P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 154-190).


LETTRE LVII.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Il faudrait, mon cher Marquis, une sagacité d’esprit supérieure à la mienne, pour faire saisir les nuances les plus imperceptibles de l’altération d’un ordre de choses existant ; en assigner les causes, en prévoir les effets ; mais il est presque impossible de prévoir la durée des effets d’un désordre extrême et général, parce que l’irrégularité des mouvemens égare la vue la plus attentive, et qu’un pays présente alors l’image d’un grand incendie, qui s’alimente sans cesse de nouvelles matières combustibles. Comment alors en fixer le terme et l’étendue ? Cependant je vais tâcher, pour vous satisfaire, de répondre aux questions que vous m’avez faites sur la durée du régime républicain, et sur l’espoir fondé d’une Contre-révolution prochaine ; mais avant d’entrer en matière, je crois devoir jeter un coup d’œil rapide sur les temps antérieurs à l’époque actuelle, afin de faire voir par quelles gradations de sentimens et d’événemens a été établi le plus monstrueux système. Dès qu’on eut publié le catéchisme politique intitulé les droits de l’homme, la multitude, à qui l’on ne parlait que de ses droits, a méconnu ses devoirs ; cet étrange recueil d’idées métaphysiques, sur un objet qui exige le développement le plus clair, des idées les plus simples, a servi de tocsin à la Révolution[1], on a dit au peuple qu’il étoit souverain, et semblable à un puissant monarque, il a eu des favoris et des flatteurs, qui se sont empressés de se détruire les uns les autres ; pour jouir exclusivement de sa puissance, ils ont exalté ses fougueuses passions et abusé de sa force suprême. Néron disait : je voudrais que les hommes rassemblés n’eussent qu’une seule tête, pour pouvoir la couper. La Révolution a fait le contraire, elle a composé un Néron d’une multitude immense d’hommes. Dans toutes les révolutions que présente l’histoire, les peuples ont passé de la haine d’un souverain cruel et tyrannique, à la haine de l’autorité pour la limiter ; dans la révolution de la France, la marche a été en sens contraire, le peuple satisfait du monarque, auquel il ne pouvait rien reprocher, a commencé par attaquer le pouvoir souverain dont il n’abusait pas ; dans les autres révolutions, le souverain a fait ses efforts pour conserver son autorité et irrité les peuples par sa résistance, dans la révolution Française, le monarque a enhardi la multitude par sa condescendance à ses désirs, et s’est fait en quelque sorte son complice contre ses propres intérêts. Les passions, c’est-à-dire, la vengeance et la haine ont été les principes des autres révolutions, et leurs auteurs ont été ensuite amenés à former un système de gouvernement ; on a commencé en France par former un système qui a ouvert un vaste champ aux plus violentes passions. Le peuple Français, extrême dans ses idées et séduit par ses orateurs, a regardé le pouvoir du monarque comme une usurpation de ses droits, et a voulu être souverain. Ses représentans ont projeté une constitution dont ils ont tracé quelques articles, et ce qu’aucun tyran n’a imaginé, ces étranges législateurs ont exigé du peuple, à deux reprises, de jurer fidélité et obéissance à une constitution qui n’était pas achevée, d’être soumis à des lois qui n’étaient pas même encore dans la pensée des législateurs. Depuis la translation du Roi à Paris, il n’y a pas eu de gouvernement, et celui que l’assemblée constituante avait incomplètement formé, semblait, attentivement considéré, être un échafaudage d’états fédératifs ; en effet, chacun des 83 départemens avait une organisation complète, sans être, pour se mouvoir, déterminé nécessairement par une impulsion supérieure. Chacun de ces départemens pouvait donc s’isoler et former des associations sans aucun lien de dépendance. Le monarque était réduit à un rôle passif, et tout le royaume était