L’Émigré/Lettre 084
LETTRE LXXXIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Vous m’auriez été d’un grand secours
hier, mon Émilie, et c’est à ma mauvaise
destinée qu’il faut attribuer la
petite indisposition qui vous a empêchée
d’être à la fête que nous a donnée
mon oncle. Il y a cinq ou six jours
que le Marquis de St. Alban nous
dit qu’il avait beaucoup aimé la danse,
et la Duchesse ajouta que son cousin
était célébré parmi les jeunes gens
pour les Allemandes. Mon oncle qui s’est piqué dans sa jeunesse d’être un
grand danseur, s’est fort étendu sur
ce sujet. J’étais invité à tous les bals,
a-t-il dit, et tout le monde se rassemblait
autour de moi quand je dansais.
Un jour sur-tout je me trouvai
figurer avec une belle dame, dont j’étais
épris, et qui me tenait rigueur :
jugez de son embarras, lorsqu’elle se
trouva entre les bras d’un homme à
qui elle ne permettait pas de lui baiser
la main, et que cet homme la serrait
tendrement, et contemplait tout à
son aise ses charmes ; je puis dire que
je la menai bon train, et ensuite se
tournant vers le Marquis : voilà, un
non parthener pour vous ma chère
nièce, et il ajouta : elle valse avec une
grâce, une vîtesse, c’est un vrai tourbillon ;
savez-vous bien, Marquis
qu’elle est femme à vous lasser. Le
Marquis répondit qu’il avait perdu l’habitude et presque le goût de la
danse, qu’il craignait de ne pas me
faire honneur, et tout de suite mon
oncle de dire : si je vous donne un
petit bal, ma nièce, ne serai-je pas
votre bon oncle par-ci, votre cher oncle
par-là ? car c’est une petite flatteuse
qui sait cajoler à merveille les gens,
quand elle a intérêt de leur plaire.
L’histoire de mon oncle me donna lieu
de songer aussitôt, que j’éprouverais
l’embarras de sa dame, et je lui répondis
froidement, que je serais toujours
à ses ordres. Il le récria sur
mon indifférence, et je m’empressai
d’ajouter que je ne me portais pas
trop bien depuis quelque temps, et
que j’aimerais autant que ce plaisir
fût différé. Cinq ou six jours se sont
passés, et mon oncle, avant-hier, me
dit à déjeuner, que j’avais un bon
visage, et ne songeant plus à ce qui s’était dit, j’ai répondu que je ne
m’étais jamais mieux portée. Nous
avons été dîner chez lui, comme nous
en avons l’habitude tous les jeudis ;
j’ai remarqué quelques signes d’intelligence
entre lui et ma mère, et qu’il
avait mis un de ses plus beaux habits
et sa croix de diamant, mais je n’en
ai pas cherché la cause ; il a joué un
peu plus long-temps que les autres
jours ; enfin à sept heures au lieu de
partir il nous a engagés à venir voir son
orangerie, dont il a fait une galerie.
Jugez de ma surprise en la trouvant
tout illuminée et remplie d’une très-brillante
assemblée. Une de ses vieilles
amies avait invité plusieurs personnes
à Francfort, et dans les environs, et
faisait les honneurs en nous attendant.
