L’Émigré/Lettre 059
LETTRE LIX.
à la
Cesse de Loewenstein.
Vous êtes, dites-vous Madame, occupée
d’arranger votre tête, et madame
votre mère croit que mes avis
pourront vous être utiles pour y parvenir ; mais je me souviens qu’un
grand philosophe devint fou à force
de méditer sur les causes de la folie ;
n’est-il pas à craindre pour moi, qu’en
méditant profondément sur ce qui
concerne une personne aussi intéressante,
ce ne soit ma tête qui se dérange.
L’envie d’obéir à madame votre
mère, et de contribuer à son amusement,
le plaisir que je trouve à m’occuper
de vous, me font braver ce
danger : et qui sait s’il me reste quelque
chose à craindre encore ! Je suis jeune,
mais j’ai beaucoup vu, beaucoup observé ;
j’ai réfléchi particulièrement
sur les femmes, et je crois qu’il me
serait possible de donner à beaucoup
d’entr’elles, des conseils salutaires ;
mais madame la Comtesse, avant d’indiquer
des remèdes, il faut connaître
la source du mal, et me voilà autorisé
à vous faire des questions, comme un médecin qui voit pour la première
fois un malade. Je vais commencer
par établir les principes généraux du
désordre de la tête des femmes, et ils
pourront vous servir à démêler la cause
de ce qui se passe en vous, et d’après
vos aveux je verrai la marche que je
dois suivre. Dans l’ordre général on
peut rapporter le désordre d’une tête,
à la vivacité de l’imagination, qui entraîne
successivement d’une idée à une
autre, et produit le changement et
l’inconséquence ; à la force de l’imagination,
qui fait vivre quelques personnes
dans un monde idéal, et remplit
la tête d’idées romanesques,
qu’elles cherchent envain à réaliser ;
enfin une tête peut être dérangée par
la profondeur et la vivacité des affections,
et la première des affections
est celle de l’amour. Il faut pour
qu’il porte le désordre dans la tête d’une femme, qu’il soit combattu par
de grands obstacles, ou par une opposition
forte de sentimens profondément
gravés dans l’ame, tels que ceux
du devoir ou de la religion. C’est
ainsi que la tête de cette malheureuse
Clémentine[1] était devenue un
champ de bataille, où combattaient les
deux plus grands sentimens qui puissent
affecter la nature, l’amour et la
religion, le bonheur de la vie et l’éternité.
Elle était tour à tour partagée
entre un Dieu qui lui avait donné la
vie, et un amant qui seul pouvait l’embellir.
L’amour trouble encore la tête
par la jalousie, et par mille rafinemens
qui viennent ou de l’amour propre,
ou d’une délicatesse outrée de
l’ame ; enfin la tête est dérangée par la domination des sens ; mais rien n’est
plus rare chez les femmes, et je n’en
ai point encore vu qui soient convenues
de leur empire, ce qui me
fait admirer ou la force de leur raison,
ou le bonheur attaché à leur constitution.
L’incertitude des idées contribue
encore au désordre, et quelquefois
on est troublé parce que notre ame
reste comme en suspens, faute d’avoir
démêlé ses véritables penchans ; on
éprouve dans cet état, de secrets besoins
de l’ame, et une inquiétude vague,
qui ne se dissipe que lorsque le
hasard nous fait découvrir l’objet vers
lequel la nature nous a dirigés. Voilà
Madame, à peu près tous les principes
de dérangement et de trouble,
qui peuvent agir sur la tête d’une
femme, et je crois pouvoir indiquer
des moyens d’y remédier, quand on
m’en fait l’aveu, ou quand j’ai le temps de les connaître par moi-même
à l’aspect des symptômes, dont l’expérience
et l’observation m’ont donné
la sûre indication. Je puis d’avance
être assuré que plusieurs de ces causes
vous sont étrangères ; par exemple
vous ne connaissez pas les tourmens
de la jalousie, faite pour l’inspirer sans
cesse à celui qui est assez heureux pour
avoir le droit de l’être. Ceux de l’envie
vous sont inconnus ; vous ne pouvez
être un instant inquiète en vous
regardant, en regardant les autres.
Je ne parlerai pas de la domination
des sens ; c’est une maladie trop rare,
et les femmes en général prennent la
curiosité pour l’ardeur. Si je parlais
à une autre femme, je ferais entrer la
vanité pour beaucoup dans mes questions ;
mais vous êtes trop supérieure
à ces frivoles prestiges, pour qu’elle
puisse être comptée au nombre des objets qui influent sur vous, et si vous
en étiez susceptible, en considérant
tout ce que la nature a fait pour vous,
en vous comparant aux autres, la vanité
ne serait pour vous qu’une source
de satisfaction. Vous voyez qu’il dépend
de vous à présent, que je continue
ma consultation, et si vous daignez
me dire les symptômes que vous
éprouvez, je m’empresserai d’apporter
au mal les remèdes convenables. J’ai
l’honneur d’être etc.
- ↑ Dans le roman de Grandisson.