L’Émigré/Lettre 058
LETTRE LVIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Si le Marquis m’aime autant que vous
le dites, il doit rendre grâces au destin,
qui semble être à ses ordres ; il
travaille sans cesse à le rapprocher
de moi, et à lui donner de nouveaux
rapports avec ma famille. Il est venu
dîner hier ici, avec le Commandeur,
qui a été le chercher pour l’amener
avec lui ; mon oncle nous a répété
plusieurs fois, qu’il avoit été obligé de
lui faire violence, pour le faire venir,
et le Marquis, qui craint de me déplaire et de m’embarrasser par de
trop fréquentes visites, avait l’air en
quelque forte affligé, et bien aise ;
les reproches que lui faisait mon oncle
étaient une justification, et ses yeux
semblaient me dire : ce n’est pas ma
faute. Les figures expriment quelquefois
ces sentimens contraires. On
m’a parlé d’un fameux tableau de
Rubens, qui représente une reine
de France, qui vient d’accoucher d’un
Dauphin ; on voit, dit-on, sur sa figure,
l’impression d’une douleur récente, et
la satisfaction d’avoir donné naissance
à un prince. Je crois que bien souvent
un observateur pénétrant aurait pu
voir sur mon visage, et le sentiment
du plaisir que j’éprouve à l’arrivée du
Marquis, et la raison qui m’ordonne
d’en modérer l’expression. On a joué,
on s’est promené après dîner, et le
Marquis étant sorti pour aller voir un cheval que mon père a acheté, je suis
rentrée avec ma mère et le Commandeur.
Vous connoissez ses plaisanteries
sur les femmes, et lui avez cent fois
entendu dire qu’elles sont folles ; il a
dit à ma mère qu’elle lui avait l’obligation
d’avoir des idées justes sur
beaucoup d’objets, et ma mère en est
convenue, et cela sans aucune flatterie ;
car mon oncle a véritablement
un sens très-juste, caché en quelque
sorte sous une épaisse enveloppe. La
plupart des femmes, a-t-il dit, et
sur-tout celles qui ont l’imagination
vive, auraient besoin qu’on arrangeât
leur tête. J’ai ri de ce mot, et j’ai
dit qu’il semblait qu’il parlât d’une
bibliothèque. Oui, arranger, mettre
les choses à leur place, et vous toute
la première. Eh bien ! mon oncle,
ai-je dit, je vous avoue que je suis
de votre avis quelquefois, et que j’ai songé que j’aurais besoin qu’on arrangeât
ma tête. Voulez-vous prendre
ce soin ? Le Marquis est entré à ces
mots ; ma mère lui a répété la conversation,
et m’a dit voulez-vous
que le Marquis vous rende ce service,
puisque vous convenez qu’il vous serait
nécessaire. Il a répondu, je ne
demande pas mieux ; si madame la
Comtesse me le permet, je lui dirai
mon sentiment sur la tête des femmes,
et elle fera choix de ce qui peut lui
convenir. J’ai dit assez froidement
qu’il me ferait bien de l’honneur, et
mon oncle a ajouté en parlant au
Marquis : écrivez-lui et vous me montrerez
la lettre. La voiture est avancée
et ils sont partis ; le Commandeur
me disant, il vous écrira, je veux
qu’il vous dise votre fait. Il n’a pas
manqué, comme bien vous pensez, à
obéir au Commandeur, et voici la lettre qu’il m’a envoyée. Mais que
dites-vous, ma chère Émilie, de la
bizarrerie de mon sort ; il semble
qu’un démon prenne à tâche de multiplier
mes rapports avec le Marquis ;
il se sert enfin de ma mère, de mon
oncle pour l’engager à me faire une
déclaration ; il ne tient qu’à moi du-moins
de la trouver dans la lettre du
Marquis : eh ! qui sait s’il me reste quelque chose à craindre encore. Cela
est clair, mais pour vous et pour moi
seulement. Je n’imagine pas qu’il attende
une réponse, ce serait trop
présumer de la bonhommie germanique.
Le Marquis a raison de mettre
au nombre des causes qui troublent
la tête des femmes, une inquiétude
vague, qui ne se dissipe que lorsque le
hasard leur fait découvrir l’objet vers
lequel la nature les dirige ; mais cette
inquiétude n’est que vague, comme il le dit, et le véritable trouble, selon
moi, commence lorsque cet objet est
trouvé, et que des obstacles difficiles
à vaincre, empêchent qu’on se réunisse
à lui ; et, quel doit être le désordre
d’une tête, pour me servir des expressions
du Marquis, lorsqu’il se
trouve entre une femme et cet objet
une barrière insurmontable ! Adieu,
ma chère amie ; vive cent et cent fois
l’amitié, elle ne trouble jamais l’ame,
c’est un jour pur et doux qui suffit
pour éclairer sans éblouir. Que je
plains les malheureuses, sur lesquelles
un violent sentiment exerce tout son
empire ! et combien je vois avec une
sorte de crainte, qu’il y a souvent
une fatalité pour les femmes, qui les
environne de pièges, et finit par les
y faire tomber si elles se confient trop
en elles-mêmes, si elles perdent de
vue les principes de la plus sévère raison ! Vous m’approuverez, je
crois, et ne me trouverez pas pédante,
quand je dirai, qu’en pareil cas,
il ne faut jamais composer avec le
devoir, et qu’il est plus facile de s’abstenir
que de se contenir.