L’Émigré/Lettre 072
LETTRE LXXII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Je sens, ma chère amie, que vous
devez avoir besoin de repos, et je
voudrais savoir le Marquis en état de
partir, ce qui ne peut être long à ce
que je crois ; mais en attendant, j’ai
pressé ma mère de me permettre
d’aller vous voir, et un vieux cousin,
qui est presque un grand oncle, s’est chargé de me servir de chaperon pendant
ce petit voyage. Ma mère s’en
rapporte à vous et à votre mère, quand
je serai arrivée ; mais vous connaissez
ses scrupules, sa fille seule sur un
grand chemin ! cette idée la fait frémir.
j’ose dire qu’elle est bien sûre
de moi ; mais elle ne veut pas, dit-elle,
que jusqu’à mon mariage, il y ait un
quart d’heure de ma vie, où la malignité
puisse dire que j’ai eu une
occasion de mal faire. Ainsi donc grâce
à ce cousin, bien connu pour tel dans
tout le pays, remarquable par son immense
perruque à la brigadière, par
une ample cravatte à la mode du
temps de l’empereur Charles VI ;
enfin par tout ce qui peut imposer
silence à la plus subtile méchanceté,
je serai, grâce à cet homme respectable,
demain pour dîner chez vous.
J’aurai grand plaisir à voir votre libérateur, malgré quelques chagrins
qu’il nous cause et nous causera peut-être
encore ; je débuterai par l’embrasser
en présence de tout ce qui le
trouvera chez lui, et de ma mère si
elle y était ; vous pouvez dès aujourd’hui
le prévenir de cette faveur, afin
qu’elle ne lui cause pas de trop vives
émotions. Aujourd’hui qu’il est à jamais
le quatrième dans mon cœur, qu’il est
le sauveur de ma Victorine, quels
droits n’a-t-il pas sur moi ? J’espère
beaucoup de ma visite, ma tendre amie,
pour votre tranquillité. Votre cœur
sera moins agité, quand il pourra s’épancher
dans le sein de l’amitié. Les
pleurs, les cris soulagent la douleur ;
c’est autant d’issues que la nature
semble lui avoir préparées pour diminuer
de sa violence, pourquoi les
plus grandes douleurs sont-elles
muettes et laissent-elles les yeux secs ? c’est qu’elles sont plus fortes
que les ressources ménagées par la
nature. Il en est de même dans le
physique ; lorsque le mal ne peut se
faire jour au dehors par des éruptions,
il étouffe le malade. Pardonnez à
votre métaphysicienne ce petit écart.
Je reviens à vous, en laissant toute comparaison ;
je crois que vous trouverez
du soulagement à parler à cœur ouvert
à une autre vous-même. J’ai souvent
éprouvé, lorsque j’avais quelque
chagrin, qu’après avoir causé avec
vous, il me semblait que j’étais soulagée
d’un grand fardeau. Vous pensez
bien, ma chère Victorine, que si je
ne réponds pas en détail à votre lettre,
ce n’est pas qu’aucune circonstance
m’en soit échappée ; mais si près de
vous voir je préfère de vous en entretenir
à fond, sans quoi je vous enverrais
dix pages : à demain, ma tendre amie.