L’Émigré/Lettre 048
LETTRE XLVIII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Ce qui est fait est fait, ma chère
Comtesse, vous savez que je n’aime
point à rabâcher, ainsi vous ne serez
point grondée ; je ne gronderais pas
même le Marquis, si j’étais en droit
de le faire ; car enfin il a commencé
par vous obéir, et l’argument qu’il
a employé était assez spécieux ; mais
je conçois sa joie, il croit avoir obtenu
de vous ce portrait, et il croit
bien aussi, être pour quelque chose
dans les larmes que vous avez répandues, en le contemplant, votre
livre à la main. Je ne vous dirai rien,
ma chère amie, sur votre situation ;
serait-ce des leçons que j’entreprendrais
de faire à une femme dont les
principes sont aussi sûrs, et qui est
pénétrée de respect pour ses devoirs ;
à une personne aussi éclairée, qui voit
d’un coup d’œil, plus de faces dans
un objet, que moi en le fixant long-temps ;
à vous, à qui l’instinct d’une
raison supérieure, fait connaître si
clairement, et juger si surement, exprimer
si nettement des choses qui
s’obscurcissent dans les longs circuits
de mes raisonnemens ? Je crois que
vous avez pour le Marquis un attachement
plus vif que ne l’exigerait
votre repos ; mais votre sagesse en
saura réprimer les élans, et votre
amie seule pénétrera au fond de cette
ame si pure, et y lira peut-être, des combats qui ne feront que redoubler
son estime. La nature vous a donné
un cœur sensible ; et l’amitié ne suffit
pas pour en consumer l’activité.
Il est des gens qui prétendent que
chaque être dans l’univers a son pareil
en sentimens, en rapports de
qualités et d’avantages de tout genre,
qu’il ne s’agit que de le rencontrer
pour faire un assortiment complet, et
la plus heureuse union ; je crois que
vous avez rencontré dans le Marquis,
cet être assorti à vous par la nature,
et vos cœurs ont volé l’un vers l’autre ;
mais la barrière insurmontable
des lois et du devoir les sépare, la
gloire du courage vous est réservée,
et le contentement qui naît de la vertu,
sera le prix d’un pénible combat.
À votre place je tâcherais de m’étourdir
sur ma situation, par la dissipation ;
je ferais de fréquens voyages, je m’appliquerais avec plus d’ardeur
au dessin, je ne lirais aucun roman,
aucune pièce de théâtre, et je ferais
mes efforts pour être toujours en
compagnie. Ce ne sont point, prenez-y
garde, des leçons que je vous
donne, mais des avis sur votre repos,
et ce qu’on appelle en médecine,
des remèdes de bonne femme. Les
plus habiles médecins lorsqu’ils sont
malades, en consultent d’autres bien
moins habiles, et cela sans avoir
perdu la tête, parce que dans sa
propre cause, nul n’est un juge bien
intègre ; la crainte et l’espérance
agissent trop fortement sur nous,
lorsque nous avons un grand intérêt,
pour laisser au jugement l’entier
exercice de ses lumières ; mais quand
le cœur est prévenu, qui peut distinguer
surement les inspirations
d’avec les pensées de l’esprit ? La Rochefoucault, que vous n’aimez
pas, a dit : l’esprit est souvent la dupe du cœur. C’est à vous prémunir
contre cet enchanteur, que mon amitié,
peut être bonne en cette circonstance,
et elle ne vous perdra
pas de vue un instant. Adieu, ma
chère Comtesse.