Nous avons été reçus au son de tous
les instrumens. Mon oncle a cru que
je serais comblée de joie, et il m’a fallu, pour ne pas lui déplaire, témoigner
une satisfaction que j’étais bien
éloignée de ressentir. La Duchesse
était auprès de moi, et le coup d’œil
le plus intelligent de sa part m’a fait
voir qu’elle sentait l’embarras de ma
position ; mon oncle n’a pas tardé un
instant à le redoubler en m’amenant
le Marquis pour ouvrir le bal avec
moi, nous avons commencé par un
menuet ; ce n’est pas une danse grave
que je redoutais, ainsi j’ai été pendant
tout le temps qu’elle a duré fort
à mon aise. Le Marquis au reste
danse très-bien ; mon oncle était ravi
et de lui et de moi, il faisait remarquer
à tout le monde sa bonne grâce
et la mienne, et semblait prendre à
tâche d’interpeller mon mari pour faire
louer le Marquis par lui. Les Allemandes
sont venues ; c’est la danse
favorite de mon oncle, et je n’ai pas tardé à me sentir entre les bras du
Marquis. Il était facile d’apercevoir
son trouble, et je crois qu’il mettait
pour s’étourdir, une rapidité extrême
dans tous ses mouvemens. On se
pressait autour de nous pour nous
voir danser, et l’on applaudissait
à tous deux ; mon oncle, sur-tout,
s’extasiait, ou criait bravissimo à tue
tête. Je ne saurais vous dire combien,
en débutant, je craignais une
danse qui donne tant de facilité à un
homme emporté par sa passion, de
faire connaître sensiblement ce qu’il
éprouve ; je pris le parti de songer
à toute autre chose, sans regarder
autour de moi ; mais une ou
deux fois je jetai les yeux involontairement
sur une glace et je ne
saurais vous dire ce que j’éprouvai.
lorsque j’y vis le Marquis me tenant
dans ses bras. C’était en vérité un frissonnement de terreur, mêlé cependant
de quelque douceur. Je lui dois
la justice de dire qu’il a été de la plus
parfaite et délicate discrétion ; les
mains qu’il pouvait appuyer naturellement,
il semblait les faire glisser
dans la crainte de me déplaire ; il
semblait s’efforcer de ne donner à ses
regards que la nuance et le genre de
plaisir que procure la danse : cependant
trois ou quatre fois, ils me parurent
remplis de la plus douce
ivresse. La Duchesse ne me perdait
pas de vue, et me dit à deux ou trois
reprises, vous devez trouver que mon
cousin danse bien, et il était facile de
deviner le véritable sens de cette louange.
Le bal a fini, je ne vous dirai
pas à ma grande satisfaction ; car le
Marquis ayant éloigné de moi toute
idée de crainte, je me livrais au plaisir
de la danse avec toute la vivacité que vous m’avez vue autrefois. Voilà,
ma soirée, ma chère amie ; si vous
étiez venue, vous auriez assuré encore
plus ma contenance ; vous auriez servi
de but à mes regards, pendant que je
dansais, nous aurions eu ensemble
de ces petites chuchoteries, auxquelles
ont recours les personnes embarrassées,
pour se distraire d’un spectacle qui les
trouble ; enfin vous m’auriez épargné
la moitié de la peine, parce que le
Marquis aurait dansé avec vous, au
lieu qu’il n’y avait que moi de force ;
mais hélas ! ma chère amie, le diriez-vous,
ce n’est pas au bal que j’ai été
le plus émue, le mouvement et le
bruit s’opposaient à toute réflexion,
et confondaient les émotions de l’ame
avec celles du corps ; mais lorsque
j’ai été dans mon lit, tout ce qui s’était
passé à cette fête, s’est représenté
à mon imagination, et le sommeil, loin de rétablir le calme dans mon
ame, m’a plongée dans un trouble
inconnu. Je me suis réveillée plusieurs
fois, effrayée de me trouver entre
les bras du Marquis, et je me
sentais dans cet état où l’on est comme
opressé violemment, et l’on s’efforce
envain de crier. Je me suis trouvée à
mon réveil, d’une langueur extrême :
ce bal, cette nuit seront long-temps
gravés dans mon esprit. Il faut prendre
un parti, ma chère Émilie, qui me dérobe
à de perpétuelles agitations ; si
les occasions que je veux éviter ne sont
pas dangereuses, comme j’ose le croire,
elles sont tourmentantes ; j’ai besoin
de l’absence ou d’un appui, non pour
moi, mais contre les autres. Adieu
pour aujourd’hui, mon Émilie.