au contraire dans une perpétuelle action ; les municipalités étaient composées de neuf cents mille citoyens, et les assemblées primaires, et les quatre-vingts-trois assemblées de département, mettaient en mouvement des millions de citoyens. Ce qui distinguera à jamais la révolution Française, et servira en même temps à expliquer la rapidité de son mouvement, et le degré d’effervescence et de fureur qui a embrasé électriquement les esprits, c’est la formation de l’assemblée des Jacobins. Il est inoui qu’il y ait en même temps une double assemblée, ayant ses orateurs, ses secrétaires, prenant ses délibérations au milieu d’une foule de spectateurs, traitant enfin à l’avance de toutes les questions de la législation et de la politique extérieure, et des diverses parties de l’administration. Le prétexte de former l’esprit public fit inventer cette association inouie, qui eut bientôt dans tout le Royaume des affiliations, et usurpa le sceptre de l’opinion. Elle hâtait ou retardait la marche des affaires, et donnait le signal des vengeances. Ses délibérations proscrivaient les hommes justes et éclairés, ceux qui avaient une fortune et un rang qui leur faisaient craindre un renversement général, et purifiaient de tout crime les êtres abjects et flétris, auxquels les témoignages d’un zèle fanatique ouvraient la voie des richesses et des honneurs. Un ensemble effrayant de moyens, s’est trouvé réuni dans la société des Jacobins, par la précision de volonté qui est résultée de la plus prompte communication de leurs sentimens dans les provinces, et par l’exécution rapide de leurs décisions : cette assemblée était un puissant levier, qui faisait tout mouvoir au même instant dans le Royaume, à mesure que la foiblesse de la résistance et la mobilité impétueuse de l’esprit Français, prêt à tout adopter, ont enhardi la faction des Jacobins, et étendu l’horizon de leur plan destructeur. Ils ont conçu bientôt l’idée d’abattre l’arbre de la Royauté, dont la constitution n’avait que coupé plusieurs racines. La Convention nationale substituée à l’assemblée Constituante, et à celle appelée Législative, s’est occupée sans relâche de ce plan, et du projet d’un attentat sans exemple. Marie Stuart était criminelle ; mais son jugement était illégal. Celui de Charles I, tout atroce qu’il est, avait un prétexte dans l’extension que ce monarque avait tenté de donner à l’autorité royale, et les plus fortes atteintes portées à la liberté et à la propriété ; mais, il n’y avait pas d’exemple de l’assassinat juridique d’un monarque sans vices et sans passions. La monarchie fut enterrée avec l’infortuné Louis XVI, la République proclamée, et bientôt après fut inventé le gouvernement Révolutionnaire. Le despotisme de la Convention laissait subsister des formes de procéder. La liberté, la propriété individuelle étaient en apparence respectées par cette assemblée ; mais sous le gouvernement Révolutionnaire, l’arbitraire fut établi en loi, l’injustice fut consacrée ; jusque datum sceleri. Alors le soupçon fut établi en preuve, et la modération inscrite au rang des plus grands crimes. Enfin l’avidité et la haine firent disparaître tout sentiment d’humanité. On essaye tous les jours de combler l’abyme que creuse la plus effrénée prodigalité, par la dépouille de nouvelles victimes, et la terreur étant devenue le seul moyen de gouverner, l’homme subjugué par ce sentiment, ferme son cœur à toute affection, qui lui ferait partager les dangers d’un autre, à la compassion même, dont les plus légers symptômes paraîtraient une improbation de la tyrannie ; circonscrit dans le sein de la conversation, il ne fait que garder le plus profond silence, ou multiplier les témoignages d’un zèle hypocrite pour tromper l’œil vigilant des tyrans. La prétendue République est soumise à un tribunal despotique appelé comité de salut public, et ce tribunal, asservi à un féroce despote dont il suit aveuglément l’impulsion.

