P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 211-215).
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LETTRE LXI.

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Bertrand, valet de chambre du Marquis
à Jenny,
femme de chambre de la Cesse.


Je suis bien dans l’embarras, ma chère Jenny, et connoissant ton bon cœur, il m’est bien avis que tu le partageras. Tu seras chagrine, cela me fait de la peine, et cependant ça me fait plaisir. Mon pauvre maître, comme je te l’ai confié, a essuyé une grosse banqueroute qui a raflé tout son pauvre avoir, et pour comble de malheur, monsieur le Président est allé faire un voyage d’un mois ou six semaines, il faut que ce soit pour quelque grande affaire sans doute ; car il a écrit comme ça à mon maître, qu’il ne pouvait lui dire où il allait. Ce brave homme nous aurait aidés, car il aime mon maître comme ses yeux ; suffit qu’il n’y faut pas songer de long-temps. Notre hôte, le bon monsieur Schmitt, n’aurait pas mieux demandé que de continuer à lui donner un bon ordinaire, comme il a fait jusqu’ici, et tout plein de petites douceurs ; le pauvre homme allait chercher à deux lieues à la ronde une perdrix pour l’apporter, et une fois il acheta un faisan qu’il nous vendit un tiers de moins, c’est un fait. Il faut quelque chose, disait-il, qui ragoûte monsieur le Marquis ; mais hélas ! le bon Schmitt n’est pas le maître chez lui, et j’ai entendu souvent grogner sa femme, des attentions qu’il a pour nous, sur-tout depuis, comme on dit, que les eaux sont basses. Mon maître a fait semblant, je crois, depuis quelques jours d’avoir besoin d’être au lait pour sa santé, et moi j’ai dit comme ça à madame Schmitt, que n’ayant plus la desserte de mon maître, je me contenterais de pommes de terre ; son mari, qui était là, m’a dit : fi ! monsienr Bertrand ; tant que le père Schmitt vivra, et qu’il y aura un morceau de lard dans son pot, vous en aurez votre part ; mais voici ce qu’il y a de plus pire, mon pauvre maître a la fièvre, et le lait est comme un venin quand on est dans cet état, il a fallu faire du bon bouiilon, acheter des drogues et faire venir un médecin, et tout cela coûte. Mon maître n’a plus que quelques louis qui seront bientôt finis, et tous ses bijoux sont vendus : mais ma chère Jenny, Bertrand a une belle et bonne montre d’or, et de qui lui vient cette montre ? de la sœur de son maître, lorsqu’elle s’est mariée. Il ne sera pas dit qu’il garde un bijou quand il peut racheter peut-être la vie à son maître. Le pauvre Bertrand y est attaché, j’en conviens ; mais ce n’est pas pour lui, tu t’en doutes, ma chère Jenny. Peut-être il comptait qu’enfin viendrait ce jour où il pourrait t’en faire cadeau : il n’y faut plus songer, mais bien à mon cher maître. Je te l’envoie cette montre, pour que tu la vendes aussitôt à quelqu’un de ces messieurs qui viennent au château, ou que tu pries la bonne amie de Madame, d’en faire une loterie à Mayence ; en attendant, envoie-moi une partie de ton petit trésor, comme qui dirait une vingtaine de ducats, dont tu te payeras sur le prix de la montre, et je ferai croire à monsieur le Marquis que j’ai étui d’or, qui avait un petit bouton de diamant, que nous avons laissé en France, et que je l’ai vendu. Motus sur tout cela, ma chère Jenny. Il faut croire que Dieu un jour aura pitié des honnêtes gens, et que nous aurons une bonne auberge dans quelque belle ville de France. J’en suis si persuadé que je songe quelquefois à l’enseigne. Il y aura une barque sur une mer bien agitée, et puis dessus à la providence. Ah ! notre pauvre barque, elle est bien loin du port. Adieu, adieu, ma chère Jenny, je t’embrasse de tout mon cœur, et suis à jamais ton fidelle serviteur

Bertrand.
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