L’Émigré/Lettre 074
LETTRE LXXIV.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
Il a fait hier le plus beau temps du
monde, et mon oncle, qui était de bonne
humeur à déjeuner, m’a demandé comment
je me portais, et si je ne serais
pas bien aise de faire une belle promenade ?
je l’ai assuré que j’en serais
charmée. Il a aussitôt proposé de faire porter le dîner dans la forêt, auprès
de cette charmante fontaine que vous
connaissez, et où vous êtes venue
plusieurs fois. Les ordres ont été
donnés à la cuisine de tout préparer,
et deux heures après toute la famille
a monté en voiture, et mon oncle a
voulu que je vinsse avec lui dans la
calèche. Au moment de partir, il a
dit : mais si le Marquis venait pour
dîner, il y a long-temps qu’on ne
l’a vu. Eh bien ! a dit ma mère, il
pourrait prendre ici un cheval ou un
cabriolet et nous venir joindre. — Il
y a quelque chose de mieux à faire,
allons dîner chez lui. Nous lui donnerons
un grand embarras, a dit ma
mère. — Tant mieux, cela nous amusera
un petit moment, et il ne durera
pas long-temps, puisque nous avons
notre dîner. On a fait quelques objections ;
mais vous connaissez mon oncle, il a insisté et a donné les ordres
au cocher. Pendant la route, il m’a
répété plusieurs fois : il sera bien-empêtré
en nous voyant arriver à l’heure
du dîner ; ne serez-vous pas bien
aise de le voir dans son hermitage ?
Il a su fort bien arranger son petit
appartement ; pour un homme galant
comme lui, c’est bien le cas de tuer
le faucon, pour bien traiter une aussi
belle dame. Vous vous souvenez bien
de cette histoire, n’est-ce pas ? je ne
sais plus où j’ai lû cela, mais enfin
c’est un cavalier fort pauvre, qui,
n’ayant rien à donner pour dîner à la
dame de ses pensées… — Ah je sais,
je sais mon oncle. Vous pouvez imaginer
tout ce qui s’est passé dans mon
esprit pendant la route. Je le répète
encore, je le dirai mille fois, il y a
dans le monde des fatalités, et je crois
que si tous les gens qui ont commis des crimes, expliquaient par quelle
gradation de circonstances ils sont arrivés
au fatal moment qui les a rendu
coupables, on en trouverait plusieurs
dignes au moins d’être plaints. C’est
sans doute pour cela qu’on se sert en
Français du mot de malheureux ; en
parlant d’un criminel, on dit : c’est ce malheureux qui a volé, qui a tué. Il
est des gens pour qui la vertu est bien
facile ; mais celui qui est poursuivi
par le besoin, et qui trouve sous sa
main une somme qui peut le tirer de
la misère !… plaignons-le, ma
chère, et gémissons de la barbarie des
lois qui mettent dans la même balance
la vie d’un homme, et une pièce de
monnoie. Je faisais ces réflexions
pendant la route ; de ce qui peut mériter
la commisération, je passais à ce
qui peut mériter l’indulgence ; des
crimes je passais aux faiblesses ; mais ce n’était pas, ma chère amie, pour me
préparer à l’avance des excuses. C’était
les autres qui étaient l’objet de ma
compassion, et je me rappelais les malheurs
de la vicomtesse de Vassy et
son innocence ; enfin je songeais à la
rigueur avec laquelle on a traité la
baronne de ***, entourée de pièges,
auxquels peut-être aucune femme ne
peut se vanter qu’elle eût su échapper.
Mon courage s’affermissait par la nécessité
d’en faire usage, et si j’avais
besoin d’autres motifs, l’orgueil, je
crois, viendrait à mon secours, en
me faisant voir combien il est glorieux
de triompher en quelque sorte du sort.
J’étais donc plus disposée que jamais
à être sur mes gardes et à ne pas
donner au Marquis la plus légère occasion
de me parler indirectement de
ses sentimens. J’étais bien déterminée
à composer mes regards et à prendre un maintien éloigné de la contrainte et
de la familiarité, et à ne pas ménager
suivant l’occasion, les termes qui caractérisent
la plus vive reconnaissance,
à souvent prononcer ce mot comme
un mot de ralliement pour bien spécifier
le genre de mes sentimens, et
lui donner, en quelque forte, la mesure
de ceux qu’il a le droit d’attendre de
moi. Nous sommes arrivés, et Bertrand,
qui était dans la cour, a fait
de grandes exclamations. Mon oncle
lui a fait signe de se taire et de nous
conduire à l’appartement du Marquis.