Tout gouvernement est fondé sur la justice, comme toute religion sur une bonne morale, et dès qu’on s’éloigne de cet immuable principe pour y substituer celui de la crainte, on erre sur une mer sans rivage, la terreur a besoin d’être sans cesse entretenue, et la cruauté qui n’est, pour ceux qui gouvernent, qu’un moyen de satisfaire leurs passions, devient un principe politique, et le seul ressort du gouvernement. Dès-lors on ne fait plus où s’arrêter ; le nombre des victimes doit s’accroître de jour en jour, et si l’on supposait la durée d’un pareil régime, la Convention finirait par régner sur un désert. L’obscur et vil tyran de la France, semblable à ces animaux qui sortent de leur antre pour désoler un pays, doit succomber, soit sous les coups d’une main vengeresse, comme Marat, soit par la hâche des bourreaux qu’il lasse ; mais il peut aussi s’élever sur des monceaux de cadavres à la Dictature, et sous le nom de Protecteur ou tout autre, tenir seul pendant quelque temps les rênes du gouvernement. Si cet infame tyran expire par un assassinat, ou est immolé par la haine de ses rivaux de pouvoir, le gouvernement appelé Révolutionnaire sera à l’instant remplacé par un régime modéré. Ceux qui opéreront cette révolution s’empresseront d’arrêter l’effusion du sang, et plusieurs dont les mains en seront encore teintes, seront les apôtres du modérantisme, après avoir été les conseillers et les agens du terrorisme. Si au contraire, le tyran parvenait à usurper le souverain pouvoir, il ne pourrait le conserver que par les mêmes moyens qu’il l’aurait acquis ; qui peut dire le temps que durerait ce monstrueux pouvoir ? Cromwel tout grand homme qu’il était, et bien moins barbare, Cromwel, qui sut couvrir d’éclat ses crimes, et faire respecter sa nation plus qu’elle ne l’avait jamais été, touchait, au moment où il est mort, au terme de sa puissance. Le scélérat qui croirait en France suivre ses traces, durerait bien moins dans le poste suprême où il se serait élevé ; mais combien deux ou trois ans sont un long espace de temps, quand l’effroi et la douleur en marquent tous les instans ! voilà le possible ; le vraisemblable est que le monstre, qui gouverne, ne pourra échapper au fer d’un assassin ou à la hache qui ne peut s’émousser dans ses mains. Sa mort serait le terme du régime révolutionnaire, mais ne sera pas peut-être celui de la démocratie ; peut-elle s’établir sur des bases durables ? C’est dans l’histoire des anciennes républiques, c’est dans l’examen des différences prodigieuses de mœurs, de temps et de lieux qu’on peut trouver la solution de cette question. La démocratie n’a jamais existé que chez des nations peu nombreuses, où le peuple pouvait s’assembler fréquemment, et une grande partie de ceux qui habitaient ces pays était composée d’esclaves ; il en résultait que la populace était moins nombreuse ; les usages et les mœurs rapprochaient toutes les classes des citoyens, et tenaient de la simplicité caractéristique des premiers peuples. On voit dans Théophraste, les citoyens d’Athènes aller eux-mêmes acheter de la viande, des fruits, des légumes, et les rapporter dans leurs maisons. Les rouages de la machine politique étaient peu nombreux en raison de la moindre quantité d’habitans. Le territoire était circonscrit ; les divers gouvernemens de la Grèce se prêtaient un mutuel secours pour se défendre de l’invasion ; mais enfin, ces démocraties ressemblaient-elles au barbare et chimérique gouvernement que les Français ont imaginé ? Non certes ; car il n’y avait pas d’égalité ; la noblesse et la naissance étaient considérées des citoyens comme un grand avantage, et Alcibiade, tantôt adoré et tantôt persécuté par une multitude aveugle, était fort au-dessus des autres citoyens ; brillant de tous les dons de la nature, il réunissait la double Aristocratie des richesses et de la naissance. Les orateurs démagogues, présentent au peuple l’exemple de la république Romaine, triomphante pendant trois siècles ; mais peu instruits des ressorts de ce gouvernement et des différences des temps et des mœurs, ils ne voient pas que c’est à la force de la puissance