P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 250-253).


LETTRE LXIX.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le Marquis est venu ici, ma chère Émilie, amené par mon oncle pour faire mon portrait, et croiriez-vous que mon embarras a été extrême ; que se passe-t-il donc au fond de mon cœur ? portez y votre lumière, car souvent je ne sais que penser de ce que j’éprouve. J’ai du plaisir à voir le Marquis, je me le reproche ; est-ce un crime que d’être sensible aux agrémens, que de payer d’un tendre retour les sentimens d’une vive affection ? mais le Marquis, me direz-vous, est amoureux, et la loi du devoir vous prescrit de lui interdire toute espérance, et de vous refuser à recevoir des témoignages de sa tendresse ; elle vous prescrit de maîtriser vos propres sentimens, et de défendre à votre cœur toute affection qui s’élève au-dessus de la simple amitié. J’ignore si ce que j’éprouve est de l’amour, ma chère Émilie, et à tout hasard je me conduis comme si j’en étais assurée ; je m’interdis la plus innocente familiarité avec le Marquis, et j’évite les occasions d’être seule avec lui. Que puis-je faire de plus ? mais n’est-ce pas reconnaître l’empire de l’amour sur moi que de m’efforcer de le combattre ?

Enfin mon portrait est achevé ; tout le monde en est enchanté, et je vous avoue que je trouve assez agréable la personne qu’il représente ; c’est sans doute une preuve qu’il me ressemble peu. Le Marquis m’a demandé deux ou trois fois de prendre une expression de mélancolie tendre. C’est Clarisse, m’a-t-il dit, que vous lisez, et vous réfléchissez sur quelque circonstance affligeante de ce roman. Clarisse est sa divinité, et il ne croit pas que rien puisse intéresser au même degré. J’ai tâché de lui obéir, et trop bien je crois ; car au même instant que j’ai donné, et il ne m’a pas fallu un grand effort, cette expression mélancolique et tendre à mes yeux, je l’ai vu se troubler, et peu de temps après il a été prendre l’air sous le prétexte de la chaleur et d’un mal à la tête. J’aurais eu grand besoin d’en faire autant ; mais je suis restée à ma place. Dites moi, ma bonne et charmante amie, s’il est possible d’être coupable quand on n’accorde rien à son penchant, et qu’on redoute son empire. Nos sentimens ne sont pas en notre pouvoir ; la vertu n’est vertu que parce qu’elle suppose un combat, sans quoi l’on n’a que de la sagesse, qui est une habitude qui ne coûte nul effort. Je me sens le courage de me vaincre, mais Dieu lui-même n’a pas le pouvoir d’anéantir le passé ; je ne puis donc effacer des impressions, et rapportez-vous-en à votre amie, pour qu’elles ne pénètrent pas plus avant lorsqu’elle est éclairée. Adieu, ma chère Émilie.

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