L’Émigré/Lettre 076
LETTRE LXXVI.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je m’adresse à vous, Mademoiselle,
avec confiance, pour prévenir un grand
malheur, et c’est un singulier service
que celui que j’ai à demander à une
jeune et vertueuse personne. Je ne
crois pas vous révéler un secret, en
vous disant que mon malheureux cousin
est éperduement amoureux de votre
amie ; mais ce sentiment dénué de tout
espoir, n’a rien qui puisse offenser la
Comtesse, et elle doit quelque compassion
à un malheureux, qui ne l’est que parce qu’il sent trop vivement tout
ce qu’elle vaut. Je vais, Mademoiselle,
vous expliquer l’objet donc il
s’agit. Le domestique du Marquis est
venu hier chez moi ; son visage était
renversé, et à peine pouvait-il parler.
Il m’a dit, fondant en larmes, que
madame la comtesse de Lœwenstein,
le Commandeur, enfin toute la famille
était venue dîner chez son maître, et
qu’après leur départ il était rentré
dans sa chambre avec l’air comme
égaré ; qu’il avait voulu lui servir à
souper, que le Marquis l’avait refusé,
et l’avait renvoyé en disant
qu’il n’avait pas besoin de lui ; qu’après
cela il l’avait entendu se promener
à grands pas et parler tout
seul jusqu’à trois heures. Le matin
le brave Bertrand est entré dans
sa chambre et a vu avec peine qu’il
refusait son déjeuner ordinaire. Le Marquis a écrit et lui a dit : je suis
malade, voilà une recette pour des
pillules qui sont bonnes pour mon état,
il faut aller à Francfort m’en chercher.
Bertrand est parti, et est arrivé en
toute diligence. Il s’est rendu aussitôt
chez l’apothicaire, qui voyant la note,
lui a dit en Allemand nichts avec humeur.
Bertrand a insisté, et le
maître a appelé un garçon qui sait
un peu le Français et qui lui a dit : qui
est-ce qui vous a donné une pareille
commission ? — C’est mon maître. —
Eh bien ! Monsieur, on ne donne de
l’opium que sur une ordonnance de
médecin, et il y a là de quoi empoisonner
trois personnes. Bertrand
a remercié l’apothicaire de son avis,
et est accouru chez moi tout effaré.
Je connais le Marquis, Mademoiselle,
et je sais qu’aucun événement qui
intéresse sa fortune ne pourrait le déterminer à un acte désespéré. Il
m’a donc paru évident qu’il s’était
passé quelque chose entre la Comtesse
et lui, qui l’avait réduit au désespoir.
Je n’ai pas balancé à partir pour me
rendre aussitôt chez lui, et j’ai dit à
Bertrand de venir avec moi, mais
de me quitter à un demi-quart de lieue,
et je lui ai fait sa leçon qui consiste à
dire à son maître qu’il n’y avait point
d’opium préparé, mais qu’il en recevrait
le lendemain. Je suis arrivée
chez le Marquis qui était dans le bois
à se promener, et j’ai attendu quelques
momens dans sa chambre. Hélas !
Mademoiselle, j’ai eu aussitôt la confirmation
de son affreux projet ; sur la
table était ouvert un volume de Voltaire,
à l’endroit du monologue
d’Hamlet, qui contient ces vers.
Demeure, il faut choisir et passer à l’instant
De la vie à la mort, et de l’être au néant.
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................
Qui suis-je, qui m’arrête et qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c’est notre unique asile ;
Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille :
On s’endort et tout meurt…….
À côté de ce livre était un brouillon de lettre pour la Comtesse, rempli du désespoir de l’avoir offensée, et un testament. J’ai frissonné à l’aspect de ces pièces, et je suis sortie pour chercher le Marquis, que j’ai trouvé à quelques pas, pâle et défiguré. Par quel hasard, ma cousine ? m’a-t-il dit, Je suis venue, ai-je répondu, pour vous voir en allant à Mayence, et j’espère que vous me donnerez à dîner. De tout mon cœur, a-t-il ajouté, je suis fait pour les surprises ; mais Bertrand n’est pas ici, je vais parler à monsieur Schmitt. Bertrand a paru au même instant, il a couru à lui et lui a parlé bas. Quand nous sommes entrés dans sa chambre, il a couvert ses papiers, sous prétexte de les ranger ; il a laissé le livre et je l’ai pris sans affectation en lui disant : on prétend que ce monologue est bien plus beau dans l’original, cependant il faut convenir que voilà de bien beaux vers. Il a répété aussitôt, avec une sorte d’emphase, et à plusieurs reprises.