exécutrice qu’il devait ses succès ; que le consul substitué aux rois était un véritable monarque, et qu’à mesure que le tribunal, qui était le principe et l’appui de la démocratie, a pris de la consistance, Rome a été livrée à une guerre intestine ; mais si les Romains ont passé de la monarchie à une république, peut-on croire que ce changement de régime eût été possible dans les temps où Rome regorgeait de richesses, où le luxe avait corrompu tous les esprits, où les riches n’étaient occupés que de jouir, où le peuple, devenu la plus vile populace, ne demandait qu’à être nourri sans travail, et amusé par des spectacles ? C’est lorsque les Romains étaient pauvres que la république a été établie, et les hommes les plus vertueux en ont été les fondateurs. Les anciens Romains n’ont pas été pauvres parce qu’ils étaient vertueux, mais vertueux parce qu’ils étaient pauvres. Les Français diront sans doute qu’au sein du luxe et de la mollesse, le feu divin de la liberté a épuré leurs ames ; qu’au milieu des richesses, et dans une Capitale, qui égale Rome pour la corruption, ils développent le plus grand courage, et que la liberté a eu de nombreux martyrs. Quelle preuve résulte de ces élans aux yeux de l’observateur éclairé ? qu’ils sont vivement épris de la liberté. Ah ! croyons-en l’expérience et la raison, elles attestent que les vertus ne sont point isolées, et celui-là, ne peut aimer cette liberté qui a été la chimère des peuples anciens et peu avancés, qui s’abandonne à tous les excès, qui viole les propriétés, immole ses semblables, pour les dépouiller de leur or, et court le prodiguer en débauches. Laissant les harangues pompeuses d’orateurs revêtus de marques hypocrites, et ces motions dans lesquelles l’esprit et le talent de jour en jour plus exercés, parlent avec art le langage de la vertu, interrogez, dirai-je aux Français, les mœurs des apôtres de la liberté. Me citerez-vous Mirabeau, que ses vices avaient conduit de prison en prison, condamné à périr sur un échafaud, subsistant d’emprunts, errant de contrée en contrée pour se soustraire à ses créanciers et au glaive de la loi, faisant des libelles pour fournir à ses débauches ; Mirabeau interdit comme dissipateur, mis au rang des législateurs de la nation par la plus vile populace, enivré de noblesse et se confondant parmi le peuple, pressé par la soif de l’or et par la manie de la célébrité ? Citerez-vous le duc d’Orléans, réputé immoral dès sa jeunesse par les hommes les moins scrupuleux, également dégradé par ses débauches et par sa cupidité, et n’ayant du Régent son aïeul, que les vices. Scorta et feminas volvit animo, et hæc principatus premia putat.

Croit-on que la religion chrétienne eût pu s’établir, si ses fondateurs avaient eu les mœurs du pape Alexandre VI ?

Les Républicans méprisent le gouvernement Anglais, et le roi d’Angleterre leur paraît trop puissant, il y a des nobles, et le peuple n’a pas assez d’influence. Cependant le gouvernement Romain et celui des Anglais sont les seuls qui ayent dû leurs succès et leur grandeur à leur constitution ; les autres ont dû leur plus grande prospérité à ceux qui en ont tenu les rênes ; mais l’art d’attacher les hommes au régime qui les gouverne, et de le renforcer par leurs efforts, quoique souvent en sens contraire en apparence, n’a été le partage que de ces deux peuples. C’est ainsi que le pont de César[2] sur le Rhin était construit de manière que plus le fleuve était violent et impétueux, et plus le pont se renforçait et s’affermissait.

