L’Émigré/Lettre 083
LETTRE LXXXIII.

au
Marquis de St. Alban.
Votre société, mon cher et jeune ami,
met trop de prix à mon faible jugement.
J’ai été frappé comme elle du
courage qui fait, je ne dirai pas affronter
la mort, car cela suppose une
action qui anime et soutient, mais
qui la fait supporter froidement, et
comme cela me donne lieu d’y réfléchir,
je consens à faire part de mes
idées à madame de Loewenstein,
et à sa société. Je ne m’étendrai pas sur la question s’il y a du courage à
se tuer ; la nature a donné à l’homme
une horreur de sa destruction, qui ne
peut être surmontée que par le courage,
par un désespoir qui en tient
lieu, ou par une noire mélancolie
qui inspire le dégoût de la vie. Madame
de *** était, dites-vous, faible
et timide ; mais l’histoire nous apprend
que les femmes ont souvent
montré un courage qu’on n’attendait
pas d’elles, et il ne faut pas juger
de notre caractère par de certaines
habitudes. Les courtisans passent des
délices de la cour, du sein de la mollesse
et du luxe au champ de mars,
et les mêmes hommes qui couchaient
sur le duvet, couchent gaiement la nuit
au bivouac exposés à toutes les injures
de l’air. Beaucoup de gens ressemblent
pour le courage, à ces avares
qui gémissent à chaque petite somme qu’ils sont forcés de dépenser, et qui
sont capables d’en donner une très-grosse
sans en être affectés. Madame
de **** avait un courage qu’elle
ne se connaissait pas elle-même, et
que les circonstances ont développé ;
la vie lui était devenue à charge,
parce qu’elle était plus attachée à
une certaine manière de vivre qu’à la
vie. Plus l’habitude d’une foule de commodités
était forte dans elle, et plus
elle a ressenti vivement leur perte ;
l’horreur des privations l’a emporté
sur celle de la mort. Voilà, ce que
je conclus de sa résolution. Le courage
des victimes de la Révolution
exige un examen plus attentif. L’histoire
offre de nombreux exemples de
gens qui ont souffert la mort avec
fermeté, animés par l’intérêt de la
religion ou le patriotisme ; mais le
courage des victimes de la Révolution a quelque chose de particulier et de
caractéristique ; je ne parlerai pas des
prêtres et des religieux, leur résignation
quoique digne d’admiration, n’a
rien d’étonnant : la religion est un
des plus profonds sentimens qui puisse
remplir le cœur de l’homme, et l’espoir
d’un bonheur prochain et éternel,
fait disparaître les horreurs de la mort.
Ce qui doit surprendre toutes les nations,
et ce que je vais tâcher d’expliquer,
c’est comme vous le demandez,
la fermeté héroïque d’hommes
de tout état ; de jeunes gens, de
femmes faibles et timides, qui devenus
supérieurs à toute crainte, contemplent
tous d’un œil serein, le fer
levé sur leur tête. C’est ainsi qu’on
a vu quatorze jeunes filles de Verdun
vêtues de blanc, chanter et rire en
allant au supplice.
L’espoir ne sort du cœur de l’homme qu’à la dernière extrémité, et tant qu’il subsiste, ce bienfaisant imposteur exagère à ses yeux les plus faibles moyens de salut, et présente à son esprit toutes les chances qui peuvent être en sa faveur. Son courage alors est plus actif et moins ferme, et il cherche à s’appuyer sur tout ce qui l’environne ; telle était la situation d’un homme de quelque distinction dans les temps ordinaires. Il sentait qu’il était pour la multitude un spectacle touchant ; il était seul, et fixait tous les regards attendris ; son émotion redoublait à l’aspect de celle des autres ; il s’exagérait souvent l’importance de sa personne, le crédit de ses amis, la clémence du souverain : enfin s’il obtenait sa grâce, il pouvait jouir encore au sein de sa patrie d’un sort heureux, retrouver une famille et des amis qui lui étaient chers. Mais aucun rayon d’espoir, dans l’époque actuelle, ne se répand dans l’ame de celui qui est condamné, il est au comble du malheur, et ce malheur lui est commun, au moment même, avec trente victimes dont il fait nombre, et cent personnes distinguées par la naissance, les emplois, la fortune, ont été immolées les jours précédens, sans produire aucune sensation. Chacun de ses compagnons d’infortune est trop occupé de lui-même pour partager les angoisses d’un autre. Les spectateurs habitués à de sanglans spectacles, voient passer d’un œil sec le char funèbre où il est assis, et ne distinguent aucune victime, si ce n’est quelquefois pour l’insulter. Le malheureux ainsi conduit à l’échafaud est obligé de renfoncer ses larmes qui ne toucheraient personne ; il rentre en lui-même et s’absorbe dans la résignation, et une sorte de honte l’empêche aussi de montrer de la lâcheté devant des compagnons, qui, retenus par le même sentiment ne témoignent que de l’insensibilité ; enfin la plupart ont perdu ce qu’ils avaient de plus cher ; dépouillés de leurs biens, de leur rang, le désir de vivre est éteint par l’excès des maux, et la vie est devenue un fardeau pour eux ; les terreurs qu’ils ont éprouvées, l’horreur du temps présent, les malheurs qu’ils prévoient, leur font regarder la tombe comme un asile, et loin d’envier le sort de ceux qui vivent, ils les plaignent d’avoir encore tant à souffrir. Vale et ama.
