P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 114-117).
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LETTRE XLIX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Je me suis mis à dessiner, ma chère cousine, depuis quelques jours, et cela m’a fait venir l’idée que je pourrais bien aussi mettre mes talens à profit, comme mon aimable cousine. Je peins assez bien, comme vous savez, c’est une ressource contre l’ennui, jusqu’au moment où c’en sera une contre le besoin. J’irai à Francfort, pour me procurer tout ce qui m’est nécessaire pour exercer mon talent. Nous nous ferons valoir tous deux, ma cousine ; je dirai, que j’ai une parente qui fait des fleurs aussi belles que celles que produit la nature, et vous direz, que vous avez un cousin qui fait des tableaux charmans, et excelle à faire des portraits ressemblans. J’espère que la Comtesse voudra bien essayer mon talent, et que je ferai d’elle un portrait qui fera disparaître de son sallon, ce vilain barbouillage qui la déshonore aux yeux de ceux qui la connaissent. Je ne parlerai de mon talent que lorsque j’aurai quelque morceau à montrer. Il serait heureux, ma chère cousine, de commencer par vous. Le mérite de l’original ferait valoir le peintre ; ainsi il ne tient qu’à vous de me mettre en vogue, et de me faire joliment gagner ma vie.

J’ai été, il y a huit jours, chez la Comtesse, que j’ai trouvée lisant Clarisse ; elle laisse tout pour cette lecture, et a déjà passé plusieurs nuits entières, sans pouvoir la quitter. Personne n’est plus digne de sentir le prix de cet ouvrage, que l’aimable Victorine. Rien n’échappe à son esprit, rien ne manque son effet sur son cœur. Elle m’a dit, qu’elle ne pouvait parler à présent de l’impression que lui fait Clarisse, que tous les personnages sont en scène sous ses yeux ; qu’elle tremble d’achever, et ne peut s’arrêter ; qu’elle a besoin, pour en parler, de voir dissiper le trouble que lui cause cette lecture. Il me semble, m’a-t-elle ajouté, que ma tête et mon cœur renferment un chaos d’idées et de sentimens qui se pressent et me tiennent en suspens. Il faut que je me remette de l’espèce d’éblouissement que j’éprouve. Dans peu de jours elle aura achevé de lire ses six volumes en entier, elle compte que vous lui ferez le plaisir de lui adresser votre sentiment, qu’elle vous a demandé. Ainsi vous voilà engagée dans une dissertation en règle, et j’espère que vous me permettrez d’en prendre lecture. Adieu, ma très-chère cousine.

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