P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 269-272).


LETTRE LXXIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Cette lettre est uniquement, ma chère cousine, pour vous parler de notre aimable orpheline. J’ai été dîner aujourd’hui chez la Comtesse, où j’ai trouvé Charlotte, qu’elle garde pendant une quinzaine de jours avant de la mettre au couvent. Figurez-vous une jeune fille qui semble vous chercher pour vous sourire ; son habillement est simple, ses cheveux flottans, ses manières ingénues. Vous lui parlez, sa physionomie prend alors un air d’intérêt ; elle a dans ses regards un air de douceur et d’intelligence, son sourire est enchanteur. L’innocence et la paix règnent sur son front, mêlées à quelques nuages de tristesse. On voit qu’elle a moins le désir de plaire que l’envie que vous soyez content d’elle ; on parle de musique, il ne serait pas besoin de lui faire des instances, mais son deuil l’arrête ; elle chanterait aussi à la plus légère envie qu’on lui en témoignerait. Elle se met à son clavecin si vous désirez l’entendre, et dans ces circonstances c’est pour jouer des airs tristes, comme le stabat de Pergolese. Ses yeux se sont remplis de larmes pendant qu’elle exécutait ce morceau sublime et touchant, et tout cela n’est point pour faire briller ses talens, mais pour vous satisfaire. Une autre jeune fille va et vient autour d’elle ; quelques mots de familiarité par-ci par-là ; est-ce sa sœur, est-ce une compagne ?… Non, c’est une orpheline qu’on lui a donnée pour la servir et lui tenir compagnie ; le Commandeur ne manque à rien et a trouvé le moyen de faire en même temps deux bonnes œuvres. La familiarité de cette enfant n’est pas celle d’une mercenaire enhardie par les bontés de sa maîtresse, c’est celle de l’innocence qui croit tout payer en aimant ; c’est celle de la jeunesse qui ne voit d’inégalité que l’âge. Voilà, ma cousine, comment j’ai trouvé Charlotte, et je m’empresse de vous en faire part pour que vous sachiez que votre petite protégée est digne de vos bontés. Elle m’inspire le plus tendre intérêt, et si jamais les choses revenaient dans l’ordre ancien, je mettrais Charlotte en état de faire un bon mariage ; car la pauvre enfant, dans tous les cas, n’a rien à espérer, toute la fortune de son père consistait dans les bienfaits du Roi. Adieu, ma chère cousine.

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