P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 191-197).
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LETTRE LVIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Si le Marquis m’aime autant que vous le dites, il doit rendre grâces au destin, qui semble être à ses ordres ; il travaille sans cesse à le rapprocher de moi, et à lui donner de nouveaux rapports avec ma famille. Il est venu dîner hier ici, avec le Commandeur, qui a été le chercher pour l’amener avec lui ; mon oncle nous a répété plusieurs fois, qu’il avoit été obligé de lui faire violence, pour le faire venir, et le Marquis, qui craint de me déplaire et de m’embarrasser par de trop fréquentes visites, avait l’air en quelque forte affligé, et bien aise ; les reproches que lui faisait mon oncle étaient une justification, et ses yeux semblaient me dire : ce n’est pas ma faute. Les figures expriment quelquefois ces sentimens contraires. On m’a parlé d’un fameux tableau de Rubens, qui représente une reine de France, qui vient d’accoucher d’un Dauphin ; on voit, dit-on, sur sa figure, l’impression d’une douleur récente, et la satisfaction d’avoir donné naissance à un prince. Je crois que bien souvent un observateur pénétrant aurait pu voir sur mon visage, et le sentiment du plaisir que j’éprouve à l’arrivée du Marquis, et la raison qui m’ordonne d’en modérer l’expression. On a joué, on s’est promené après dîner, et le Marquis étant sorti pour aller voir un cheval que mon père a acheté, je suis rentrée avec ma mère et le Commandeur. Vous connoissez ses plaisanteries sur les femmes, et lui avez cent fois entendu dire qu’elles sont folles ; il a dit à ma mère qu’elle lui avait l’obligation d’avoir des idées justes sur beaucoup d’objets, et ma mère en est convenue, et cela sans aucune flatterie ; car mon oncle a véritablement un sens très-juste, caché en quelque sorte sous une épaisse enveloppe. La plupart des femmes, a-t-il dit, et sur-tout celles qui ont l’imagination vive, auraient besoin qu’on arrangeât leur tête. J’ai ri de ce mot, et j’ai dit qu’il semblait qu’il parlât d’une bibliothèque. Oui, arranger, mettre les choses à leur place, et vous toute la première. Eh bien ! mon oncle, ai-je dit, je vous avoue que je suis de votre avis quelquefois, et que j’ai songé que j’aurais besoin qu’on arrangeât ma tête. Voulez-vous prendre ce soin ? Le Marquis est entré à ces mots ; ma mère lui a répété la conversation, et m’a dit voulez-vous que le Marquis vous rende ce service, puisque vous convenez qu’il vous serait nécessaire. Il a répondu, je ne demande pas mieux ; si madame la Comtesse me le permet, je lui dirai mon sentiment sur la tête des femmes, et elle fera choix de ce qui peut lui convenir. J’ai dit assez froidement qu’il me ferait bien de l’honneur, et mon oncle a ajouté en parlant au Marquis : écrivez-lui et vous me montrerez la lettre. La voiture est avancée et ils sont partis ; le Commandeur me disant, il vous écrira, je veux qu’il vous dise votre fait. Il n’a pas manqué, comme bien vous pensez, à obéir au Commandeur, et voici la lettre qu’il m’a envoyée. Mais que dites-vous, ma chère Émilie, de la bizarrerie de mon sort ; il semble qu’un démon prenne à tâche de multiplier mes rapports avec le Marquis ; il se sert enfin de ma mère, de mon oncle pour l’engager à me faire une déclaration ; il ne tient qu’à moi du-moins de la trouver dans la lettre du Marquis : eh ! qui sait s’il me reste quelque chose à craindre encore. Cela est clair, mais pour vous et pour moi seulement. Je n’imagine pas qu’il attende une réponse, ce serait trop présumer de la bonhommie germanique. Le Marquis a raison de mettre au nombre des causes qui troublent la tête des femmes, une inquiétude vague, qui ne se dissipe que lorsque le hasard leur fait découvrir l’objet vers lequel la nature les dirige ; mais cette inquiétude n’est que vague, comme il le dit, et le véritable trouble, selon moi, commence lorsque cet objet est trouvé, et que des obstacles difficiles à vaincre, empêchent qu’on se réunisse à lui ; et, quel doit être le désordre d’une tête, pour me servir des expressions du Marquis, lorsqu’il se trouve entre une femme et cet objet une barrière insurmontable ! Adieu, ma chère amie ; vive cent et cent fois l’amitié, elle ne trouble jamais l’ame, c’est un jour pur et doux qui suffit pour éclairer sans éblouir. Que je plains les malheureuses, sur lesquelles un violent sentiment exerce tout son empire ! et combien je vois avec une sorte de crainte, qu’il y a souvent une fatalité pour les femmes, qui les environne de pièges, et finit par les y faire tomber si elles se confient trop en elles-mêmes, si elles perdent de vue les principes de la plus sévère raison ! Vous m’approuverez, je crois, et ne me trouverez pas pédante, quand je dirai, qu’en pareil cas, il ne faut jamais composer avec le devoir, et qu’il est plus facile de s’abstenir que de se contenir.

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