L’Émigré/Lettre 085
LETTRE LXXXV.

au
Marquis de St. Alban.
L’officier de votre régiment que vous
avez chargé d’une lettre pour moi,
me l’a remise exactement, mon cher
et jeune ami, et nous avons causé
ensemble du sujet dont elle traite.
Vous n’êtes pas le seul devant qui l’on
ait blâmé les Émigrés d’avoir quitté
le royaume et abandonné le Roi ; mais
ceux qui leur font ce reproche, ne
songent pas à la position de ce monarque,
à son caractère et à sa constante
opposition à tout emploi de ses
forces. Si l’on excepte le petit nombre des serviteurs attaches à sa personne,
aucun de ceux qui avaient possédé
des places n’avait d’accès auprès de
lui, et n’était en droit de lui parler
d’affaires ; ses ministres étaient subordonnés
à Necker que son ambition
et ses craintes rendaient dépendant
de l’Assemblée. Le Roi paraissait faire
volontairement le sacrifice de son autorité,
et favoriser le nouvel ordre de
choses qui s’établissait. Que faire en
pareille circonstance, rester dans le
royaume ? mais alors il fallait prêter
des sermens qui répugnaient, et afficher
des sentimens contraires à sa
conscience ; il fallait même pour être
en sureté prendre un rôle actif dans
la Révolution ; le danger croissait de
jour en jour et la fuite seule pouvait
y dérober ; on aurait envain cherché
à signaler son attachement pour le
Roi, toute démonstration de zèle, intérieurement approuvée de lui, en
aurait été blâmée publiquement, et
pouvait préjudicier à ses intérêts,
animer ses ennemis, redoubler leur
surveillance. Qu’on se rappelle ce
qui s’est passé le 28 Février 1792, et
l’on verra s’il était possible de veiller
même à sa défense. Un grand nombre
de gentilshommes, d’officiers généraux,
de gens de la plus haute naissance
allaient chaque jour aux Thuilleries
pour veiller à sa sureté. Le bruit
s’étant répandu un jour que l’on avait
formé pour le lendemain des projets
contre sa personne, tous ceux qu’on
lui savait dévoués furent avertis de se
rendre auprès de lui à une heure indiquée
pour s’opposer aux attentats
qu’on avait lieu de craindre ; quatre
cents gentilshommes pourvus d’armes
cachées, se trouvent aux Thuilleries le
lendemain. Le chef de la milice accourt du faubourg St. Antoine et
exige du malheureux monarque, qu’il
donne lui-même l’ordre à ses serviteurs
de remettre leurs armes : ils
obéissent en frémissant, et on les fait
passer devant les satellites de la nation,
qui les fouillent avec autant d’insolence
que de brutalité, et plusieurs
joignent des coups aux injures. Un
maréchal de France, de quatre-vingts
ans, un premier gentilhomme de la
chambre sont renversés et meurtris de
coups de crosses de fusil. Que pouvait-on
espérer après cette fatale et honteuse
journée, et quels moyens restait-il
pour servir un Roi captif, dont les factieux
dirigeaient tous les mouvemens
et dictaient les réponses, un monarque
qui était devenu entre leurs
mains l’instrument de leurs attentats,
et de sa perte ? Les princes avaient
fui, par ordre même du Roi, hors du royaume ; c’était en quelque sorte un
conseil donné à tous ceux qui pouvaient
fixer l’attention, de chercher
leur salut dans la fuite. Dès que les
Princes furent établis à Coblence, ils
attirèrent les regards de tous ceux
que le zèle enflammait, et devinrent
leur point de ralliement. Auprès d’eux
se rendirent en foule des officiers, des
gentilshommes, des magistrats, et
plusieurs leur apportèrent une partie
de leur fortune, pour le soutien de la
cause royale ; enfin auprès d’eux se
rassembla aussi un grand nombre de
simples citoyens anoblis par leur zèle,
et qui ont partagé tous les dangers
auxquels la Noblesse est dévouée par
état. C’était auprès des Princes qu’on
devait espérer de servir réellement le
Roi, près duquel on ne pouvait se
rallier à Paris, et si le succès eût secondé
les généreux efforts des Émigrés, il leur aurait valu l’admiration de
leurs contemporains et de la postérité.
Les magistrats, les financiers destitués
de leurs emplois, les prêtres
sans fonctions sont-ils à blâmer d’avoir
cherché un asile hors du royaume,
quand ils ne pouvaient, par leurs services,
être utiles au Roi ; quand leur
attachement à la monarchie les dévouait
aux plus grands dangers, était
la cause de l’incendie de leurs châteaux,
de la dévastation de leurs biens ;
quand aucune autorité enfin ne les
protégeait. Du temps de la Ligue, le
Roi était libre et ses partisans pouvaient
se rallier auprès de lui, le
royaume était resté dans son ancienne
organisation, et les citoyens dans
leurs divers emplois, pouvaient être
utiles au monarque ; il y avait un
Parlement resté fidelle au Roi, et des
villes qui le reconnoissaient, où les Royalistes trouvaient un asile ; mais
toute la France, à l’époque actuelle
ayant levé l’étendard de la révolte
contre la monarchie, et toutes ses
formes ayant été détruites, l’administration
s’est trouvée toute entière
dans les mains des ennemis de la
royauté. Ceux qui sont demeurés fidelles
aux anciens principes, sans influence,
sans emplois et sans accès
auprès du monarque, ont gardé le
silence faute d’appui. Par tout ont
été établis des clubs révolutionnaires,
qui ont été pour la propagation du
fanatisme républicain, ce que les congrégations
et les confrairies étaient
autrefois pour celle de la religion, et
aucun club royaliste n’a pu être formé,
et contrebalancer le pouvoir des premiers.
Le reproche que l’on fait aux
Émigrés, dicté par l’insensibilité qui
se refuse à tout sentiment généreux, ou par l’avarice, est destitué de tout
fondement : si c’est à la Noblesse qu’il
s’adresse ; elle est sortie de France
pour servir son Roi et combattre pour
lui ; si c’est aux citoyens des autres
ordres, ils étaient inutiles à sa défense
et avaient leur vie à conserver,
et plusieurs ont mis aux pieds des
Princes leur fortune. Adieu,
cher ami, Vale et ama.