Je vous ai prouvé, je crois, que la démocratie ne pouvait former pour la France un gouvernement durable ; votre autre question consiste à savoir si la Contre-révolution doit être regardée comme prochaine ; elle était vraisemblable l’année passée, et elle était faite, si les armées étrangères étaient entrées en campagne trois mois plutôt, si elles avaient été aussi fortes en nombre qu’on l’avait annoncé, si les commandans des places, sur lesquels on comptait, n’avaient pas été déjoués par le retard de l’arrivée des troupes, et l’indiscrétion qu’on a eue de se vanter de leurs résolutions. Si les armées Françaises avaient enfin passé en partie dans le camp Prussien, comme on s’en était flatté. Tout cela a manqué, les Français se sont aguerris, l’entrée des troupes étrangères sur leur territoire a exaspéré les esprits, et le gouvernement a mis à profit ce ressentiment pour trouver des défenseurs. Il est une vérité rebattue, c’est que la Contre-révolution ne peut se faire qu’en France, et pour juger si elle est prochaine, il faut examiner la disposition des esprits. Parmi les habitans de Paris, faibles, légers, indolens la plus grande partie, les gens riches ou aisés désiraient intérieurement, l’année passée, le retour de la monarchie, pour assurer leur fortune ; mais ils craignaient la transition, et semblables à ces malades, qui ne peuvent supporter l’idée d’une opération douloureuse qui doit les sauver, ils se familiarisaient avec leurs maux. L’abondance passagère que produisaient les assignats, le luxe et les plaisirs les endormaient près du volcan dont l’explosion était prochaine. Aujourd’hui, stupides de terreur, ils attendent comme de vils animaux qu’on les conduise à la mort. C’est une chose remarquable dans la Révolution, que le courage passif et la résignation, tandis que rien n’est plus rare qu’un courage actif et entreprenant. Des gens riches, il faut passer aux classes inférieures dont les dispositions sont différentes ; on ne peut se dissimuler que les hommes qui les composent ont du être, en général, favorables au maintien du régime républicain ; ils sont flattés d’une égalité chimérique, ils s’enorgueillissent d’avoir part aux affaires publiques, et de voir choisir parmi eux les commandans des armées, les ministres et les représentans de la nation. Ils sont exposés à la vérité dans la lutte des diverses factions, à être victimes de celle qui domine, et le sang des Démocrates n’est point épargné ; mais l’atroce système de la terreur leur paraît un orage terrible et passager, et ils soupirent après sa fin pour jouir en paix des avantages d’un régime qui rétablit l’homme dans ses droits ; et il n’en serait pas de même si la royauté n’était devenue un être abstrait pour eux ; si dans quelque partie du royaume, il existait un roi qui fixât les regards. C’est un axiome en philosophie que l’objet meut la puissance, et la vérité de cet axiome se confirmerait, on parlerait de ce roi, on en citerait des traits de bienfaisance, de grandeur d’ame, et ces récits exciteraient l’enthousiasme ; chaque jour la crainte des barbaries démocratiques, la mobilité du caractère Français, le souvenir ranimé des anciens temps, ramèneraient aux pieds du roi des sujets repentans et soumis, et l’horizon de son royaume s’étendrait par la soumission successive de plusieurs provinces à l’autorité légitime. Il faut aux hommes des individus qu’ils puissent aimer ou haïr, et si l’on suppose Henri IV. hors du royaume, et sans moyens d’agir, les Guises usurpaient incontestablement sa couronne. Il est inutile de parler des dispositions de la Convention, elles sont faciles à juger d’après ses intérêts, et ils consistent à maintenir un ordre de choses qui seul peut couvrir ses excès, seul, les absoudre des plus grands attentats.

Ces détails vous prouveront, je crois de plus en plus, que c’est en France que peut s’opérer la Contre-révolution, et que le système atroce qui règne, doit favoriser le retour à l’ancien régime ; mais qu’il faut offrir au peuple une bannière sous laquelle il puisse se rallier. Les armées étrangères peuvent amener cette favorable circonstance ; mais ce n’est pas en se bornant à agir sur les frontières, c’est en se portant dans l’intérieur, dans la Capitale, s’il est possible ; c’est en formant dans la France un établissement ; en disant : c’est ici la véritable France. Là, se rendraient les princes, la noblesse et le clergé ; là, on appellerait tous les amis de l’ordre et de la justice. Qu’on juge par les efforts qu’il faut employer pour l’armée de la Vendée, composée de gens mal armés, de paysans, d’ouvriers n’ayant ni chefs accrédités, ni artillerie, des progrès que ferait une armée de gens valeureux, et si vivement intéressés au rétablissement de l’ordre.

