L’Émigré/Lettre 054
LETTRE LIV.

à la
Cesse de Loewenstein.
Je n’ai rien à vous refuser, Madame,
et je vais vous faire part de mon sentiment
sur ce roman de Clarisse, dont
le Marquis vous a fait tant d’éloges.
Il ne m’appartient pas certainement,
de me faire juge d’un génie aussi
étonnant que Richardson ; mais je
vous dirai ingénuement ce que j’ai
éprouvé, et l’impression qui m’est restée
dans l’esprit. Je me souviens
que lorsque j’eus commencé la première
lecture de cet ouvrage, il y a quatre ou cinq ans, il ne me fut pas
possible de m’arrêter, et pressée d’arriver
au dénouement, je passai plusieurs
détails ; mon intérêt pour l’admirable
Clarisse croissait de page en
page, et j’étais enchantée de la variété
des caractères de tant de personnages,
dont chacun a une manière
particulière d’être affecté, et des expressions
qui lui sont propres ; enfin
l’assemblage des qualités des deux
acteurs principaux de ce drame sublime,
me paraissait ne rien laisser de
plus à imaginer à l’esprit humain : en
effet, quel plus ravissant spectacle, que
celui d’un combat engagé entre une
femme d’un esprit supérieur, et dont
l’inébranlable vertu n’est mêlée que
d’une légère teinte de faiblesse, nécessaire
pour la distinguer d’une substance
angélique, et un artificieux libertin,
comblé des plus heureux dons de la nature, et dont les vices sont mélangés
des plus estimables qualités, et
revêtus des plus brillantes couleurs !
tels sont les adversaires que l’auteur
s’est plu à mettre en opposition, et
jamais on n’a mieux proportionné l’attaque
et la défense ; mais ce n’était
que par momens que je réfléchissais
aux talens de l’auteur ; il disparaissait
presque toujours, et j’étais au
milieu des acteurs ; j’étais au château
d’Harlove, et dans le village où se
tenait Lovelace pour environner de
pièges l’innocence et la vertu ; je
voyais, j’entendais tous ses misérables
agens s’occuper du succès des
affreux complots, dont ils rapportaient
avec admiration la gloire à leur dangereux
chef. Je suis arrivée enfin,
Madame, le cœur oppressé, et fondant
en larmes, comme pour un malheur
réel, à la plus affreuse catastrophe. Ensuite j’ai véritablement assisté à
l’enterrement de l’infortunée Clarisse.
Le bruit du char funèbre s’est fait
entendre à moi, comme à ses parens,
et le son des cloches a pénétré au fond
de mon cœur. Voilà, Madame, ce
que j’ai éprouvé à ma première lecture,
que l’intérêt et la curiosité me
pressaient d’achever : je ressemblais à
un homme qui ayant fait quelques pas
en essayant de descendre une haute
montagne, est obligé de courir sans
s’arrêter, et je n’ai comme lui contemplé
qu’au bas de la montagne, l’espace
que j’avais parcouru. C’est alors
que réfléchissant, je me suis rendu
compte de quelques circonstances qui
m’avaient arrêtée un moment en lisant,
sans qu’il me fût cependant possible,
abandonnée entièrement au
sentiment, de raisonner et d’approfondir
ce qui me paraissait choquer un peu la vraisemblance. J’ai repris le
livre, et c’est alors que j’ai pu juger
cet admirable ouvrage que je relis
tous les ans. Clarisse est le plus beau
caractère qu’on ait jamais tracé, et il
est impossible de mettre plus d’art
que Richardson, dans l’assemblage
des circonstances qui font entrer une
personne si vertueuse, si mesurée
dans sa conduite, en correspondance
avec un jeune homme, dont on attaque
fortement la réputation. Ces circonstances
la forcent ensuite à quitter
avec lui la maison paternelle, et à se
confier à son seul appui ; et quel art
n’a-t-il pas fallu pour justifier une
telle démarche, aux yeux des personnes
les plus sévères ? Clarisse a pour
Lovelace un goût qu’on appelle conditionnel ;
mais qui est aux yeux du
lecteur un goût positif, et d’un autre
côté son séducteur est épris de la plus vive passion. Richesses, naissance,
figure, vertu, tout est réuni dans
Clarisse, et il ne peut trouver un
plus grand parti. Les parens de Lovelace
désirent cette union, et tout
conspire enfin en faveur de Clarisse.
