P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 259-265).


LETTRE LXXI.

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la Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Mon oncle vous a mandé, ma chère Émilie, le danger affreux que nous avons couru ma mère et moi, et quelle main nous a arrachées aux flammes, à la mort. Un quart d’heure plus tard, c’en était fait de ma mère et de votre Victorine. Nous étions dans un petit corridor où la flamme n’avait pas gagné, mais où nous étouffions de fumée, et je ne sais quel instinct nous avait portées à nous coucher à terre, la bouche presque collée sur le plancher, afin de pouvoir respirer. Je ne vous dirai pas ce qui se passait en moi, ma tête était perdue et ce qui me restait de sentiment était pour ma malheureuse mère. Tout d’un coup j’ai entendu crier : madame ! madame la Comtesse ! et sans rien pouvoir distinguer je me suis senti enlever, mais j’étais comme évanouie. La flamme cependant, en me portant sur les joues, m’a fait un peu revenir, mais pas assez pour avoir toute l’horreur du spectacle qui m’environnait ; une idée confuse du Marquis m’a frappée comme dans un rêve ; ma mère suivait, fortement tenue par la main du Marquis ; c’est ainsi que nous sommes parvenues dans la cour. On m’a jeté de l’eau, et le Marquis, que j’ai reconnu à la clarté du feu qui éclairait comme en plein midi, m’a portée dans une chambre. Le reste, vous le savez ; vous êtes instruite de son état, de sa main, de ses jambes, dont il n’a rien senti pendant plus d’une heure ; il souffre beaucoup, mais il n’y a rien à craindre. Je lui dois la vie de ma mère, je lui dois la mienne, et sans lui, Émilie, il n’y aurait plus de Victorine pour vous. Il semble qu’il soit honteux des obligations que nous lui avons, et en se livrant à la joie comme un autre, on ne croirait pas que c’est lui qui en est le principe. Je ne le quitte pas de tout le jour ; que ne puis-je adoucir ses souffrances ! Il est heureux de me voir, c’est son ouvrage qu’il contemple. Je dîne avec lui, et quelquefois je le sers : ma mère est en tiers. Ah ! ce n’est pas le moment des vaines délicatesses, mon Émilie ; mais combien il faudra dans quelques jours prendre sur moi ! On est encore dans l’ivresse et rien ne frappe que le danger, et le courage du Marquis ; mais il faudra que tout rentre dans l’ordre, et se soumettre aux convenances ; pour mon propre bonheur, il faudra mettre un terme à des effusions de reconnaissance, qu’il serait bien difficile de distinguer de la plus vive tendresse. Le Marquis a souvent les larmes aux yeux, et en se réveillant avant-hier et me voyant auprès de lui, occupée de rattacher une serviette qui entourait son bras, il s’est écrié : est-ce un songe, ma chère Comtesse ; il s’est repris : pardon Madame, que vos soins sont touchans, ou plutôt déchirans ! Quelle illusion ne me font pas de tels services ! une sorte de désespoir s’est emparé de lui, et il s’est écrié : ah ! jamais jamais. Je suis restée interdite, et craignant pour lui le retour de la fièvre causée par l’agitation, je lui ai pris la main en le priant de se calmer. Il a saisi fortement la mienne qu’il a portée vers son cœur, et m’entraînant vers lui, de son bras malade il m’a embrassée avec une ardeur qui m’a effrayée. L’effort qu’il venait de faire a fait tomber les linges qui entouraient son bras et sa main, et lui a causé la plus vive douleur ; j’ai saisi le prétexte d’aller chercher le chirurgien qui le panse, et je me suis enfuie dans un trouble que je ne puis vous rendre. En vérité, ma chère Émilie, les transports du Marquis m’ont presque causé la même terreur que le feu ; je tâcherai, sans affectation de ne plus me trouver si souvent seule avec lui, et d’être à quelque distance. Je l’ai revu le soir, et dans un moment que nous avons été seuls, il m’a dit : si je pouvais me mettre à genoux je vous demanderais pardon. Dites-moi que vous m’avez pardonné, Madame. — Vous avez été, mon cher Marquis, trop puni de votre extravagance, par la douleur que vous avez éprouvée, pour que je m’en souvienne. Soyez ma tendre sœur, m’a-t-il dit, faites-moi serment d’être ma sœur. Eh bien ! soit, lui ai-je répondu, mon frère et le plus aimé des frères… En vérité, ma chère, votre Victorine éprouve trop d’émotions, et les violentes secousses de son ame altèrent un peu sa santé. Venez, venez de grâce pour lui rendre un peu de calme ; votre présence est un baume salutaire pour moi. Vos avis pénètrent avec tant de douceur dans mon esprit ; vous savez la langue de mon cœur et il s’épanouit quand je vous écoute, comme la fleur à la rosée du matin. Adieu, ma tendre amie.

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