L’Émigré/Lettre 062
LETTRE LXII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
S’il y a de malhonnêtes gens, s’il y a
de mauvais cœurs, il faut convenir aussi
ma chère Émilie, qu’il y a des ames
bien nobles, des cœurs bien généreux,
et souvent dans la plus obscure condition.
Vous avez été frappée un
jour de l’air de candeur du valet de
chambre du Marquis de St. Alban,
lisez cette lettre et vous verrez que
vous ne vous êtes pas trompée ; mais
il faut que je vous dise comment elle m’est tombée entre les mains, et j’en
viendrai ensuite à l’objet qui m’a fait
recourir à vous. Je suis entrée hier
matin dans la chambre de Jenny, qui
est un peu incommodée, et je l’ai
trouvée sur ion lit fondant en larmes ;
une lettre était près d’elle, et des
ducats épars sur une petite table près
du lit. Qu’avez-vous donc, lui ai-je
dit, Jenny ? Toute surprise et alarmée,
elle a voulu essuyer ses larmes,
et s’est empressée de prendre la
lettre pour la serrer dans son corset.
Mais qu’avez-vous ? — Madame,
ce n’est rien. — Vous me le direz ;
ce n’est point curiosité, c’est intérêt. —
Je ne le puis Madame. — Et les
ducats, qu’en voulez-vous faire ? —
Ah ! Madame, ils sont bien à moi. —
Je n’en doute pas, ma chère Jenny ;
mais je veux savoir ce que vous avez,
ou je n’aurai plus d’amitié pour vous. — Plus d’amitié pour Jenny !…
Elle a voulu se lever et se jeter à
mes genoux, je lui ai encore dit : ma
chère Jenny, parlez-moi avec franchise
— eh bien, je vois bien qu’il le
faut, puisque Madame parle de m’ôter
son amitié. Elle a tiré sa lettre, s’est
couvert un moment la tête avec son
tablier, et m’a dit comme ayant repris
courage : Madame se doute peut-être
que nous nous aimons, monsieur
Bertrand et moi ; mais cela ne
m’empêchera jamais d’être une honnête
fille. — Il n’y a pas de mal à
cela mon enfant, Bertrand est un
honnête homme ; à ces mots elle m’a
remis la lettre, que je vous envoie.
Les larmes me sont venues aux yeux
en la lisant, et j’ai eu bien de la peine
à les renfoncer. Vous verrez par
cette lettre le déplorable état du
Marquis, et voici, ma chère Émilie, le service qu’il faut que vous me rendiez.
J’ai une petite aigrette de diamans,
que je n’ai pas mise depuis mon
mariage, et qui à peine est connue de
ma famille ; je vous l’envoie pour que
vous la fassiez vendre secrètement, et
le plutôt possible ; mais ce n’est pas
tout, il faut trouver un moyen d’en
faire recevoir le prix par le Marquis,
et voici celui que j’ai imaginé : ce serait
de lui faire écrire d’une main inconnue
qu’un homme qui lui a fait un
grand tort, qu’il peut réparer entièrement,
sachant la triste situation où
il est, lui fait passer à titre de restitution
la somme de… en attendant
qu’il puisse s’acquitter tout-à-fait envers
lui. Le Marquis vient d’essuyer
une banqueroute d’un négociant de
Francfort, qui est en fuite ; il a dans
sa vie aussi été trompé, volé de diverses
manières ; il ne lui paraîtra donc pas surprenant qu’on lui fasse
une légère restitution sans vouloir se
nommer. Vous ne connaissez pas autant
le Marquis que moi, et je suis
persuadée que si une pareille confidence
vous avait été faite, vous n’auriez
pas balancé à faire usage de tous
vos moyens, pour venir à son secours.
Au lait pour toute nourriture !…
par misère !… malade, sans argent,
sans amis, dans un pays inconnu, dans
un misérable village ; ah ! mille fois
honnête Bertrand, soit bénie cette
providence, vous en êtes l’instrument,
et c’est elle qui a fait tomber votre
lettre entre mes mains. Je répondrai
à ses inspirations, et mon Émilie m’aidera
dans mon entreprise. J’ai donné
ma parole à Jenny de ne point parler
de la lettre de Bertrand, et je
lui ai fait promettre de ne point lui
dire que j’en eusse connaissance ; ensuite nous sommes convenues qu’elle
lui écrirait qu’elle m’avait fait voir la
montre, et que je m’étais chargée de
faire naître l’idée de l’acheter à un
de mes parens qui en donnera un
prix convenable. J’attends bien impatiemment
votre réponse, ma chère
amie.
P. S. Mon exprès restera à Mayence, si vous croyez pouvoir répondre dans vingt-quatre heures quelque chose de décisif.