P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 338-345).


LETTRE LXXXV.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


L’officier de votre régiment que vous avez chargé d’une lettre pour moi, me l’a remise exactement, mon cher et jeune ami, et nous avons causé ensemble du sujet dont elle traite. Vous n’êtes pas le seul devant qui l’on ait blâmé les Émigrés d’avoir quitté le royaume et abandonné le Roi ; mais ceux qui leur font ce reproche, ne songent pas à la position de ce monarque, à son caractère et à sa constante opposition à tout emploi de ses forces. Si l’on excepte le petit nombre des serviteurs attaches à sa personne, aucun de ceux qui avaient possédé des places n’avait d’accès auprès de lui, et n’était en droit de lui parler d’affaires ; ses ministres étaient subordonnés à Necker que son ambition et ses craintes rendaient dépendant de l’Assemblée. Le Roi paraissait faire volontairement le sacrifice de son autorité, et favoriser le nouvel ordre de choses qui s’établissait. Que faire en pareille circonstance, rester dans le royaume ? mais alors il fallait prêter des sermens qui répugnaient, et afficher des sentimens contraires à sa conscience ; il fallait même pour être en sureté prendre un rôle actif dans la Révolution ; le danger croissait de jour en jour et la fuite seule pouvait y dérober ; on aurait envain cherché à signaler son attachement pour le Roi, toute démonstration de zèle, intérieurement approuvée de lui, en aurait été blâmée publiquement, et pouvait préjudicier à ses intérêts, animer ses ennemis, redoubler leur surveillance. Qu’on se rappelle ce qui s’est passé le 28 Février 1792, et l’on verra s’il était possible de veiller même à sa défense. Un grand nombre de gentilshommes, d’officiers généraux, de gens de la plus haute naissance allaient chaque jour aux Thuilleries pour veiller à sa sureté. Le bruit s’étant répandu un jour que l’on avait formé pour le lendemain des projets contre sa personne, tous ceux qu’on lui savait dévoués furent avertis de se rendre auprès de lui à une heure indiquée pour s’opposer aux attentats qu’on avait lieu de craindre ; quatre cents gentilshommes pourvus d’armes cachées, se trouvent aux Thuilleries le lendemain. Le chef de la milice accourt du faubourg St. Antoine et exige du malheureux monarque, qu’il donne lui-même l’ordre à ses serviteurs de remettre leurs armes : ils obéissent en frémissant, et on les fait passer devant les satellites de la nation, qui les fouillent avec autant d’insolence que de brutalité, et plusieurs joignent des coups aux injures. Un maréchal de France, de quatre-vingts ans, un premier gentilhomme de la chambre sont renversés et meurtris de coups de crosses de fusil. Que pouvait-on espérer après cette fatale et honteuse journée, et quels moyens restait-il pour servir un Roi captif, dont les factieux dirigeaient tous les mouvemens et dictaient les réponses, un monarque qui était devenu entre leurs mains l’instrument de leurs attentats, et de sa perte ? Les princes avaient fui, par ordre même du Roi, hors du royaume ; c’était en quelque sorte un conseil donné à tous ceux qui pouvaient fixer l’attention, de chercher leur salut dans la fuite. Dès que les Princes furent établis à Coblence, ils attirèrent les regards de tous ceux que le zèle enflammait, et devinrent leur point de ralliement. Auprès d’eux se rendirent en foule des officiers, des gentilshommes, des magistrats, et plusieurs leur apportèrent une partie de leur fortune, pour le soutien de la cause royale ; enfin auprès d’eux se rassembla aussi un grand nombre de simples citoyens anoblis par leur zèle, et qui ont partagé tous les dangers auxquels la Noblesse est dévouée par état. C’était auprès des Princes qu’on devait espérer de servir réellement le Roi, près duquel on ne pouvait se rallier à Paris, et si le succès eût secondé les généreux efforts des Émigrés, il leur aurait valu l’admiration de leurs contemporains et de la postérité. Les magistrats, les financiers destitués de leurs emplois, les prêtres sans fonctions sont-ils à blâmer d’avoir cherché un asile hors du royaume, quand ils ne pouvaient, par leurs services, être utiles au Roi ; quand leur attachement à la monarchie les dévouait aux plus grands dangers, était la cause de l’incendie de leurs châteaux, de la dévastation de leurs biens ; quand aucune autorité enfin ne les protégeait. Du temps de la Ligue, le Roi était libre et ses partisans pouvaient se rallier auprès de lui, le royaume était resté dans son ancienne organisation, et les citoyens dans leurs divers emplois, pouvaient être utiles au monarque ; il y avait un Parlement resté fidelle au Roi, et des villes qui le reconnoissaient, où les Royalistes trouvaient un asile ; mais toute la France, à l’époque actuelle ayant levé l’étendard de la révolte contre la monarchie, et toutes ses formes ayant été détruites, l’administration s’est trouvée toute entière dans les mains des ennemis de la royauté. Ceux qui sont demeurés fidelles aux anciens principes, sans influence, sans emplois et sans accès auprès du monarque, ont gardé le silence faute d’appui. Par tout ont été établis des clubs révolutionnaires, qui ont été pour la propagation du fanatisme républicain, ce que les congrégations et les confrairies étaient autrefois pour celle de la religion, et aucun club royaliste n’a pu être formé, et contrebalancer le pouvoir des premiers. Le reproche que l’on fait aux Émigrés, dicté par l’insensibilité qui se refuse à tout sentiment généreux, ou par l’avarice, est destitué de tout fondement : si c’est à la Noblesse qu’il s’adresse ; elle est sortie de France pour servir son Roi et combattre pour lui ; si c’est aux citoyens des autres ordres, ils étaient inutiles à sa défense et avaient leur vie à conserver, et plusieurs ont mis aux pieds des Princes leur fortune. Adieu, cher ami, Vale et ama.

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