P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 295-305).


LETTRE LXXVI.

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La Duchesse de Montjustin
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je m’adresse à vous, Mademoiselle, avec confiance, pour prévenir un grand malheur, et c’est un singulier service que celui que j’ai à demander à une jeune et vertueuse personne. Je ne crois pas vous révéler un secret, en vous disant que mon malheureux cousin est éperduement amoureux de votre amie ; mais ce sentiment dénué de tout espoir, n’a rien qui puisse offenser la Comtesse, et elle doit quelque compassion à un malheureux, qui ne l’est que parce qu’il sent trop vivement tout ce qu’elle vaut. Je vais, Mademoiselle, vous expliquer l’objet donc il s’agit. Le domestique du Marquis est venu hier chez moi ; son visage était renversé, et à peine pouvait-il parler. Il m’a dit, fondant en larmes, que madame la comtesse de Lœwenstein, le Commandeur, enfin toute la famille était venue dîner chez son maître, et qu’après leur départ il était rentré dans sa chambre avec l’air comme égaré ; qu’il avait voulu lui servir à souper, que le Marquis l’avait refusé, et l’avait renvoyé en disant qu’il n’avait pas besoin de lui ; qu’après cela il l’avait entendu se promener à grands pas et parler tout seul jusqu’à trois heures. Le matin le brave Bertrand est entré dans sa chambre et a vu avec peine qu’il refusait son déjeuner ordinaire. Le Marquis a écrit et lui a dit : je suis malade, voilà une recette pour des pillules qui sont bonnes pour mon état, il faut aller à Francfort m’en chercher. Bertrand est parti, et est arrivé en toute diligence. Il s’est rendu aussitôt chez l’apothicaire, qui voyant la note, lui a dit en Allemand nichts avec humeur. Bertrand a insisté, et le maître a appelé un garçon qui sait un peu le Français et qui lui a dit : qui est-ce qui vous a donné une pareille commission ? — C’est mon maître. — Eh bien ! Monsieur, on ne donne de l’opium que sur une ordonnance de médecin, et il y a là de quoi empoisonner trois personnes. Bertrand a remercié l’apothicaire de son avis, et est accouru chez moi tout effaré. Je connais le Marquis, Mademoiselle, et je sais qu’aucun événement qui intéresse sa fortune ne pourrait le déterminer à un acte désespéré. Il m’a donc paru évident qu’il s’était passé quelque chose entre la Comtesse et lui, qui l’avait réduit au désespoir. Je n’ai pas balancé à partir pour me rendre aussitôt chez lui, et j’ai dit à Bertrand de venir avec moi, mais de me quitter à un demi-quart de lieue, et je lui ai fait sa leçon qui consiste à dire à son maître qu’il n’y avait point d’opium préparé, mais qu’il en recevrait le lendemain. Je suis arrivée chez le Marquis qui était dans le bois à se promener, et j’ai attendu quelques momens dans sa chambre. Hélas ! Mademoiselle, j’ai eu aussitôt la confirmation de son affreux projet ; sur la table était ouvert un volume de Voltaire, à l’endroit du monologue d’Hamlet, qui contient ces vers.

Demeure, il faut choisir et passer à l’instant

De la vie à la mort, et de l’être au néant.
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Qui suis-je, qui m’arrête et qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c’est notre unique asile ;
Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille :
On s’endort et tout meurt…….

À côté de ce livre était un brouillon de lettre pour la Comtesse, rempli du désespoir de l’avoir offensée, et un testament. J’ai frissonné à l’aspect de ces pièces, et je suis sortie pour chercher le Marquis, que j’ai trouvé à quelques pas, pâle et défiguré. Par quel hasard, ma cousine ? m’a-t-il dit, Je suis venue, ai-je répondu, pour vous voir en allant à Mayence, et j’espère que vous me donnerez à dîner. De tout mon cœur, a-t-il ajouté, je suis fait pour les surprises ; mais Bertrand n’est pas ici, je vais parler à monsieur Schmitt. Bertrand a paru au même instant, il a couru à lui et lui a parlé bas. Quand nous sommes entrés dans sa chambre, il a couvert ses papiers, sous prétexte de les ranger ; il a laissé le livre et je l’ai pris sans affectation en lui disant : on prétend que ce monologue est bien plus beau dans l’original, cependant il faut convenir que voilà de bien beaux vers. Il a répété aussitôt, avec une sorte d’emphase, et à plusieurs reprises.

