P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 131-142).
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LETTRE LIV.

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la Duchesse de Montjustin
à la
Cesse de Loewenstein.


Je n’ai rien à vous refuser, Madame, et je vais vous faire part de mon sentiment sur ce roman de Clarisse, dont le Marquis vous a fait tant d’éloges. Il ne m’appartient pas certainement, de me faire juge d’un génie aussi étonnant que Richardson ; mais je vous dirai ingénuement ce que j’ai éprouvé, et l’impression qui m’est restée dans l’esprit. Je me souviens que lorsque j’eus commencé la première lecture de cet ouvrage, il y a quatre ou cinq ans, il ne me fut pas possible de m’arrêter, et pressée d’arriver au dénouement, je passai plusieurs détails ; mon intérêt pour l’admirable Clarisse croissait de page en page, et j’étais enchantée de la variété des caractères de tant de personnages, dont chacun a une manière particulière d’être affecté, et des expressions qui lui sont propres ; enfin l’assemblage des qualités des deux acteurs principaux de ce drame sublime, me paraissait ne rien laisser de plus à imaginer à l’esprit humain : en effet, quel plus ravissant spectacle, que celui d’un combat engagé entre une femme d’un esprit supérieur, et dont l’inébranlable vertu n’est mêlée que d’une légère teinte de faiblesse, nécessaire pour la distinguer d’une substance angélique, et un artificieux libertin, comblé des plus heureux dons de la nature, et dont les vices sont mélangés des plus estimables qualités, et revêtus des plus brillantes couleurs ! tels sont les adversaires que l’auteur s’est plu à mettre en opposition, et jamais on n’a mieux proportionné l’attaque et la défense ; mais ce n’était que par momens que je réfléchissais aux talens de l’auteur ; il disparaissait presque toujours, et j’étais au milieu des acteurs ; j’étais au château d’Harlove, et dans le village où se tenait Lovelace pour environner de pièges l’innocence et la vertu ; je voyais, j’entendais tous ses misérables agens s’occuper du succès des affreux complots, dont ils rapportaient avec admiration la gloire à leur dangereux chef. Je suis arrivée enfin, Madame, le cœur oppressé, et fondant en larmes, comme pour un malheur réel, à la plus affreuse catastrophe. Ensuite j’ai véritablement assisté à l’enterrement de l’infortunée Clarisse. Le bruit du char funèbre s’est fait entendre à moi, comme à ses parens, et le son des cloches a pénétré au fond de mon cœur. Voilà, Madame, ce que j’ai éprouvé à ma première lecture, que l’intérêt et la curiosité me pressaient d’achever : je ressemblais à un homme qui ayant fait quelques pas en essayant de descendre une haute montagne, est obligé de courir sans s’arrêter, et je n’ai comme lui contemplé qu’au bas de la montagne, l’espace que j’avais parcouru. C’est alors que réfléchissant, je me suis rendu compte de quelques circonstances qui m’avaient arrêtée un moment en lisant, sans qu’il me fût cependant possible, abandonnée entièrement au sentiment, de raisonner et d’approfondir ce qui me paraissait choquer un peu la vraisemblance. J’ai repris le livre, et c’est alors que j’ai pu juger cet admirable ouvrage que je relis tous les ans. Clarisse est le plus beau caractère qu’on ait jamais tracé, et il est impossible de mettre plus d’art que Richardson, dans l’assemblage des circonstances qui font entrer une personne si vertueuse, si mesurée dans sa conduite, en correspondance avec un jeune homme, dont on attaque fortement la réputation. Ces circonstances la forcent ensuite à quitter avec lui la maison paternelle, et à se confier à son seul appui ; et quel art n’a-t-il pas fallu pour justifier une telle démarche, aux yeux des personnes les plus sévères ? Clarisse a pour Lovelace un goût qu’on appelle conditionnel ; mais qui est aux yeux du lecteur un goût positif, et d’un autre côté son séducteur est épris de la plus vive passion. Richesses, naissance, figure, vertu, tout est réuni dans Clarisse, et il ne peut trouver un plus grand parti. Les parens de Lovelace désirent cette union, et tout conspire enfin en faveur de Clarisse. Que fait cet homme si amoureux ? Il imagine de tenter une épreuve, et de retarder un bonheur qui est en son pouvoir. J’en demande pardon à Richardson ; mais je crois voir un homme dévoré de la plus ardente soif, qui s’amuse à considérer son verre, qui le tourne et retourne de divers côtés. Lovelace veut s’assurer, dit-il, s’il est une femme qui puisse lui résister, et sa passion qui doit l’emporter sur tout, cède à de vains