P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 204-210).
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LETTRE LX.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Eh ! de quoi se mêle monsieur le Marquis de vouloir arranger la tête des autres ! qu’il songe à la sienne, ma chère amie, qui n’est peut-être pas trop en ordre ! Il est effectivement bizarre que votre mère, que votre oncle, s’empressent de favoriser une intimité entre vous et un jeune homme aimable ; qu’ils fassent naître l’occasion d’entrer en correspondance avec lui sur un sujet qui peut mener si loin. Lorsqu’il s’agit d’arranger la tête d’une femme, n’a-t-on pas le droit de parler de tout ? de son cœur, de son esprit, de tout enfin. Si j’avais à lui parler des causes qui dérangent celle d’un homme, quelle ample matière n’aurois-je pas ? La vanité serait une des plus fécondes. Si elle se bornait encore à faire parler d’eux dans la gazette, on pourrait la supporter ; mais il faut qu’elle les porte à troubler le repos des femmes, à les déshonorer, et c’est une gloire pour eux, lorsque quelque malheureuse expie dans un couvent, ou dans quelque vieux château, le bonheur d’avoir fixé quelques momens leur attention. Que de petits Lovelaces il y a dans le monde ! ma chère amie, et auxquels il ne manque que son esprit, ses talens et sa figure ; mais dont le cœur ne vaut pas mieux. Je serais un peu tentée de vous gronder, car enfin c’est vous qui ayez donné lieu à cette belle lettre. De quoi vous avisiez-vous de dire que vous aviez besoin qu’on arrangeât votre tête ; voilà le langage que pourrait vous tenir une amie, qui ne saurait pas comme moi apprécier ce que vous valez ; mais moi, qui vais toujours cherchant la cause de tout, et que mon cœur rend si éclairée sur tout ce qui vous concerne ; je dis que je reconnais là cette franchise si noble, si précieuse que je n’ai vue qu’en vous, habituée à montrer votre ame tout entière, à vous reposer sur l’innocence de ses sentimens. Je me rappelle d’avoir entendu dire à un homme de beaucoup d’esprit, qui parlait avec ma mère d’une jeune demoiselle extrêmement simple et ingénue qui les intéressait : la pudeur n’est pas naturelle à l’homme, puisqu’elle ne vient que de la connoissance du mal. Adam ne chercha à se couvrir que lorsqu’il eut péché ; combien de jeunes filles, peut-être, auraient besoin de perdre leur innocence pour conserver leur sagesse ! On ne savait pas que j’étais à portée d’entendre ce discours ; il me donna bien à penser dans le temps, et m’est toujours resté dans la tête. Vous allez, toute honteuse, dire à votre métaphysicienne : mais j’ai donc péché puisque, selon vous, j’aurais quelque chose à cacher ? je vous répondrai, que si tous les hommes vous connaissaient comme votre Émilie, vous n’auriez qu’à gagner en les faisant pénétrer dans les plus petits replis de votre ame ; ils y verraient l’impression qu’a faite un jeune homme aimable, sensible, vertueux, sur cette ame qui éprouve le besoin si doux d’aimer ; mais auprès de cette légère impression, ils liraient, gravés en caractères ineffaçables, les principes de la plus austère sagesse, et l’amour de l’ordre et du devoir. La malignité ne verrait peut-être qu’une partie de ce que j’expose, et il est donc nécessaire de cacher à son œil curieux ce que vous éprouvez. C’est ce que votre franchise ne vous a pas permis de faire ; vous avez senti quelqu’embarras, et vous en êtes naïvement convenue. Je crois être sûre au reste, que le Marquis n’a vu en cela qu’un propos jeté au hasard, et qu’il ne se croit pas assez heureux pour être la cause du désordre de votre tête. Sa lettre adroite et mesurée, est d’un homme qui serait bien aise d’entrer en matière et d’établir une correspondance avec la personne dont il cherche à connoître l’état ; la phrase que vous avez remarquée, m’a fait le même effet qu’à vous, mais ne signifiera rien pour les autres. J’ai bien songé à votre situation, ma chère amie, et à celle du Marquis, par intérêt pour vous. Il vous aime, cela n’est pas douteux ; mais il est honnête, et vous connaît assez pour savoir qu’il n’a aucune espérance à former, et l’amour, je crois, ne peut vivre longtemps sans espoir. La passion, après l’avoir quelque-temps tourmenté, finira donc par se changer en amitié ; car enfin, qui est-ce qui s’est avifé d’être malheureux, parce qu’il ne possédait pas le château de Versailles ? Pour vous, ma chère amie, vous avez plus à vous défendre des autres que de vous-même, en étant aimée d’un homme que son respect tiendra toujours dans un certain éloignement ; vous avez plus à craindre l’interprétation qu’on donnera à vos sentimens, que vos sentimens, dont vous serez toujours maîtresse de modérer la vivacité, ou du moins l’expression. Une inaltérable vertu d’un côté, et de l’autre un manque absolu d’espoir, arrangent donc les choses de façon que nous vivrons un jour sans trouble, et sans crainte des autres et de nous, dans une charmante et paisible société. Adieu, ma chère amie ; voilà mes vœux et mon espoir.

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