L’Émigré/Lettre 073
LETTRE LXXIII.

à la
Duchesse de Montjustin.
Cette lettre est uniquement, ma chère
cousine, pour vous parler de notre
aimable orpheline. J’ai été dîner aujourd’hui
chez la Comtesse, où j’ai
trouvé Charlotte, qu’elle garde pendant
une quinzaine de jours avant de la
mettre au couvent. Figurez-vous une
jeune fille qui semble vous chercher
pour vous sourire ; son habillement est
simple, ses cheveux flottans, ses manières
ingénues. Vous lui parlez, sa physionomie
prend alors un air d’intérêt ; elle a dans ses regards un air de
douceur et d’intelligence, son sourire
est enchanteur. L’innocence et la
paix règnent sur son front, mêlées à
quelques nuages de tristesse. On voit
qu’elle a moins le désir de plaire que
l’envie que vous soyez content d’elle ;
on parle de musique, il ne serait pas
besoin de lui faire des instances, mais
son deuil l’arrête ; elle chanterait aussi
à la plus légère envie qu’on lui en
témoignerait. Elle se met à son clavecin
si vous désirez l’entendre, et
dans ces circonstances c’est pour jouer
des airs tristes, comme le stabat de
Pergolese. Ses yeux se sont remplis
de larmes pendant qu’elle exécutait
ce morceau sublime et touchant, et
tout cela n’est point pour faire briller
ses talens, mais pour vous satisfaire.
Une autre jeune fille va et vient autour
d’elle ; quelques mots de familiarité par-ci par-là ; est-ce sa sœur, est-ce
une compagne ?… Non, c’est une
orpheline qu’on lui a donnée pour la
servir et lui tenir compagnie ; le
Commandeur ne manque à rien et a
trouvé le moyen de faire en même
temps deux bonnes œuvres. La familiarité
de cette enfant n’est pas celle
d’une mercenaire enhardie par les
bontés de sa maîtresse, c’est celle de
l’innocence qui croit tout payer en
aimant ; c’est celle de la jeunesse qui
ne voit d’inégalité que l’âge. Voilà,
ma cousine, comment j’ai trouvé
Charlotte, et je m’empresse de
vous en faire part pour que vous sachiez
que votre petite protégée est
digne de vos bontés. Elle m’inspire
le plus tendre intérêt, et si jamais
les choses revenaient dans l’ordre ancien,
je mettrais Charlotte en état
de faire un bon mariage ; car la pauvre enfant, dans tous les cas, n’a rien à
espérer, toute la fortune de son père
consistait dans les bienfaits du Roi.
Adieu, ma chère cousine.
