L’Émigré/Lettre 061
LETTRE LXI.

à Jenny,
femme de chambre de la Cesse.
Je suis bien dans l’embarras, ma chère
Jenny, et connoissant ton bon cœur,
il m’est bien avis que tu le partageras.
Tu seras chagrine, cela me fait de la
peine, et cependant ça me fait plaisir.
Mon pauvre maître, comme je te l’ai
confié, a essuyé une grosse banqueroute
qui a raflé tout son pauvre avoir,
et pour comble de malheur, monsieur
le Président est allé faire un voyage
d’un mois ou six semaines, il faut que ce soit pour quelque grande affaire
sans doute ; car il a écrit comme ça
à mon maître, qu’il ne pouvait lui dire
où il allait. Ce brave homme nous
aurait aidés, car il aime mon maître
comme ses yeux ; suffit qu’il n’y faut
pas songer de long-temps. Notre
hôte, le bon monsieur Schmitt,
n’aurait pas mieux demandé que de
continuer à lui donner un bon ordinaire,
comme il a fait jusqu’ici, et tout
plein de petites douceurs ; le pauvre
homme allait chercher à deux lieues
à la ronde une perdrix pour l’apporter,
et une fois il acheta un faisan
qu’il nous vendit un tiers de moins,
c’est un fait. Il faut quelque chose,
disait-il, qui ragoûte monsieur le Marquis ;
mais hélas ! le bon Schmitt
n’est pas le maître chez lui, et j’ai
entendu souvent grogner sa femme, des
attentions qu’il a pour nous, sur-tout depuis, comme on dit, que les eaux
sont basses. Mon maître a fait semblant,
je crois, depuis quelques jours
d’avoir besoin d’être au lait pour sa
santé, et moi j’ai dit comme ça à
madame Schmitt, que n’ayant plus
la desserte de mon maître, je me contenterais
de pommes de terre ; son
mari, qui était là, m’a dit : fi ! monsienr
Bertrand ; tant que le père Schmitt
vivra, et qu’il y aura un morceau de
lard dans son pot, vous en aurez votre
part ; mais voici ce qu’il y a de plus
pire, mon pauvre maître a la fièvre,
et le lait est comme un venin quand
on est dans cet état, il a fallu faire
du bon bouiilon, acheter des drogues
et faire venir un médecin, et tout
cela coûte. Mon maître n’a plus que
quelques louis qui seront bientôt finis,
et tous ses bijoux sont vendus : mais
ma chère Jenny, Bertrand a une belle et bonne montre d’or, et de qui
lui vient cette montre ? de la sœur
de son maître, lorsqu’elle s’est mariée.
Il ne sera pas dit qu’il garde un bijou
quand il peut racheter peut-être la
vie à son maître. Le pauvre Bertrand
y est attaché, j’en conviens ;
mais ce n’est pas pour lui, tu t’en
doutes, ma chère Jenny. Peut-être il
comptait qu’enfin viendrait ce jour
où il pourrait t’en faire cadeau : il
n’y faut plus songer, mais bien à mon
cher maître. Je te l’envoie cette montre,
pour que tu la vendes aussitôt à
quelqu’un de ces messieurs qui viennent
au château, ou que tu pries la
bonne amie de Madame, d’en faire
une loterie à Mayence ; en attendant,
envoie-moi une partie de ton petit
trésor, comme qui dirait une vingtaine
de ducats, dont tu te payeras
sur le prix de la montre, et je ferai croire à monsieur le Marquis que j’ai
étui d’or, qui avait un petit bouton
de diamant, que nous avons laissé en
France, et que je l’ai vendu. Motus
sur tout cela, ma chère Jenny. Il
faut croire que Dieu un jour aura pitié
des honnêtes gens, et que nous aurons
une bonne auberge dans quelque
belle ville de France. J’en suis si
persuadé que je songe quelquefois à
l’enseigne. Il y aura une barque sur
une mer bien agitée, et puis dessus à
la providence. Ah ! notre pauvre
barque, elle est bien loin du port.
Adieu, adieu, ma chère Jenny, je
t’embrasse de tout mon cœur, et suis à
jamais ton fidelle serviteur
