L’Émigré/Lettre 049
LETTRE XLIX.

à la
Duchesse de Montjustin.
Je me suis mis à dessiner, ma chère
cousine, depuis quelques jours, et
cela m’a fait venir l’idée que je pourrais
bien aussi mettre mes talens à
profit, comme mon aimable cousine. Je
peins assez bien, comme vous savez,
c’est une ressource contre l’ennui,
jusqu’au moment où c’en sera une
contre le besoin. J’irai à Francfort, pour
me procurer tout ce qui m’est nécessaire
pour exercer mon talent. Nous
nous ferons valoir tous deux, ma cousine ; je dirai, que j’ai une parente
qui fait des fleurs aussi belles que
celles que produit la nature, et vous
direz, que vous avez un cousin qui
fait des tableaux charmans, et excelle
à faire des portraits ressemblans. J’espère
que la Comtesse voudra bien essayer
mon talent, et que je ferai
d’elle un portrait qui fera disparaître
de son sallon, ce vilain barbouillage
qui la déshonore aux yeux de ceux
qui la connaissent. Je ne parlerai de
mon talent que lorsque j’aurai quelque
morceau à montrer. Il serait heureux,
ma chère cousine, de commencer par
vous. Le mérite de l’original ferait
valoir le peintre ; ainsi il ne tient
qu’à vous de me mettre en vogue, et
de me faire joliment gagner ma vie.
J’ai été, il y a huit jours, chez la Comtesse, que j’ai trouvée lisant Clarisse ; elle laisse tout pour cette lecture, et a déjà passé plusieurs nuits entières, sans pouvoir la quitter. Personne n’est plus digne de sentir le prix de cet ouvrage, que l’aimable Victorine. Rien n’échappe à son esprit, rien ne manque son effet sur son cœur. Elle m’a dit, qu’elle ne pouvait parler à présent de l’impression que lui fait Clarisse, que tous les personnages sont en scène sous ses yeux ; qu’elle tremble d’achever, et ne peut s’arrêter ; qu’elle a besoin, pour en parler, de voir dissiper le trouble que lui cause cette lecture. Il me semble, m’a-t-elle ajouté, que ma tête et mon cœur renferment un chaos d’idées et de sentimens qui se pressent et me tiennent en suspens. Il faut que je me remette de l’espèce d’éblouissement que j’éprouve. Dans peu de jours elle aura achevé de lire ses six volumes en entier, elle compte que vous lui ferez le plaisir de lui adresser votre sentiment, qu’elle vous a demandé. Ainsi vous voilà engagée dans une dissertation en règle, et j’espère que vous me permettrez d’en prendre lecture. Adieu, ma très-chère cousine.
