternel l’a absorbé. Vous éprouverez, Mademoiselle,
cette succession naturelle de
sentimens, parce que vous êtes destinée
à un homme de votre âge, que
vous aimez ; bientôt l’heure de bonheur
sonnera pour vous. Il n’en
a pas été ainsi pour ma pauvre
Victorine ; la vanité a décidé de son
sort ; je crains que ce ne soit la
cause des nuages qui obscurcissent la
sérénité de son ame ; sur-tout si l’humeur
de son mari s’aigrissant encore,
comme j’ai lieu de le craindre, lui
fait éprouver dans l’intimité de leur
commerce, des contraintes, et fait
naître d’injustes querelles. Les
hommes ne voient pas arriver la
vieillesse avec moins de chagrin que
les femmes, et les agrémens qu’un
homme avancé en âge voit se développer
dans une jeune femme qui lui
appartient, lui font faire un triste retour sur lui-même ; le même objet
semble à la fois pour lui, un objet
d’envie et de jalousie. Parlez de
grâce à ma fille, Mademoiselle, votre
tendre amitié vous donne le droit de
l’interroger, de lui tout dire, et de
tout exiger d’elle. Je sais que vous
n’avez rien de caché l’une pour l’autre,
et je vous demande cependant, de ne
pas lui parler de mes inquiétudes,
du moins dans ce moment ; promettez-le
moi, et je suis bien sûre que
vous tiendrez parole. Adieu, Mademoiselle,
j’embrasse tendrement notre
Émilie.