L’Émigré/Lettre 075
LETTRE LXXV.
au
Marquis de St. Alban.
Permettez, mon cher et jeune ami,
que pour cette fois je ne défère pas à
votre désir, et à celui de votre société.
Je n’entreprendrai certainement
pas d’écrire l’histoire de l’incroyable
révolution de la France[1] :
c’est une tâche que je laisse à des hommes plus habiles, et il faut attendre
que l’avenir ait dévoilé des ressorts
qui nous sont inconnus. Je vous
surprendrai au reste, en vous disant
qu’après avoir attentivement réfléchi
sur la Révolution, elle ne me paroît
pas devoir former pour la postérité,
un corps d’histoire aussi intéressant
qu’il paroît d’abord devoir l’être, si
ce n’est par ses effets ultérieurs. Voici
sur quoi je me fonde, pour être de ce
sentiment : il n’y a d’intéressant dans
l’histoire, comme dans les tragédies,
que la lutte de divers partis, qui tient
l’esprit en suspens ; mais dans la Révolution
tout a été emporté d’un
mouvement extrême, sans rencontrer
d’obstacles, et le caractère de ceux qui
ont eu part à l’ancien gouvernement,
est le seul principe de sa totale subversion.
Ce n’est point par une suite
d’événemens, et par l’assemblage de matériaux depuis long-temps préparés,
que le plus incroyable changement
a été opéré et la Révolution est
purement accidentelle. Plusieurs l’attribuent
aux écrits des philosophes,
dont l’influence a été sensible en
France ; et particulièrement, depuis
qu’ils ont fait corps, sous le nom d’Encyclopédistes ;
mais si l’on suit attentivement
la marche de la Révolution, :
il sera facile de voir, que les écrivains
appelés philosophes, ont pu la fortifier,
mais ne l’ont pas déterminée ; parce
qu’une maison a été bâtie avec les
pierres d’une carrière voisine, seroit-on
fondé à dire qu’elle n’a été construite
qu’en raison de ce voisinage ? il est
bien plus probable, que le dessein
conçu, on s’est servi des matériaux
qui étaient à portée. La philosophie
répandue dans les écrits modernes,
n’a pas été le principe de la Révolution ; mais une fois commencée, par quelque
principe que ce soit, on s’en est appuyé ;
c’est lorsque les esprits ont été
en mouvement, qu’on a cherché dans
J. J. Rousseau, et d’autres auteurs,
des maximes et des principes favorables
au système que les circonstances
donnaient espoir d’établir. Un esprit
subtil chercherait donc en vain, dans
les temps antérieurs, des germes qui
se sont peu à peu développés. Le
caractère de quelques personnes tracé,
et la foiblesse de l’opposition mise dans
tout son jour, la Révolution en devient
en effet presque nécessaire ; sa
marche a été déterminée et hâtée par
cette foiblesse ; le défaut de résistance
a rendu tout possible, et semblable à
un torrent qui ne trouve aucune digue,
elle a tout dévasté. Alors l’intérêt
manque, parce qu’il n’y a point de
combats, dans lesquels l’esprit admire les efforts respectifs du courage, l’habileté
de l’attaque et de la défense, et
dont la curiosité cherche à deviner
l’issue.
Les événemens de la Révolution, sont à la fois, et trop uniformes, et trop atroces, pour ne pas rebuter le lecteur : toujours des massacres, des supplices, des emprisonnemens… Tacite ayant à décrire de pareils faits, en montre sa répugnance. « La description, dit-il, des pays et des mœurs, la variété des combats, la fin mémorable des généraux, attachent le lecteur et réveillent son attention. Pour moi je ne fais que rassembler des ordres tyranniques, des accusations continuelles, des trahisons et des supplices, toujours mêmes scènes, mêmes catastrophes, partout une dégoûtante uniformité. » Montesquieu dans son ouvrage sur la décadence des Romains, s’exprime ainsi : « je détourne les yeux des proscriptions de Sylla et de Marius et n’entre dans aucun détail sur ces affreux événemens. »
Les scènes tragiques excitent un vif intérêt et de violentes émotions ; mais si elles sont outrées elles produisent l’horreur : qui peut s’occuper des détails du festin d’Atrée et de Thyeste ? J’ajouterai, que cette foule de sectes qui s’élèvent les unes sur les autres, et d’hommes dont les noms obscurs n’ont aucune connexion avec des personnes antécédemment connues par la naissance, les emplois et la fortune ; que ces Hommes, sortis tout à coup de l’obscurité, pour jouir pendant quelques jours d’une influence passagère, et finissant sur un échafaud, ne peuvent intéresser. Manzanielle était, dira-t-on de l’état le plus vil, mais c’est la bassesse même de sa condition qui le rend intéressant. Il est simple, que des hommes qui ont reçu de l’éducation, qui ont réfléchi, que des avocats, des jurisconsultes émus soudainement par de grands intérêts, agités d’une ambition dont les circonstances étendent à l’infini l’horizon, montrent des talens ; mais quand on voit un jeune homme de la lie du peuple, un simple pêcheur, acquérir en quelques heures le plus grand ascendant sur la multitude, juger avec rigueur, mais avec justice et sagacité, faire de sages règlemens, montrer une ame noble et courageuse, et exercer un pouvoir souverain, le personnage s’ennoblit et l’imagination est étonnée et saisie de ce subit développement de rares facultés. Mais qui se souviendra, des fédéralistes, des Brissotins, des feuillans, qui se rappellera les noms de Barbaroux, de Guadet, de Gensonné, et de tant d’autres ? L’histoire d’une telle révolution doit être écrite à grands traits, et ceux qu’une curiosité extrême portera à savoir des détails, pour la plupart dégoutans, compulseront les écrits du temps et les archives du crime. On peut dire de cette histoire, bien plus justement que de celle d’Angleterre, qu’elle devrait être écrite par le Bourreau.
Adieu, mon cher ami, vale et ama.
- ↑ Le Marquis avait sans doute proposé au Président de s’occuper d’écrire l’histoire de la Révolution.