P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 287-294).


LETTRE LXXV.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Permettez, mon cher et jeune ami, que pour cette fois je ne défère pas à votre désir, et à celui de votre société. Je n’entreprendrai certainement pas d’écrire l’histoire de l’incroyable révolution de la France[1] : c’est une tâche que je laisse à des hommes plus habiles, et il faut attendre que l’avenir ait dévoilé des ressorts qui nous sont inconnus. Je vous surprendrai au reste, en vous disant qu’après avoir attentivement réfléchi sur la Révolution, elle ne me paroît pas devoir former pour la postérité, un corps d’histoire aussi intéressant qu’il paroît d’abord devoir l’être, si ce n’est par ses effets ultérieurs. Voici sur quoi je me fonde, pour être de ce sentiment : il n’y a d’intéressant dans l’histoire, comme dans les tragédies, que la lutte de divers partis, qui tient l’esprit en suspens ; mais dans la Révolution tout a été emporté d’un mouvement extrême, sans rencontrer d’obstacles, et le caractère de ceux qui ont eu part à l’ancien gouvernement, est le seul principe de sa totale subversion. Ce n’est point par une suite d’événemens, et par l’assemblage de matériaux depuis long-temps préparés, que le plus incroyable changement a été opéré et la Révolution est purement accidentelle. Plusieurs l’attribuent aux écrits des philosophes, dont l’influence a été sensible en France ; et particulièrement, depuis qu’ils ont fait corps, sous le nom d’Encyclopédistes ; mais si l’on suit attentivement la marche de la Révolution, : il sera facile de voir, que les écrivains appelés philosophes, ont pu la fortifier, mais ne l’ont pas déterminée ; parce qu’une maison a été bâtie avec les pierres d’une carrière voisine, seroit-on fondé à dire qu’elle n’a été construite qu’en raison de ce voisinage ? il est bien plus probable, que le dessein conçu, on s’est servi des matériaux qui étaient à portée. La philosophie répandue dans les écrits modernes, n’a pas été le principe de la Révolution ; mais une fois commencée, par quelque principe que ce soit, on s’en est appuyé ; c’est lorsque les esprits ont été en mouvement, qu’on a cherché dans J. J. Rousseau, et d’autres auteurs, des maximes et des principes favorables au système que les circonstances donnaient espoir d’établir. Un esprit subtil chercherait donc en vain, dans les temps antérieurs, des germes qui se sont peu à peu développés. Le caractère de quelques personnes tracé, et la foiblesse de l’opposition mise dans tout son jour, la Révolution en devient en effet presque nécessaire ; sa marche a été déterminée et hâtée par cette foiblesse ; le défaut de résistance a rendu tout possible, et semblable à un torrent qui ne trouve aucune digue, elle a tout dévasté. Alors l’intérêt manque, parce qu’il n’y a point de combats, dans lesquels l’esprit admire les efforts respectifs du courage, l’habileté de l’attaque et de la défense, et dont la curiosité cherche à deviner l’issue.

Les événemens de la Révolution, sont à la fois, et trop uniformes, et trop atroces, pour ne pas rebuter le lecteur : toujours des massacres, des supplices, des emprisonnemens… Tacite ayant à décrire de pareils faits, en montre sa répugnance. « La description, dit-il, des pays et des mœurs, la variété des combats, la fin mémorable des généraux, attachent le lecteur et réveillent son attention. Pour moi je ne fais que rassembler des ordres tyranniques, des accusations continuelles, des trahisons et des supplices, toujours mêmes scènes, mêmes catastrophes, partout une dégoûtante uniformité. » Montesquieu dans son ouvrage sur la décadence des Romains, s’exprime ainsi : « je détourne les yeux des proscriptions de Sylla et de Marius et n’entre dans aucun détail sur ces affreux événemens. »

Les scènes tragiques excitent un vif intérêt et de violentes émotions ; mais si elles sont outrées elles produisent l’horreur : qui peut s’occuper des détails du festin d’Atrée et de Thyeste ? J’ajouterai, que cette foule de sectes qui s’élèvent les unes sur les autres, et d’hommes dont les noms obscurs n’ont aucune connexion avec des personnes antécédemment connues par la naissance, les emplois et la fortune ; que ces Hommes, sortis tout à coup de l’obscurité, pour jouir pendant quelques jours d’une influence passagère, et finissant sur un échafaud, ne peuvent intéresser. Manzanielle était, dira-t-on de l’état le plus vil, mais c’est la bassesse même de sa condition qui le rend intéressant. Il est simple, que des hommes qui ont reçu de l’éducation, qui ont réfléchi, que des avocats, des jurisconsultes émus soudainement par de grands intérêts, agités d’une ambition dont les circonstances étendent à l’infini l’horizon, montrent des talens ; mais quand on voit un jeune homme de la lie du peuple, un simple pêcheur, acquérir en quelques heures le plus grand ascendant sur la multitude, juger avec rigueur, mais avec justice et sagacité, faire de sages règlemens, montrer une ame noble et courageuse, et exercer un pouvoir souverain, le personnage s’ennoblit et l’imagination est étonnée et saisie de ce subit développement de rares facultés. Mais qui se souviendra, des fédéralistes, des Brissotins, des feuillans, qui se rappellera les noms de Barbaroux, de Guadet, de Gensonné, et de tant d’autres ? L’histoire d’une telle révolution doit être écrite à grands traits, et ceux qu’une curiosité extrême portera à savoir des détails, pour la plupart dégoutans, compulseront les écrits du temps et les archives du crime. On peut dire de cette histoire, bien plus justement que de celle d’Angleterre, qu’elle devrait être écrite par le Bourreau.

Adieu, mon cher ami, vale et ama.

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  1. Le Marquis avait sans doute proposé au Président de s’occuper d’écrire l’histoire de la Révolution.