L’Émigré/Lettre 060
LETTRE LX.

à
la Cesse de Loewenstein.
Eh ! de quoi se mêle monsieur le
Marquis de vouloir arranger la tête
des autres ! qu’il songe à la sienne,
ma chère amie, qui n’est peut-être
pas trop en ordre ! Il est effectivement
bizarre que votre mère, que votre
oncle, s’empressent de favoriser une
intimité entre vous et un jeune homme
aimable ; qu’ils fassent naître l’occasion
d’entrer en correspondance
avec lui sur un sujet qui peut mener
si loin. Lorsqu’il s’agit d’arranger la tête d’une femme, n’a-t-on pas le
droit de parler de tout ? de son cœur,
de son esprit, de tout enfin. Si j’avais
à lui parler des causes qui dérangent
celle d’un homme, quelle
ample matière n’aurois-je pas ? La
vanité serait une des plus fécondes.
Si elle se bornait encore à faire parler
d’eux dans la gazette, on pourrait
la supporter ; mais il faut qu’elle les
porte à troubler le repos des femmes,
à les déshonorer, et c’est une gloire
pour eux, lorsque quelque malheureuse
expie dans un couvent, ou dans
quelque vieux château, le bonheur
d’avoir fixé quelques momens leur
attention. Que de petits Lovelaces
il y a dans le monde ! ma chère amie,
et auxquels il ne manque que son esprit,
ses talens et sa figure ; mais
dont le cœur ne vaut pas mieux. Je
serais un peu tentée de vous gronder, car enfin c’est vous qui ayez donné
lieu à cette belle lettre. De quoi
vous avisiez-vous de dire que vous
aviez besoin qu’on arrangeât votre
tête ; voilà le langage que pourrait
vous tenir une amie, qui ne saurait
pas comme moi apprécier ce que vous
valez ; mais moi, qui vais toujours
cherchant la cause de tout, et que
mon cœur rend si éclairée sur tout
ce qui vous concerne ; je dis que je
reconnais là cette franchise si noble,
si précieuse que je n’ai vue qu’en
vous, habituée à montrer votre ame
tout entière, à vous reposer sur l’innocence
de ses sentimens. Je me
rappelle d’avoir entendu dire à un
homme de beaucoup d’esprit, qui parlait
avec ma mère d’une jeune demoiselle
extrêmement simple et ingénue
qui les intéressait : la pudeur n’est
pas naturelle à l’homme, puisqu’elle ne vient que de la connoissance du mal.
Adam ne chercha à se couvrir que
lorsqu’il eut péché ; combien de jeunes
filles, peut-être, auraient besoin
de perdre leur innocence pour conserver
leur sagesse ! On ne savait pas
que j’étais à portée d’entendre ce discours ;
il me donna bien à penser dans
le temps, et m’est toujours resté dans
la tête. Vous allez, toute honteuse,
dire à votre métaphysicienne : mais j’ai
donc péché puisque, selon vous, j’aurais
quelque chose à cacher ? je vous
répondrai, que si tous les hommes vous
connaissaient comme votre Émilie, vous
n’auriez qu’à gagner en les faisant
pénétrer dans les plus petits replis de
votre ame ; ils y verraient l’impression
qu’a faite un jeune homme aimable,
sensible, vertueux, sur cette ame qui
éprouve le besoin si doux d’aimer ;
mais auprès de cette légère impression, ils liraient, gravés en caractères ineffaçables,
les principes de la plus austère
sagesse, et l’amour de l’ordre et
du devoir. La malignité ne verrait
peut-être qu’une partie de ce que
j’expose, et il est donc nécessaire de
cacher à son œil curieux ce que vous
éprouvez. C’est ce que votre franchise
ne vous a pas permis de faire ;
vous avez senti quelqu’embarras, et
vous en êtes naïvement convenue. Je
crois être sûre au reste, que le Marquis
n’a vu en cela qu’un propos jeté
au hasard, et qu’il ne se croit pas
assez heureux pour être la cause du
désordre de votre tête. Sa lettre
adroite et mesurée, est d’un homme
qui serait bien aise d’entrer en matière
et d’établir une correspondance
avec la personne dont il cherche à
connoître l’état ; la phrase que vous
avez remarquée, m’a fait le même effet qu’à vous, mais ne signifiera rien
pour les autres. J’ai bien songé à
votre situation, ma chère amie, et à
celle du Marquis, par intérêt pour
vous. Il vous aime, cela n’est pas
douteux ; mais il est honnête, et vous
connaît assez pour savoir qu’il n’a
aucune espérance à former, et l’amour,
je crois, ne peut vivre longtemps
sans espoir. La passion, après
l’avoir quelque-temps tourmenté, finira
donc par se changer en amitié ;
car enfin, qui est-ce qui s’est avifé
d’être malheureux, parce qu’il ne possédait
pas le château de Versailles ?
Pour vous, ma chère amie, vous avez
plus à vous défendre des autres que
de vous-même, en étant aimée d’un
homme que son respect tiendra toujours
dans un certain éloignement ;
vous avez plus à craindre l’interprétation
qu’on donnera à vos sentimens, que vos sentimens, dont vous serez
toujours maîtresse de modérer la vivacité,
ou du moins l’expression. Une
inaltérable vertu d’un côté, et de
l’autre un manque absolu d’espoir,
arrangent donc les choses de façon
que nous vivrons un jour sans trouble,
et sans crainte des autres et de nous,
dans une charmante et paisible société.
Adieu, ma chère amie ; voilà mes
vœux et mon espoir.
