L’Émigré/Lettre 055
LETTRE LV.

au
Président de Longueil.
Un de mes parens, mon cher Président,
le comte de Verville, est
arrivé hier chez moi dans le plus triste
état ; il s’est sauvé de Paris, après
avoir été quatre mois caché dans une
soupente, chez une blanchisseuse, et
de ce misérable refuge, il entendait
presque tous les jours hurler un
peuple furieux, à l’aspect des chars
funèbres qui conduiraient au supplice
les victimes de la Révolution. Il a
erré depuis, déguisé en maçon, en charretier ; parvenu en Alsace chez
son beau-frère, il leur a semblé un
revenant ; l’erreur d’un gazetier
avait répandu la nouvelle qu’il avait
péri sous le fer des bourreaux, et sa
sœur ainsi que son mari portaient son
deuil, au moment où il l’ont vu paraître.
L’état misérable où il était, a fait songer
à l’habiller promptement, et on l’a
vêtu d’un habit noir qui avait été fait
pour son propre deuil. Les aventures
chimériques que racontent les auteurs
de romans, ne peuvent surpasser
celles d’une multitude d’Émigrés.
Mon malheureux parent ne put rester
chez sa sœur, la garde nationale faisait
à chaque instant des visites chez
elle, et son séjour exposait la vie de
sa sœur ainsi que la sienne. Le hasard
l’a conduit à Francfort où je l’ai
rencontré ; il part pour Dusseldorf,
pour y joindre sa mère, et il s’est chargé de vous porter cette lettre, la
description qu’il m’a faite de Paris,
inspire de l’horreur pour les habitans
de cette infâme Capitale. Le sang
coule à grands flots, et les spectacles
sont remplis. L’insensible Parisien,
qui se rend à la comédie, voit son
char brillant heurter la charrette
qui conduit des malheureux à la guillotine,
et cette rencontre ne lui fait
pas plus d’effet que lorsque nous
étions arrêtés pour faire place à un
convoi. Le fanatisme du peuple est
à son plus haut période, et cependant
il voit tomber les têtes d’une multitude
de gens de sa classe ; chaque
jour, la liste des malheureux immolés
se distribue, est affichée et est remplie
de noms de marchands, d’artisans, de
cultivateurs, de domestiques, de cochers
de fiacre, et sur la même feuille
se trouvent aussi des nobles, des princes, des ducs, des magistrats. La Convention
nationale, monstre altéré de sang,
dévore indistinctement, et rien ne
peut lui échapper par son obscurité,
ni l’éblouir par son éclat. Les Parisiens
ne parlent que des Romains, dont
ils surpassent par leur barbarie, les horribles
proscriptions ; ils croient que
la démocratie est le plus beau des gouvernemens,
et qu’à l’exemple des Romains,
ils soumettront tous les peuples
par leurs armes ; ils aspirent à
plus encore, à les dominer par la pensée,
en propageant leur doctrine dans
tous les pays. Adieu, mon cher Président,
que pensez-vous d’un tel état,
peut-il être durable, et croyez-vous
que la Contre-révolution soit aussi
prompte que plusieurs l’imaginent ?…
agréez mon tendre attachement,
et mon respect.
