L’Émigré/Lettre 053
LETTRE LIII.

à la
Duchesse de Montjustin.
Vous connaissez, madame la Duchesse,
l’enthousiasme du Marquis pour Clarisse.
Je suis occupée à lire cet intéressant
ouvrage, et mademoiselle de
Wergentheim le lit aussi dans ce
moment, pour son plaisir, et afin de
pouvoir nous en entretenir ensemble.
Vous ne m’avez pas paru entièrement
de l’avis du Marquis ; nous voudrions
bien, madame la Duchesse, savoir votre
sentiment, parce que nous pensons que
personne ne peut mieux apprécier un tel ouvrage. Vous avez une mesure
de sensibilité et de raison, qu’il
est bien rare de trouver réunies dans
la même personne ; le Marquis a beaucoup
d’esprit ; mais mon amie prétend
que pour peu que son cœur soit de
la partie, son esprit ne sert qu’à trouver
de spécieuses raisons pour appuyer
ses sentimens. Vous voyez, madame
la Duchesse, que c’est à vous qu’il appartient
d’éclairer le jugement de
deux jeunes personnes, qui voudraient
se former une idée juste d’un ouvrage
aussi célébre. On dira peut-être,
qu’il importe peu de se faire un résultat
exact du mérite d’un roman, et
qu’il faut se contenter de l’impression
qu’il cause, sans s’égarer en vains
raisonnemens, pour savoir si l’on a
raison d’avoir eu du plaisir et d’être
ému ; mais, madame la Duchesse, on
regarde Clarisse comme un ouvrage utile pour la jeunesse, et dès-lors, il
est intéressant de savoir, s’il ne peut
pas induire en erreur et égarer une
jeune personne, qui se croirait justifiée
par l’exemple de l’héroïne de ce roman.
Daignez donc vous prêter à
nos désirs ; le grand monde, où vous
avez vécu de si bonne heure, vous a
donné une expérience anticipée, et
vous ne la devez pas à l’age qui refroidit
le cœur, et dessèche même un
peu l’esprit, en le dépouillant des
fleurs brillantes de l’imagination. Mademoiselle
de Wergentheim disait
il y a quelques jours, en parlant de
cette prompte expérience que donne
l’habitation d’une ville comme Paris,
ou d’une grande cour, qu’elle était
pour une femme d’esprit par rapport à
celles d’une province ou des villes d’Allemagne,
ce que serait pour un militaire
une armée, où l’on est toujours en action, comparée à des garnisons
où l’on fait quelquefois des revues.
Mademoiselle de Wergentheim a
vécu dans des villes de guerre, ainsi
cette comparaison ne vous surprendra
pas, quoique d’une femme. J’aime à
citer souvent mon amie qui a beaucoup
d’ame et d’esprit ; mais je ne
citerai jamais rien d’elle plus volontiers,
qu’une application qu’elle vous
a faite d’un passage d’un auteur ancien,
qui dit en parlant d’une femme,
qu’il regarde comme une des premières
de son sexe. Elle fut honorée dans sa jeunesse, et aimée dans sa vieillesse. Elle prétend que lorsque
vous serez parvenue à un âge avancé,
ce passage pourrait servir d’inscription
à votre portrait. Nous avons un
grand plaisir à lire vos lettres ensemble,
et la discrétion seule nous empêche
de vous presser de les multiplier ; nous respectons d’ailleurs ces ignobles
travaux que vous savez ennoblir.
Il y a bien peu de temps que nous
avons le bonheur de vous connaître ;
mais de grands malheurs excitent un
grand intérêt qui dispose à aimer, et
il est des personnes vers lesquelles,
le cœur se sent entraîné par un invincible
attrait. Agréez, madame la
Duchesse, mon bien tendre attachement,
et l’assurance de la plus haute
considération.
