P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 70-77).


LETTRE XLIII.

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la Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Le billet que je reçois de vous, mon cher Marquis, s’est croisé avec une lettre que je vous ai écrite avant-hier, et je me suis empressée aussitôt que vos ordres me sont parvenus de les exécuter. Voici donc un très-beau bouquet pour la fête de la Comtesse, composé de tout ce que j’ai de mieux ; il y a du jasmin d’Espagne double, entre autres, et des héliotropes qui vous paraîtront, je crois, approcher bien près de la nature, et j’ai eu soin d’y faire entrer de l’eau de jasmin et de la vanille, de sorte que l’odeur jointe à la forme et aux couleurs des fleurs, rendra l’illusion presque complette. J’espère que vous me pardonnerez mon amour propre ; il faut bien qu’il trouve un refuge, et le mien s’est allé nicher dans mon art de faire des fleurs. J’ai joint un petit bouquet de grenades, que je vous prie de donner en mon nom au Commandeur ; un autre de pensées pour la digne, et aimable mère de la Comtesse, et une grosse rose avec un petit bouton pour madame de Warberg ; je crois que cela est assez ingénieux ; enfin quelques fleurs aussi pour le père et le mari. À propos de mari, le hasard m’a mise à portée de savoir quelque chose qui vous intéresse et vous fera de la peine ; mais il est nécessaire que vous en soyez instruit. J’ai dîné hier avec fort peu de monde chez un banquier très-honnête et dont j’ai reçu des services, auxquels ma délicatesse a seule mis des bornes. On s’est entretenu après dîner des affaires de France, et des Émigrés, et à ce sujet le frère du maître de la maison a parlé de votre aventure, du bonheur que vous aviez eu de rencontrer le Commandeur et sa nièce, et de tous les soins qu’ils vous ont rendus. Il a fini par ajouter en riant : un de mes amis qui m’a raconté cette histoire, m’a dit : que le mari trouve le Marquis très-reconnaissant. La compagnie à ces mots s’est également mise à rire, et quelqu’un a dit : le comte de Loewenstein craint de passer pour jaloux ; mais il est si attentif à tout ce que dit et fait sa femme, qu’il serait, je crois, difficile d’échapper à ses observations. Personne ne sait mieux que moi, ai-je dit, cette aventure de roman ; mais il y manque le fond, qui est un beau sentiment ; et c’est dommage, car le cadre est parfait. Le Marquis est mon cousin, et le hasard m’ayant conduite pour mon petit commerce à Lœwenstein, chez ses généreux hôtes, il m’a entretenue de toutes leurs bontés, et il ne tarit point dans les effusions de sa reconnaissance ; mais elle porte autant, je vous assure, sur la mère que sur la fille, et tout autant sur le Commandeur. Il aurait été surprenant qu’on n’eût pas arrangé un roman sur cet événement, il n’y en a pas qui y prête davantage. Si monsieur le Comte est porté à être jaloux, il peut aisément prendre les expressions d’un homme pénétré de reconnaissance et ses empressemens, pour des témoignages d’un sentiment plus tendre ; je conviendrai aussi, que s’il ne connaît pas les manières galantes des Français, il peut encore être induit en erreur plus facilement. Mon cousin est du très-petit nombre des gens de son âge, qui retracent cette ancienne galanterie, dont les vieilles femmes regrettent la perte, et qui vient d’une envie générale de plaire, jointe à une grande politesse. Personne ne pourrait, au reste, mieux que moi rassurer monsieur de Loewenstein, car je connais à mon cousin une grande passion qui n’ajoute pas peu au regret qu’il a d’être expatrié. J’ai dit tout cela sans chaleur et avec une sorte de négligence. Tout le monde a été de mon avis sur le ton de galanterie des Français, qui fait supposer qu’ils sont occupés de femmes qui ne les intéressent nullement. Je vous ai fait amoureux pour dérouter encore davantage, et vous voyez que je ne suis pas sans talent pour le rôle de confidente. Ne faites pas cependant trop de dépense en reconnaissance ; la Comtesse est pour les trois quarts et demi dans l’intérêt que j’ai pris dans cette conversation, et dans les craintes qui m’ont occupée. C’est une des personnes pour qui je me suis senti le plus de penchant, et il me semble que je suis son amie depuis plusieurs années ; j’ose me flatter qu’elle partage mes sentimens, ainsi que mademoiselle Émilie, par contre coup. J’ai donc été effrayée pour son repos, des discours qu’on tient sur votre liaison, et qui peuvent revenir à son mari, et sachant par vous-même l’impression qu’elle vous a faite, je tremble des indiscrétions que vous pouvez commettre, soit par l’expression de vos regards, soit par des manières trop empressées, enfin de tout ce qui peut déceler la passion aux yeux d’un homme attentif et intéressé. J’ai été plus loin, et j’ai craint la Comtesse elle-même ; car sans vous faire de complimens, elle peut bien vous préférer innocemment à tout ce qu’elle a vu, sans être éprise de vous, et cette préférence, qui ne tiendra qu’à son goût et à son discernement, peut avoir l’air de venir de son cœur ; enfin, à quels dangers n’est pas exposée une femme qui passe des journées entières avec un jeune homme poursuivi par l’infortune, qui, en disposant un cœur sensible à l’attendrissement, semble frayer vers lui une route plus abrégée ! Je suis rentrée chez moi, mon cher cousin, pour vous faire part, et des discours qu’on tient et de mes réflexions : je sais que vous êtes susceptible de passions violentes ; mais je connais votre honnêteté : songez à votre situation et à celle de la Comtesse, si douce, si paisible, si éloignée des orages des passions. Je sais que des femmes plus aimables que moi vous auraient fait un récit plaisant des inquiétudes d’un vieux comte de Tun-der-then-trunck, qu’elles vous féliciteraient du petit amusement que le sort vous a destiné, en vous conduisant auprès d’une jeune et belle dame de château ; qu’elles vous inviteraient à mériter qu’elle vous dise comme cette dame Allemande, qui trouvait qu’un prince la pressait trop vivement : pour dieu, votre altesse a la bonté d’être trop insolente. Je suis persuadée, mon cousin, qu’au fond de votre cœur vous applaudirez à ma pédanterie. Adieu.

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