L’Émigré/Lettre 063
LETTRE LXIII.

à
la Cesse de Loewenstein.
Je vous remercie mille fois, ma chère
Victorine, de la commission que vous
m’avez donnée, je suis heureuse de
participer à une aussi généreuse action.
J’en suis fière comme cet homme qui
disait, entendant vanter un beau sermon,
eh bien, c’est moi qui l’ai sonné.
Il se serait passé beaucoup de temps
peut-être, avant de pouvoir vendre
votre aigrette, à un bon prix, ou si
je m’étais pressée de la vendre à des
juifs, ils ne m’auraient donné que la moitié de la valeur ; j’ai pris un autre
parti qui m’a réussi complètement.
Vous connaissez le grand-prévôt du
chapitre ; c’est un homme noble et obligeant,
et le bon vieillard se pique d’un
attachement particulier pour moi. Au
moment où j’ai reçu votre lettre, je sortais
pour aller dîner chez lui en grande
compagnie ; nous sommes arrivés des
premiers, et après les complimens
ordinaires, je lui ai demandé à entrer
dans sa bibliothèque pour y prendre
un livre, bien persuadée qu’il m’y
suivrait ; il y est effectivement venu,
et nous nous sommes trouvés seuls ;
alors, je lui ai dit : monsieur le prévôt,
j’ai un secret à vous confier et
un service à vous demander. Sa belle
et respectable phisionomie s’est épanouie
à ces mots ; mademoiselle Émilie,
a-t-il dit, peut compter sur ma
discrétion, et tout ce que j’ai, tout ce qui est en mon pouvoir est à ses ordres.
J’en étais d’avance assurée,
monsieur le prévôt, lui ai-je répondu,
et cependant je ne suis point présomptueuse.
Il m’a serré les mains
avec affection ; une pauvre Française
émigrée, lui ai-je dit, n’a plus que
ce bijou, elle est forcée de s’en défaire
et je voudrais que ce fût au
meilleur prix possible ; alors j’ai montré
l’aigrette, il l’a regardée une minute,
bien plus occupé de ce que j’avais
à ajouter. Je vous ai choisi, lui
ai-je dit, pour un prêteur sur gage ;
il a ri. La chose étant très-pressée,
je ne puis attendre une occasion favorable
de la vendre. Faites-moi la
grâce de me prêter deux-cents ducats,
et lorsque le bijou sera vendu
vous me donnerez le surplus, ou je
vous remettrai ce qu’il sera vendu de
moins ; mais comme il a coûté plus de trois cents ducats, je ne crois pas demander
trop pour le moment. Je pressai
quatre à quatre mes paroles, de
peur d’être interrompue. Il m’a dit :
je vois que nous n’avons pas le temps
d’en dire davantage, et je garde vos
diamans, parce que je suis plus à portée
que vous de les faire vendre. Si
vous voulez laisser après dîner votre
sac à ouvrage sur l’encoignure qui est
à gauche du poêle, je trouverai moyen
d’y mettre les deux cents ducats. À
peine achevait-il, qu’un valet de chambre
est entré pour lui dire que la princesse
de… était arrivée. Il m’a
quittée, tout radieux d’avoir eu occasion
de rendre service, et d’avoir une
affaire secrète à traiter. J’ai resté
quelques momens dans la bibliothèque,
et je suis rentrée dans le sallon avec
deux ou trois volumes. Le prévôt,
fidelle à sa parole, a tourné et retourné après le dîner auprès de l’encoignure,
et quand il a cru n’être pas aperçu,
il a glissé les deux cents ducats dans
mon sac. Vous pensez bien, ma chère,
que j’ai été alerte pour le reprendre,
et en sentant le poids des ducats, j’ai
éprouvé un plaisir singulier, un plaisir
d’enfant, dira-t-on, puisque j’étais
bien sûre qu’ils y étaient. Ah ! nos
sensations à tous les âges ont les
mêmes principes, et les mêmes résultats.
L’avare qui s’enferme pour
contempler ses richesses, qui se plaît
à les passer en revue, savait bien
avant d’ouvrir son coffre ce qu’il renferme ;
mais n’importe, leur vue le
satisfait, et lui présente toutes les
jouissances auxquelles il peut prétendre.
En pesant dans ma main ces
rouleaux, l’emploi me frappait plus
vivement l’imagination ; mon cœur
tressaillait, lorsque je songeais que dans ce petit volume étaient contenues
la subsistance, la santé, la vie peut-être
d’un homme digne de l’estime et
de l’intérêt de tous les êtres pensans
et sensibles. Si j’avais été seule, j’aurais,
je crois, défait les rouleaux, et
compté les ducats pour voir en détail
tout ce qu’ils produiront de bien. Vous
les recevrez ce soir ces bienheureux
rouleaux, et si vous passez une bonne
nuit, ou si elle est doucement agitée
du plaisir d’avoir rétabli le calme dans
une ame aussi noble que pure, songez
à la diligence de votre Émilie, qui se
trouve fortunée d’y avoir quelque
part.