rafinemens d’amour propre ; il se propose, dit-il, de mettre la vertu à l’épreuve ; si celle de Clarisse est solide, elle n’a rien à redouter, et le mariage sera sa récompense, à moins qu’il ne puisse parvenir à lui faire aimer une vie plus libre ; quelques lignes plus bas, il dit qu’il ne veut pas laisser échapper cette incomparable fille. Cette conduite est à mon sens de la plus grande invraisemblance, et il est impossible de croire, qu’un homme amoureux qui n’aspire qu’à la possession d’un objet aimé, qu’un jeune homme aussi emporté dans ses désirs, puisse être assez maître de lui-même, pour suspendre à son gré leur vivacité, et s’amuser à éprouver une femme, dont la vertu n’a jamais été suspecte, et qu’il regarde comme supérieure à tout son sexe. Une telle patience, une si frivole occupation sont, je crois, incompatibles avec l’ardeur d’une violente passion ; ce n’est pas tout, il ne perd, de son propre aveu, jamais l’idée de l’épouser, et que fait cet homme orgueilleux, qui connaît si bien toutes les convenances, qui se montre si délicat sur la vertu, et sur la réputation de la femme qui doit porter son nom ? Il loge celle qu’il destine à cet honneur, dans un lieu infâme ; c’est là qu’il la met sous la garde d’une femme perdue, et l’environne des abominables satellites du vice ; il leur fait part de ses projets, et veut devoir à leurs détestables manœuvres, la possession d’une jeune fille qu’il adore et qu’il respecte comme l’ornement de son sexe. Il sait qu’il en est aimé, il peut l’épouser de l’aveu de ses parens, et contre le gré de la famille de Clarisse, ce qui le met à portée de satisfaire à la fois et son amour propre et sa vengeance, et il perd un temps précieux dans la combinaison et l’emploi de misérables artifices ; Il peut être enfin au comble de ses vœux par sa possession volontaire, et il préfère d’employer une potion assoupissante, qui ne met entre ses bras qu’un insensible marbre. Est-ce là la conduite d’un homme passionné, doué d’un esprit supérieur et de nobles qualités qui couvrent de leur éclat ses dérèglemens, et le font échapper au mépris ? Clarisse, qui joint à la plus inébranlable vertu, une raison supérieure, doit savoir qu’après le malheur qu’elle a eu d’être contrainte, en quelque forte, de fuir avec un homme, il ne lui reste d’autre parti à prendre que de l’épouser au plutôt, et de couvrir du voile du mariage, une démarche téméraire aux yeux du public, qui ne peut être instruit des rigueurs exercées contre elle, et voir par quelle gradation d’événemens elle a été entraînée à fuir de la maison paternelle ; mais Clarisse loin de saisir cette planche unique pour échapper à un naufrage assuré, se livre de son côté à de vaines délicatesses qui l’empêchent de profiter des offres sincères de Lovelace. Son amie, envain, lui représente que sa situation exige qu’elle soit au plutôt l’épouse de son ravisseur, de l’homme qu’elle aime, elle retarde de jour en jour, sans raisons décisives, et lui laisse le temps d’avoir recours aux plus damnables artifices. À chaque instant, à la seconde lecture, je m’impatientais contre elle et contre Lovelace, et je disais à l’une épousez-le demain, à l’autre, épousez donc Clarisse. Enfin je combattais avec tout avantage, je crois, ses retards, et ses irrésolutions, et je trouvais mille moyens pour elle de s’échapper de la demeure du vice, et de se réfugier dans quelque lieu à l’abri des poursuites de Lovelace. Voilà, Madame, ce que j’ai éprouvé à la réflexion, et qui ne m’a pas empêchée d’achever encore avec plaisir la seconde lecture, parce que les beautés de détail sont infinies. Le rôle de Clarisse est sublime, et n’est pas hors de la nature ; mais celui de Lovelace me paraît outré. Ses déclamations et ses emportemens fatiguent quelquefois, et des railleries de mauvais goût viennent se mêler mal à propos à des sentimens de désespoir ou d’adoration. Je vous paraîtrai bien hardie, d’oser critiquer Richardson ; mais enfin vous avez exigé mon sentiment, et je vous le soumets, Madame, pour vous prouver et ma déférence à vos volontés, et ma confiance en votre indulgente bonté. Je finirai par ajouter que je ne crois pas qu’aucun ouvrage renferme une connaissance aussi approfondie du cœur humain, du jeu des passions, de leur langage, de leurs attitudes, des caractères aussi variés et aussi soutenus, des descriptions plus profondes, et d’aussi touchantes leçons de vertu. Adieu, Madame, bien loin de m’accuser de présomption, vous devez me savoir quelque gré de mon obéissance.

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