L’Émigré/Lettre 071
LETTRE LXXI.

à
Melle Émilie de Wergentheim.
Mon oncle vous a mandé, ma chère
Émilie, le danger affreux que nous
avons couru ma mère et moi, et quelle
main nous a arrachées aux flammes, à
la mort. Un quart d’heure plus tard,
c’en était fait de ma mère et de votre
Victorine. Nous étions dans un petit corridor où la flamme n’avait pas gagné,
mais où nous étouffions de fumée,
et je ne sais quel instinct nous avait portées
à nous coucher à terre, la bouche
presque collée sur le plancher, afin
de pouvoir respirer. Je ne vous dirai
pas ce qui se passait en moi, ma tête
était perdue et ce qui me restait de
sentiment était pour ma malheureuse
mère. Tout d’un coup j’ai entendu
crier : madame ! madame la Comtesse !
et sans rien pouvoir distinguer je me
suis senti enlever, mais j’étais comme
évanouie. La flamme cependant, en
me portant sur les joues, m’a fait un
peu revenir, mais pas assez pour avoir
toute l’horreur du spectacle qui m’environnait ;
une idée confuse du Marquis
m’a frappée comme dans un rêve ;
ma mère suivait, fortement tenue par
la main du Marquis ; c’est ainsi que
nous sommes parvenues dans la cour. On m’a jeté de l’eau, et le Marquis,
que j’ai reconnu à la clarté du feu
qui éclairait comme en plein midi, m’a
portée dans une chambre. Le reste,
vous le savez ; vous êtes instruite de
son état, de sa main, de ses jambes,
dont il n’a rien senti pendant plus
d’une heure ; il souffre beaucoup, mais
il n’y a rien à craindre. Je lui dois la
vie de ma mère, je lui dois la mienne,
et sans lui, Émilie, il n’y aurait
plus de Victorine pour vous. Il semble
qu’il soit honteux des obligations
que nous lui avons, et en se livrant à
la joie comme un autre, on ne croirait
pas que c’est lui qui en est le
principe. Je ne le quitte pas de tout
le jour ; que ne puis-je adoucir ses
souffrances ! Il est heureux de me
voir, c’est son ouvrage qu’il contemple.
Je dîne avec lui, et quelquefois je le
sers : ma mère est en tiers. Ah ! ce n’est pas le moment des vaines délicatesses,
mon Émilie ; mais combien
il faudra dans quelques jours prendre
sur moi ! On est encore dans l’ivresse
et rien ne frappe que le danger, et le
courage du Marquis ; mais il faudra
que tout rentre dans l’ordre, et se
soumettre aux convenances ; pour mon
propre bonheur, il faudra mettre un
terme à des effusions de reconnaissance,
qu’il serait bien difficile de distinguer
de la plus vive tendresse. Le
Marquis a souvent les larmes aux
yeux, et en se réveillant avant-hier
et me voyant auprès de lui, occupée
de rattacher une serviette qui entourait
son bras, il s’est écrié : est-ce un
songe, ma chère Comtesse ; il s’est repris :
pardon Madame, que vos soins sont
touchans, ou plutôt déchirans ! Quelle
illusion ne me font pas de tels services !
une sorte de désespoir s’est emparé de lui, et il s’est écrié : ah ! jamais jamais.
Je suis restée interdite, et craignant
pour lui le retour de la fièvre
causée par l’agitation, je lui ai pris la
main en le priant de se calmer. Il a saisi
fortement la mienne qu’il a portée
vers son cœur, et m’entraînant vers
lui, de son bras malade il m’a embrassée
avec une ardeur qui m’a effrayée.
L’effort qu’il venait de faire a fait
tomber les linges qui entouraient son
bras et sa main, et lui a causé la plus
vive douleur ; j’ai saisi le prétexte
d’aller chercher le chirurgien qui le
panse, et je me suis enfuie dans un
trouble que je ne puis vous rendre.
En vérité, ma chère Émilie, les transports
du Marquis m’ont presque causé
la même terreur que le feu ; je tâcherai,
sans affectation de ne plus me
trouver si souvent seule avec lui, et
d’être à quelque distance. Je l’ai revu le soir, et dans un moment que nous
avons été seuls, il m’a dit : si je pouvais
me mettre à genoux je vous demanderais
pardon. Dites-moi que
vous m’avez pardonné, Madame. —
Vous avez été, mon cher Marquis,
trop puni de votre extravagance, par
la douleur que vous avez éprouvée,
pour que je m’en souvienne. Soyez
ma tendre sœur, m’a-t-il dit, faites-moi
serment d’être ma sœur. Eh bien !
soit, lui ai-je répondu, mon frère et
le plus aimé des frères… En
vérité, ma chère, votre Victorine
éprouve trop d’émotions, et les violentes
secousses de son ame altèrent
un peu sa santé. Venez, venez de grâce
pour lui rendre un peu de calme ;
votre présence est un baume salutaire
pour moi. Vos avis pénètrent avec
tant de douceur dans mon esprit ; vous
savez la langue de mon cœur et il s’épanouit quand je vous écoute,
comme la fleur à la rosée du matin.
Adieu, ma tendre amie.