Il voulait me faire entrer la première,
mais je m’en suis défendue ; il est entré
et nous l’avons suivi ; le Marquis
était occupé à écrire, et sa surprise
ne peut se rendre ; mon oncle l’a embrassé
et lui a dit : Marquis, nous
venons vous demander à dîner. —
Mesdames, tout est ici à vos ordres, mais excepté du lait et des œufs, vous
ne trouverez rien à trois lieues à la
ronde. C’est le cas de tuer le faucon,
a dit mon oncle. J’ai cru à ce mot
qu’il se trouverait mal, et il m’a regardée
d’un air pénétré. Je me suis
hâtée de dire : voilà, un homme bien
embarrassé pour un dîner. Bertrand
était derrière nous qui se désolait :
Mesdames, a-t-il dit, je crois que
le père Schmitt a un bon jambon,
et je sais faire de la soupe à l’oignon ;
et nous de rire, et Bertrand de se
fâcher pour la gloire de son maître,
et de dire à ma mère : si Madame était
venue avec encore quatre carosses au
château de Monseigneur :… son
maître l’a regardé d’un air sévère. —
Eh bien ! le mot de monseigneur est
lâché ; je suis habitué à cela moi dès
l’enfance ; et s’adressant à mon oncle :
monsieur le Marquis m’a défendu, depuis qu’il est émigré, de l’appeler
ainsi. Mon oncle a dit : eh bien ! monsieur
Bertrand, votre maître a raison
et vous aussi. Enfin on a tiré le
Marquis d’embarras sur le dîner, et
ç’a été pour lui un grand soulagement.
Nous avons regardé quelques desseins
fort jolis ; nous en avons sur-tout fort
loué un qui représente son pavillon et
quelques points de vue qui sont à
l’entour. Voilà encore le destin qui
m’a fait offrir ce dessein, et je n’ai pu
me dispenser de l’accepter. Nous
avons dîné dans un petit cabinet de
verdure fort joli, où il faisait très-frais,
et toute la compagnie a été fort
gaie. Mon oncle à la fin du dîner
m’a dit de chanter, et quoi ? son air
favori, ce bel air, voi chi languite senza speranza. Vous voyez que si
on avait voulu faire choix de paroles
propres à m’embarrasser, on n’aurait pas pu mieux réussir. Il me serait
difficile de vous dire quelle a été la
contenance du Marquis ; j’évitais ses
regards sans affectation, et je parlais
souvent au Commandeur qui était
auprès de moi, ce qui me faisait détourner
de ma droite où était le Marquis.
Après le dîner mon oncle a été
faire la sieste dans la chambre du Marquis,
et nous avons été nous promener
dans un fort joli bosquet qui
touche le pavillon. Une demi-heure
après, comme il faisait trop chaud,
nous sommes revenus attendre le réveil
de mon oncle dans un petit sallon
qui est au premier, et mon mari
a été parler au concierge d’un achat
de fourrage. Ma mère, quelques momens
après, m’a dit, qu’elle avait
oublié sa boîte sur le banc. Je me
suis levée pour appeler un domestique,
et n’ayant trouvé personne, j’ai été moi-même la chercher ; en tournant
une petite allée qui mène à l’endroit
que nous venions de quitter, j’ai vu le
Marquis, qui avait été nous y chercher.