Un tel plan est peut-être au moment d’être réalisé, et les plus favorables circonstances se joignent à ce que j’expose ; les Anglais sont maîtres de Toulon, Lyon est en insurrection. La prise de Toulon a porté la terreur dans les esprits, et si les Anglais peuvent s’y maintenir, et les armées de terre se renforcer ; si les Princes et les Émigrés se rendent à Toulon, et cela paraît possible au moyen de la flotte Anglaise, la Provence peuplée d’hommes passionnés et mobiles sera dans peu soumise. Les montagnes qui s’étendent d’Aix à Toulon offrent des camps inexpugnables, et bientôt de Toulon à Lyon il n’y aura qu’un seul souverain. Si cette réunion d’heureuses circonstances est sans effet, on se battra au dehors, on prendra des villes de part et d’autre, les succès se balanceront, les Français triompheront souvent à force de prodiguer des hommes, et par leur nombreuse artillerie ; alors quel espoir peut rester ? Celui d’une insurrection en faveur du jeune roi, qui peut être déterminée par l’or des Anglais. Une grande partie du peuple pourrait se porter au Temple, proclamer Louis XVII, et si à la tête de cette insurrection se trouvait un homme qui eût du génie et de la valeur, la contre-révolution serait opérée, et bientôt affermie par l’adhésion de quelques provinces et l’appui des armées étrangères. Si l’on ne profite pas de la surprise de Toulon, si l’on n’opère rien de décisif, ce sera de l’épuisement des Français, prodigues d’hommes et d’argent, du discrédit nécessaire de leurs assignats, et de la disette que doit occasionner l’interruption du commerce, qu’il faudra attendre un autre ordre de choses. Il n’est point de puissance humaine qui puisse soutenir un papier monnoie. L’Amérique sans luxe, et dont les habitans avaient des mœurs ; l’Amérique, animée d’un véritable patriotisme, et qui n’avait pas à faire des dépenses comparables à celles de la France, n’a pu empêcher la dépréciation absolue de son papier. La France a multiplié le sien et le multipliera à l’infini, parce que son caractère est d’abuser de tout. La terreur aujourd’hui soutient seule les assignats, au moment où cessera cet affreux système, où la loi tyrannique et destructive du maximum sera abolie, la décadence des assignats sera extrême, et le numéraire de la France étant enfoui, ayant disparu entièrement de son sein, il ne lui restera aucune ressource ; elle présentera alors un exemple unique dans l’histoire, celui d’un grand peuple qui aura consumé son propre pays, sacrifié la jeunesse qui devait renouveler les races actuelles, détérioré son sol, attaqué dans son principe tout genre de reproduction ; converti en monnoie tous les métaux, vu disparaître cette monnoie, et créé un signe artificiel pour la suppléer qui sera devenu sans valeur. Il me semble que dans un tel état, elle sera forcée à faire la paix ; mais rien n’est moins certain que l’époque. Le désespoir peut lui prêter de nouvelles forces, et ses efforts sont incalculables : privé de numéraire pour solder ses armées dans les pays étrangers, le gouvernement abandonnera à ses troupes, pour solde, le pillage des pays qu’ils envahiront ; alors une nouvelle et puissante impulsion animera leurs esprits, celle de la rapine ; les églises, les palais, les maisons des banquiers seront leur caisse militaire ; les boutiques des marchands, les greniers des propriétaires seront leurs magasins. L’enthousiasme qui ajoute à la valeur une prodigieuse activité, et l’espoir du pillage qui la porte à l’extrême, doivent l’emporter sur la valeur des troupes disciplinées. Ces hordes barbares peuvent donc avoir les plus brillans succès, et semblables à ces torrens, qui dans leur course rapide charient les métaux, entraîner également les richesses numéraires des nations. Bientôt, ils exciteront parmi les peuples une terreur panique, qui les fera voler au devant de leur joug ; et tandis que leurs succès les animeront de plus en plus, et que leurs effets s’augmenteront par leurs effets, ils décourageront leurs ennemis déconcertés par la témérité de leurs entreprises. Les Français sacrifieront les hommes avec profusion, et en auront long-temps de nouveaux, pour recruter leurs années ; parce que l’espoir du pillage et l’amour de la licence feront accourir de tout côté sous leurs étendards. Peut-être, dira-t-on, que la science militaire leur manquera ; mais cette science est-elle aussi profonde qu’on le croit ? De jeunes princes sans expérience ont eu les plus grands succès ; à quoi les attribuer si ce n’est à de rapides conceptions, qui n’ont pas