Que suis-je, qui m’arrête et qu’est-ce que la mort ?
Fi donc ! lui ai-je dit, mon cher cousin,
il semble que votre esprit se plaît dans
ces tristes idées. Tristes ou non, a-t-il
répondu, elles sont justes. Je n’ai pas
cru devoir disserter long-temps sur ce sujet, et je me suis bornée à lui
répondre : vous m’avez dit cent fois
vous-même, qu’il y avait plus de
grandeur d’ame et de courage à braver
l’infortune, à combattre contre les
rigueurs du sort ; mais en vérité je ne
suis pas venue pour m’attrister, parlons
d’autre chose. Nous avons été
nous promener en attendant le dîner,
et je lui ai parlé de son habitation,
de ses occupations ; enfin je me suis
efforcée d’éloigner toute idée triste.
Le dîner servi, je lui ai dit qu’il pouvait
renvoyer Bertrand, et nous
sommes restés seuls. Je l’ai amené
insensiblement à me parler du dîner
de la veille, et de la Comtesse. Enfin,
Mademoiselle, il m’a avoué qu’il s’était
rendu coupable envers elle d’une
violence ; à ses agitations je ne savais
sur quoi fixer mes idées, lorsqu’il m’a
expliqué le fait, en me disant que la Comtesse s’était mise à fuir à son approche,
et qu’il avait perdu la tête
à cette marque de son aversion, ou
d’une crainte injurieuse pour lui ;
qu’il avait osé la retenir, et la serrer
quelques momens entre ses bras,
qu’elle l’avait quitté de l’air le plus
irrité, qu’il voyait bien qu’il était perdu
dans son esprit ; car je n’ose, a-t-il
dit, parler son cœur ; et qu’il était
désespéré, hors de lui, qu’il n’avait
pas fermé l’œil. J’abrège, Mademoiselle,
et je vous dirai seulement, qu’après
avoir employé toutes les ressources
de la raison pour le calmer, je lui ai
dit : vous avez tort ; mais je connais
les femmes ; croyez-moi, la Comtesse
était pressée de rentrer, et de porter
la boîte à sa mère, elle a été embarrassée
de vos transports très-déplacés,
inquiète qu’on ne la surprît entre vos
bras ; mais dans le fond il n’y a rien qui ait pu sérieusement l’alarmer ; ainsi
je réponds que sa colère est un petit
orage qui se calmera. Il doutait toujours,
entrait de moment en moment
dans un désespoir effrayant. Que
vous dirai-je, Mademoiselle, j’ai pris
sur moi de lui promettre que j’obtiendrais
sa grâce signée de la Comtesse.
Il ne pouvait croire qu’elle daignât
y consentir ; mais enfin il s’est
mis à genoux, pour me jurer que si
j’obtenais une telle faveur, jamais elle
n’aurait rien à lui reprocher. Je l’ai
laissé dans un état assez tranquille,
en lui promettant qu’il aurait demain
la lettre que je lui faisais espérer, et
je lui ai dit d’écrire deux mots à la
Comtesse, dont je me chargeai. J’ai
profité du temps qu’il a passé à écrire
pour parler à Bertrand, lui recommander
de ne point le quitter, et
de lui dire, s’il demandait ce qu’il avait envoyé chercher, que sans doute
on n’avait pas bien compris l’adresse.
Arrivée ce soir ici je me suis rendue
chez vous, l’on m’a dit que vous soupiez
en ville, et pour ne pas perdre
de temps, je vous écris ce long détail
que vous recevrez en rentrant. Daignez,
Mademoiselle, envoyer de grand
matin chez la Comtesse et invoquez
son amitié pour obtenir une réponse
favorable, que son esprit saura tourner
d’une manière qui ne la compromette
aux yeux de qui que ce soit. Songez,
Mademoiselle, qu’un refus réduira au
désespoir, mon malheureux cousin, et
que sa vie tient, peut-être, à quelques
mots d’indulgence. Il ne faut pas
moins qu’un aussi grand intérêt pour
que je vous importune d’une pareille
prière. Adieu, Mademoiselle, je meurs
de sommeil et d’inquiétude ; car qui
sait les idées qui se succèdent dans une tête aliénée par la plus violente passion.
Agréez mon tendre attachement,
et l’assurance d’une éternelle
reconnaissance.
