L’Émigré/Lettre 070
LETTRE LXX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Ma chère nièce me presse d’avoir
l’honneur de vous écrire, Mademoiselle,
pour que vous ne soyez pas
alarmée de l’accident arrivé au château
de Lœwenstein, dont il est possible
que vous soyez instruite. Il n’y a
rien à craindre pour sa santé ; mais
l’extrême terreur qu’elle a éprouvée,
et l’agitation d’une nuit passée dans le
plus grand trouble, lui ont causé un
accès de fièvre assez vif et un grand
abattement.
Vous saurez, Mademoiselle, que cette nuit, vers les deux heures du matin, nous avons été réveillés par des cris effrayans, et m’étant levé, j’ai vu l’aile du château dans laquelle habitent ma belle-sœur et sa fille, tout en feu. Tout le monde était dans un trouble qui ne permettait pas d’agir, ou du moins utilement ; chacun criait, se désespérait et on a été longtemps à faire jouer une pompe fort mal en ordre. Nous étions, dans la cour, mon frère, son gendre et moi, tous à demi-nus et désolés ; peu ingambes tous trois, nous ne pouvions que promettre de l’argent aux domestiques qui tenteraient de délivrer ma sœur et ma nièce des flammes qui enveloppaient leur appartement. Deux ou trois l’ont tenté ; mais ils ont été repoussés par la fumée qui les a aveuglés et presque étouffés. Le feu semblait prendre de nouvelles forces, lorsque le Marquis, que la providence m’avait engagé à amener ici, a tout d’un coup saisi une bâche de la main d’un palefrenier, et s’est élancé comme un trait vers l’escalier à demi-consumé, qu’il a monté avec une égale vîtesse. Des cris d’admiration se sont fait entendre parmi les domestiques, et nous avons été quelque temps dans la plus cruelle incertitude. Jugez de notre joie, Mademoiselle, lorsque nous avons aperçu ce brave gentilhomme, tenant dans ses bras ma nièce, tirant après lui sa mère, et descendant l’escalier ; une femme de chambre qui les suivait, ayant porté son pied sur une marche qui s’est enfoncée, elle est tombée dans le vestibule, et s’est cassé la jambe. Enfin, nous avons embrassé, les yeux inondés de larmes, et le cœur suffoqué de joie, ma sœur et ma nièce ; un demi-quart d’heure plus tard elles périssaient, car l’escalier est tombé avec fracas, et il n’était plus possible de leur porter du secours. Le généreux Marquis a porté ma nièce entre ses bras dans ma chambre, et là tout le monde l’a mille fois embrassé, sans pouvoir proférer une parole. Les habits des dames sont brûlés à moitié, et voilà tout ; la partie du château qu’elles habitaient est encore en feu, mais on a trouvé moyen de la couper du reste du bâtiment qui est intact. Au milieu de la joie et du trouble, on ne s’est point aperçu que le Marquis eût éprouvé d’autre accident que d’avoir son habit et ses cheveux brûlés, mais une heure après il s’est évanoui ; on l’a visité, et on lui a trouvé tout le bas de la main gauche emporté, la peau du même bras entamée par une contusion, et ses bas grillés et collés à ses jambes. Voilà, Mademoiselle, le cruel accident qui nous est arrivé, et qui empêche ma nièce de vous écrire ; son incommodité n’aura pas de suite, elle est seulement bien faible et bien abattue. Le Marquis est couvert d’emplâtres, mais il aura tout au plus quelques cicatrices. Quel homme, Mademoiselle, quel courage, et quelle simplicité ! il semble embarrassé des transports de notre reconnaissance. Ma nièce demande sans cesse des nouvelles de son généreux libérateur, et est désespérée de ses souffrances. C’est moi qui ai fait recevoir chez ma belle-sœur le brave Marquis, c’est moi qui l’ai amené ici hier, je m’applaudis d’être l’instrument dont la providence s’est servie pour sauver ma sœur et ma chère nièce. Adieu Mademoiselle, soyez sans inquiétude, et comptez sur nos soins pour votre amie, j’ai l’honneur d’être etc. etc.