Que fait cet homme si amoureux ? Il
imagine de tenter une épreuve, et de
retarder un bonheur qui est en son
pouvoir. J’en demande pardon à
Richardson ; mais je crois voir un
homme dévoré de la plus ardente
soif, qui s’amuse à considérer son
verre, qui le tourne et retourne de
divers côtés. Lovelace veut s’assurer,
dit-il, s’il est une femme qui puisse
lui résister, et sa passion qui doit l’emporter
sur tout, cède à de vains rafinemens
d’amour propre ; il se propose,
dit-il, de mettre la vertu à
l’épreuve ; si celle de Clarisse est solide,
elle n’a rien à redouter, et le mariage sera sa récompense, à moins
qu’il ne puisse parvenir à lui faire
aimer une vie plus libre ; quelques
lignes plus bas, il dit qu’il ne veut
pas laisser échapper cette incomparable
fille. Cette conduite est à mon
sens de la plus grande invraisemblance,
et il est impossible de croire,
qu’un homme amoureux qui n’aspire
qu’à la possession d’un objet aimé,
qu’un jeune homme aussi emporté
dans ses désirs, puisse être assez maître
de lui-même, pour suspendre à
son gré leur vivacité, et s’amuser à
éprouver une femme, dont la vertu
n’a jamais été suspecte, et qu’il regarde
comme supérieure à tout son
sexe. Une telle patience, une si frivole
occupation sont, je crois, incompatibles
avec l’ardeur d’une violente
passion ; ce n’est pas tout, il ne perd,
de son propre aveu, jamais l’idée de l’épouser, et que fait cet homme orgueilleux,
qui connaît si bien toutes
les convenances, qui se montre si délicat
sur la vertu, et sur la réputation
de la femme qui doit porter son
nom ? Il loge celle qu’il destine à cet
honneur, dans un lieu infâme ; c’est
là qu’il la met sous la garde d’une
femme perdue, et l’environne des
abominables satellites du vice ; il leur
fait part de ses projets, et veut devoir
à leurs détestables manœuvres, la
possession d’une jeune fille qu’il adore
et qu’il respecte comme l’ornement
de son sexe. Il sait qu’il en est aimé,
il peut l’épouser de l’aveu de ses parens,
et contre le gré de la famille
de Clarisse, ce qui le met à portée
de satisfaire à la fois et son amour
propre et sa vengeance, et il perd
un temps précieux dans la combinaison
et l’emploi de misérables artifices ; Il peut être enfin au comble de ses
vœux par sa possession volontaire, et
il préfère d’employer une potion assoupissante,
qui ne met entre ses bras
qu’un insensible marbre. Est-ce là
la conduite d’un homme passionné,
doué d’un esprit supérieur et de nobles
qualités qui couvrent de leur
éclat ses dérèglemens, et le font
échapper au mépris ? Clarisse, qui
joint à la plus inébranlable vertu,
une raison supérieure, doit savoir
qu’après le malheur qu’elle a eu d’être
contrainte, en quelque forte, de fuir
avec un homme, il ne lui reste d’autre
parti à prendre que de l’épouser au
plutôt, et de couvrir du voile du
mariage, une démarche téméraire aux
yeux du public, qui ne peut être
instruit des rigueurs exercées contre
elle, et voir par quelle gradation
d’événemens elle a été entraînée à fuir de la maison paternelle ; mais
Clarisse loin de saisir cette planche
unique pour échapper à un naufrage
assuré, se livre de son côté à de vaines
délicatesses qui l’empêchent de
profiter des offres sincères de Lovelace.
Son amie, envain, lui représente
que sa situation exige qu’elle
soit au plutôt l’épouse de son ravisseur,
de l’homme qu’elle aime, elle retarde
de jour en jour, sans raisons décisives,
et lui laisse le temps d’avoir recours
aux plus damnables artifices. À
chaque instant, à la seconde lecture,
je m’impatientais contre elle et contre
Lovelace, et je disais à l’une épousez-le
demain, à l’autre, épousez donc
Clarisse. Enfin je combattais avec
tout avantage, je crois, ses retards,
et ses irrésolutions, et je trouvais
mille moyens pour elle de s’échapper
de la demeure du vice, et de se réfugier dans quelque lieu à l’abri
des poursuites de Lovelace. Voilà,
Madame, ce que j’ai éprouvé à la
réflexion, et qui ne m’a pas empêchée
d’achever encore avec plaisir la seconde
lecture, parce que les beautés
de détail sont infinies. Le rôle de
Clarisse est sublime, et n’est pas hors
de la nature ; mais celui de Lovelace
me paraît outré. Ses déclamations
et ses emportemens fatiguent quelquefois,
et des railleries de mauvais
goût viennent se mêler mal à propos
à des sentimens de désespoir ou d’adoration.
Je vous paraîtrai bien hardie,
d’oser critiquer Richardson ;
mais enfin vous avez exigé mon sentiment,
et je vous le soumets, Madame,
pour vous prouver et ma déférence
à vos volontés, et ma confiance
en votre indulgente bonté. Je
finirai par ajouter que je ne crois pas qu’aucun ouvrage renferme une connaissance
aussi approfondie du cœur
humain, du jeu des passions, de leur
langage, de leurs attitudes, des caractères
aussi variés et aussi soutenus,
des descriptions plus profondes, et
d’aussi touchantes leçons de vertu.
Adieu, Madame, bien loin de m’accuser
de présomption, vous devez me
savoir quelque gré de mon obéissance.