Que suis-je, qui m’arrête et qu’est-ce que la mort ?


Fi donc ! lui ai-je dit, mon cher cousin, il semble que votre esprit se plaît dans ces tristes idées. Tristes ou non, a-t-il répondu, elles sont justes. Je n’ai pas cru devoir disserter long-temps sur ce sujet, et je me suis bornée à lui répondre : vous m’avez dit cent fois vous-même, qu’il y avait plus de grandeur d’ame et de courage à braver l’infortune, à combattre contre les rigueurs du sort ; mais en vérité je ne suis pas venue pour m’attrister, parlons d’autre chose. Nous avons été nous promener en attendant le dîner, et je lui ai parlé de son habitation, de ses occupations ; enfin je me suis efforcée d’éloigner toute idée triste. Le dîner servi, je lui ai dit qu’il pouvait renvoyer Bertrand, et nous sommes restés seuls. Je l’ai amené insensiblement à me parler du dîner de la veille, et de la Comtesse. Enfin, Mademoiselle, il m’a avoué qu’il s’était rendu coupable envers elle d’une violence ; à ses agitations je ne savais sur quoi fixer mes idées, lorsqu’il m’a expliqué le fait, en me disant que la Comtesse s’était mise à fuir à son approche, et qu’il avait perdu la tête à cette marque de son aversion, ou d’une crainte injurieuse pour lui ; qu’il avait osé la retenir, et la serrer quelques momens entre ses bras, qu’elle l’avait quitté de l’air le plus irrité, qu’il voyait bien qu’il était perdu dans son esprit ; car je n’ose, a-t-il dit, parler son cœur ; et qu’il était désespéré, hors de lui, qu’il n’avait pas fermé l’œil. J’abrège, Mademoiselle, et je vous dirai seulement, qu’après avoir employé toutes les ressources de la raison pour le calmer, je lui ai dit : vous avez tort ; mais je connais les femmes ; croyez-moi, la Comtesse était pressée de rentrer, et de porter la boîte à sa mère, elle a été embarrassée de vos transports très-déplacés, inquiète qu’on ne la surprît entre vos bras ; mais dans le fond il n’y a rien qui ait pu sérieusement l’alarmer ; ainsi je réponds que sa colère est un petit orage qui se calmera. Il doutait toujours, entrait de moment en moment dans un désespoir effrayant. Que vous dirai-je, Mademoiselle, j’ai pris sur moi de lui promettre que j’obtiendrais sa grâce signée de la Comtesse. Il ne pouvait croire qu’elle daignât y consentir ; mais enfin il s’est mis à genoux, pour me jurer que si j’obtenais une telle faveur, jamais elle n’aurait rien à lui reprocher. Je l’ai laissé dans un état assez tranquille, en lui promettant qu’il aurait demain la lettre que je lui faisais espérer, et je lui ai dit d’écrire deux mots à la Comtesse, dont je me chargeai. J’ai profité du temps qu’il a passé à écrire pour parler à Bertrand, lui recommander de ne point le quitter, et de lui dire, s’il demandait ce qu’il avait envoyé chercher, que sans doute on n’avait pas bien compris l’adresse. Arrivée ce soir ici je me suis rendue chez vous, l’on m’a dit que vous soupiez en ville, et pour ne pas perdre de temps, je vous écris ce long détail que vous recevrez en rentrant. Daignez, Mademoiselle, envoyer de grand matin chez la Comtesse et invoquez son amitié pour obtenir une réponse favorable, que son esprit saura tourner d’une manière qui ne la compromette aux yeux de qui que ce soit. Songez, Mademoiselle, qu’un refus réduira au désespoir, mon malheureux cousin, et que sa vie tient, peut-être, à quelques mots d’indulgence. Il ne faut pas moins qu’un aussi grand intérêt pour que je vous importune d’une pareille prière. Adieu, Mademoiselle, je meurs de sommeil et d’inquiétude ; car qui sait les idées qui se succèdent dans une tête aliénée par la plus violente passion. Agréez mon tendre attachement, et l’assurance d’une éternelle reconnaissance.

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