P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 143-146).
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LETTRE LV.

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le Marquis de St. Alban
au
Président de Longueil.


Un de mes parens, mon cher Président, le comte de Verville, est arrivé hier chez moi dans le plus triste état ; il s’est sauvé de Paris, après avoir été quatre mois caché dans une soupente, chez une blanchisseuse, et de ce misérable refuge, il entendait presque tous les jours hurler un peuple furieux, à l’aspect des chars funèbres qui conduiraient au supplice les victimes de la Révolution. Il a erré depuis, déguisé en maçon, en charretier ; parvenu en Alsace chez son beau-frère, il leur a semblé un revenant ; l’erreur d’un gazetier avait répandu la nouvelle qu’il avait péri sous le fer des bourreaux, et sa sœur ainsi que son mari portaient son deuil, au moment où il l’ont vu paraître. L’état misérable où il était, a fait songer à l’habiller promptement, et on l’a vêtu d’un habit noir qui avait été fait pour son propre deuil. Les aventures chimériques que racontent les auteurs de romans, ne peuvent surpasser celles d’une multitude d’Émigrés. Mon malheureux parent ne put rester chez sa sœur, la garde nationale faisait à chaque instant des visites chez elle, et son séjour exposait la vie de sa sœur ainsi que la sienne. Le hasard l’a conduit à Francfort où je l’ai rencontré ; il part pour Dusseldorf, pour y joindre sa mère, et il s’est chargé de vous porter cette lettre, la description qu’il m’a faite de Paris, inspire de l’horreur pour les habitans de cette infâme Capitale. Le sang coule à grands flots, et les spectacles sont remplis. L’insensible Parisien, qui se rend à la comédie, voit son char brillant heurter la charrette qui conduit des malheureux à la guillotine, et cette rencontre ne lui fait pas plus d’effet que lorsque nous étions arrêtés pour faire place à un convoi. Le fanatisme du peuple est à son plus haut période, et cependant il voit tomber les têtes d’une multitude de gens de sa classe ; chaque jour, la liste des malheureux immolés se distribue, est affichée et est remplie de noms de marchands, d’artisans, de cultivateurs, de domestiques, de cochers de fiacre, et sur la même feuille se trouvent aussi des nobles, des princes, des ducs, des magistrats. La Convention nationale, monstre altéré de sang, dévore indistinctement, et rien ne peut lui échapper par son obscurité, ni l’éblouir par son éclat. Les Parisiens ne parlent que des Romains, dont ils surpassent par leur barbarie, les horribles proscriptions ; ils croient que la démocratie est le plus beau des gouvernemens, et qu’à l’exemple des Romains, ils soumettront tous les peuples par leurs armes ; ils aspirent à plus encore, à les dominer par la pensée, en propageant leur doctrine dans tous les pays. Adieu, mon cher Président, que pensez-vous d’un tel état, peut-il être durable, et croyez-vous que la Contre-révolution soit aussi prompte que plusieurs l’imaginent ?… agréez mon tendre attachement, et mon respect.

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