besoin d’être étayées d’un long apprentissage, et à l’enthousiasme communicatif d’un jeune homme ardent et passionné pour la gloire, qui sait inspirer un grand dévouement pour sa personne. Tous les peuples dans tous les temps ont eu une science militaire, et une discipline quelconque ; mais il s’est aussi trouvé dans plusieurs époques, des peuples, qui, dédaignant cette discipline, forts de leur nombre et enivrés du fanatisme religieux ou de celui de la liberté, et animés de l’espoir de piller de riches contrées, ont triomphé du savoir et de la discipline. C’est ainsi, que les troupes de Mahomet ont soumis une grande partie de l’Asie. Mais si la lutte des Puissances qui ont des troupes aguerries, peut n’avoir pas de succès, lorsqu’elles font en opposition avec les Français, que sera-ce de l’Italie sans troupes, sans places, sans défense ; amollie par le luxe, et sans attachement pour son gouvernement ? Quel prodigieux butin, que de trésors offrent ces contrées, à l’avide rapacité des Français ! et quel délice pour l’impiété et la licence effrenée, que de pouvoir attaquer la religion dans ses foyers, humilier son chef au milieu de la métropole du monde chrétien, et jusques sur la chaire pontificale. Vous voyez que rien n’est si incertain que l’époque de la paix, et qu’il est bien difficile d’en prévoir les conditions. Les Puissances fatiguées de la guerre, épuisées d’hommes et d’argent, seront-elles forcées à faire une paix désavantageuse, ou en dicteront-elles les conditions ? C’est d’elles que semble dépendre l’espoir du rétablissement de la monarchie ; si la paix est désavantageuse pour les Puissances, elles n’auront pas le droit de rien exiger ; si elle est avantageuse, satisfaites d’obtenir des indemnités considérables, telles que la restitution ou la cession même de quelques provinces, voudront-elles embarrasser leurs affaires par la complication d’intérêts étrangers à leur cause ; mais si la France république fait une paix quelconque, est-il à présumer que ce régime puisse se consolider et s’affermir sur des bases durables ? l’histoire ancienne, la nature des choses et la topographie de la France, ne permettent pas de le croire, et il ne pourroit avoir quelque durée qu’au moyen du despotisme proconsulaire. Les républiques ressemblent à ces machines qui séduisent exécutées en petit, et ne peuvent l’être avec de grandes proportions. Il est possible que la France s’agite encore quelque temps après la paix dans son intérieur, et s’occupe d’affermir la République ; il est possible qu’elle dure quelque temps ; les monstres, que produit la nature ne peuvent vivre, mais ils ont quelque durée. À ces considérations, il faut ajouter celles qui naissent de la rentrée à la paix, d’une multitude d’hommes dépravés par la licence des camps, et habitués à braver tous les dangers ; ces hommes, incapables d’être ramenés à l’ordre, seront comme les anciens condottieri de l’Italie, aux ordres de celui qui pourra les solder, ou leur faire envisager la perspective d’un grand butin. Mais, parmi ces troupes même, la royauté aura une grande influence ; car quel ordre de choses pourra présenter aux chefs et aux soldats plus d’avantages et de gloire que le rétablissement d’uns monarchie ? Les efforts généreux des troupes animées d’une telle impulsion, affranchiraient de la crainte un peuple consterné, et long-temps égaré, et bientôt la royauté serait par tout proclamée ; l’amour de l’ordre, de la paix, la liberté réelle et la propriété sont essentiellement unis dans l’intérieur des cœurs avec la royauté. Mais il faut un événement qui permette l’explosion de ces sentimens, et cet événement tient à l’habileté et au courage d’un seul homme, peut-être à un hasard heureux, à un désespoir soudain qui se changera en audace. Voilà une bien longue lettre, j’ai parlé du passé et du présent, et n’ai fait qu’effleurer ce qui concerne l’avenir ; le plus vaste champ est ouvert aux conjectures ; mais c’est en conversation seulement que je pourrois m’y livrer avec vous. Adieu, mon cher et jeune ami, vale et ama.

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  1. Un homme d’esprit, à qui l’Abbé Sieyès demandait son sentiment sur cet ouvrage, lui dit à ce sujet un mot plaisant et d’un grand sens : l’ouvrage est excellent, lui dit-il, mais c’est dommage qu’il n’ait pas paru le lendemain de la création.
  2. Les poutres enfoncées dans le lit de la rivière, ne sont point à plomb ; celles qui sont dans la partie supérieure sont pliées au cours de l’eau, et celles de dessous à rebours.