Ah ! vous voilà seule, Madame,
par quel hasard ? Je lui ai dit le sujet
qui m’amenait dans le jardin, et tout
en parlant je suis arrivée près du banc,
il s’est empressé d’y prendre la boîte
et de me la remettre : j’ai repris le
chemin du pavillon. — Le Commandeur
avait bien raison, Madame, en
parlant de faucon… j’ai doublé le
pas en disant : voilà comme est mon
oncle. Le Marquis a soupiré : vous
êtes bien pressée, Madame. — Ma
mère m’attend, et je me suis mise à
courir un peu. Ah ! me fuir, c’est
trop fort ; de grâce, Madame. Il m’a
prise par le bras pour m’arrêter : une
minute, m’a-t-il dit. — On m’attend,
et j’ai voulu continuer à courir. Il ne m’a pas quittée, et répétant avec
vivacité : quoi me fuir ! courir ! il m’a
prise dans ses bras et m’a serrée fortement,
et pendant une minute ou
deux il est resté immobile en me regardant
de l’air le plus passionné. Je
me suis efforcée de me dégager et un
mouvement que j’ai fait m’ayant rapprochée
de son visage, il a pressé ma
bouche de ses lèvres à plusieurs reprises,
avec une ardeur effrayante. J’ai
crié et Bertrand est accouru. Jugez
de ma confusion, c’est alors seulement
que le Marquis m’a laissée libre. M’étant
arrêtée un moment, à quelques pas de
lui, je l’ai regardé avec indignation,
et lui ai dit : je ne vous reverrai jamais.
Je crois même avoir murmuré
le mot d’insolent. Qu’ai-je fait ! a-t-il
répondu, comme revenant à lui, je
suis un homme perdu ! Il a été assez
long-temps sans rentrer et est revenu avec mon mari ; mon oncle n’a pas
tardé à nous rejoindre ; mon mari a
parlé fourrage, et le Marquis s’est
efforcé de prendre part à cette conversation
pour cacher son embarras.
Il a conté histoire sur histoire sur le
danger des fourrages de mauvaise
qualité, sur les friponneries des entrepreneurs
militaires ; j’ai causé avec
ma mère, et quelque temps après on
a apporté du thé. L’heure du départ
est enfin arrivée à mon grand contentement,
et mon oncle en partant lui
a fait promettre de ne pas tarder à
nous venir voir. Je suis sérieusement
irritée contre lui : se laisser aller à
toute l’impétuosité de ses mouvemens
au mépris de tout ce qui peut arriver,
user enfin de violence ; vous trouverez
qu’il ne peut être justifié. Envain
chercherait-il à s’excuser sur l’ardeur
de sa passion, puisqu’on pourrait invoquer les mêmes motifs d’excuse
pour les derniers excès, pour les plus
grands attentats. Pensez-vous, ma
chère amie, qu’il ne soit pas triste de
perdre toute confiance dans un homme
à qui l’on doit la vie, et que ses qualités
et ses agrémens rendent si intéressant
dans la société : puis-je être
un instant sûre de lui ? Il ne m’a que
trop appris à n’y pas compter ! Comment
recevoir un homme qui a perdu
le souvenir de tout respect pour moi,
et comment cesser de voir celui à qui
je dois la vie de ma mère et la mienne !
S’il était en mon pouvoir de faire
quelque voyage, ce serait le mieux ;
mais il serait bien dur pour moi d’être
obligée de me séparer de vous, et
pourquoi ? parce qu’il plaît à un
homme de m’aimer ; hélas ! je ne dis
pas tout, et si je veux être juste, il
faut commencer à l’être envers moi-même ; le Marquis ne serait pas
si dangereux, si mon cœur ne conspirait
pour lui ; s’il me permettait de
le repousser avec toute la sévérité de
l’indifférence : c’est donc contre moi
aussi que j’ai des précautions à prendre.
Sa témérité d’hier m’a laissée dans un
trouble qui ne venait pas seulement
de la surprise et du mécontentement ;
il y avait dans ce trouble quelque
chose qui allait jusqu’à mon ame, et
une sorte de plaisir, je crois, se mêlait
à une véritable colère ; c’est en
réfléchissant cette nuit à ce qui m’est
arrivé, que j’ai démêlé ces divers mouvemens.
C’est ma raison alarmée qui
a porté sa lumière dans mon ame, et
m’a donné ces avertissemens. L’idée
m’est venue de me confier à ma mère ;
qu’en dites-vous ? Instruite de la
situation de mon ame, et des inquiétudes
que me cause le Marquis, elle pourrait sans affectation me dérober
à ses empressemens, et toutes les fois
qu’il serait avec moi, me fortifier de
sa présence. Enfin, avec un peu d’adresse,
elle pourrait éloigner les occasions
de le voir et en diminuer le
nombre. Réfléchissez, ma chère Émilie,
aux moyens d’assurer le repos de votre
amie.
